LE TALISMAN Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment ou\ les maisons de jeu s'ouvraient, conforme/ment a\ la loi qui prote\ge une passion essentiellement imposable. Sans trop he/siter, il monta l'escalier du tripot de/signe/ sous le nom de nume/ro 36. -- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plai^t ? lui cria d'une voix se\che et grondeuse un petit vieillard ble^me, accroupi dans l'ombre, prote/ge/ par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moule/e sur un type ignoble. Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous de/pouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole e/vange/lique et providentielle ? N'est-ce pas pluto^t une manie\re de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pour vous obliger a\ garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce la police, tapie dans tous les e/gouts sociaux, qui tient a\ savoir le nom de votre chapelier ou le vo^tre, et si vous l'avez inscrit sur la coiffe ? Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre cra^ne et dresser une statistique instructive sur la capacite/ ce/re/brale des joueurs ? Sur ce point, l'administration garde un silence complet. Mais, sachez-le bien, a\ peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, de/ja\ votre chapeau ne vous appar- tient pas plus que vous ne vous appartenez a\ vous-me^me : vous e^tes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. A votre sortie, le JEU vous de/mon- trera, par une atroce e/pigramme en action, qu'il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous appren- drez a\ vos de/pens qu'il faut se faire un costume de joueur. L'e/tonnement manifeste/ par le jeune homme en rece- vant une fiche nume/rote/e en e/change de son chapeau, dont heureusement les bords e/taient le/ge\rement pele/s, indiquait assez une a^me encore innocente; aussi le petit vieillard, qui sans doute avait croupi de\s son jeune a^ge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta- t-il un coup d'oeil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les mise\res de l'ho^pital, les vagabon- dages des gens ruine/s, les proce\s-verbaux d'une foule d'asphyxies, les travaux force/s a\ perpe/tuite/, les expatria- tions au Guazacoalco. Cet homme, dont la longue face blanche n'e/tait plus nourrie que par les soupes ge/latineuses de Darcet, pre/sentait la pa^le image de la passion re/duite a\ son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointe- ments le jour me^me ou\ il les recevait. Semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n'ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir; les sourds ge/missements des joueurs qui sortaient ruine/s, leurs muettes impre/cations, leurs regards he/be/te/s le trouvaient toujours insensible. C'e/tait le Jeu incarne/. Si le jeune homme avait contemple/ ce triste cerbe\re, peut-e^tre se serait-il dit : >> Il n'y a plus qu'un jeu de cartes dans ce coeur-la\! >> L'inconnu n'e/couta pas ce conseil vivant, place/ la\ sans doute par la Providence, comme elle a mis le de/gou^t a\ la porte de tous les mauvais lieux. Il entra re/solument dans la salle, ou\ le son de l'or exerc#ait une e/blouissante fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme e/tait probablement pousse/ la\ par la plus logique de toutes les e/loquentes phrases de Jean-Jacques Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pense/e : <1Oui, je conc#ois qu'un homme aille au jeu, mais>1 <1c'est lorsque, entre lui et la mort, il ne voit plus que son>1 <1dernier e/cu.>1 Le soir, les maisons de jeu n'ont qu'une poe/sie vulgaire, mais dont l'effet est assure/ comme celui d'un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigents qui s'y trai^nent pour s'y re/chauffer, de faces agite/es, d'orgies commence/es dans le vin et de/cide/es a\ finir dans la Seine. Si la passion y abonde, le trop grand nombre d'acteurs vous empe^che de contempler face a\ face le de/mon du jeu. La soire/e est un ve/ritable morceau d'ensemble ou\ la troupe entie\re crie, ou\ chaque instrument de l'orchestre module sa phrase. Vous verriez la\ beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils paye- raient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter a\ bas prix de cuisants regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce (no#) que doit avoir de de/lire et de vigueur dans l'a^me un homme qui attend avec impatience l'ouverture d'un tri- pot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la diffe/rence qui distingue le mari nonchalant, de l'amant pa^me/ sous les fene^tres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pourrez admirer un ve/ri- table joueur qui n'a pas mange/, dormi, ve/cu, pense/, tant il e/tait rudement flagelle/ par le fouet de sa martingale, tant il souffrait travaille/ par le prurit d'un coup de <1trente>1 <1et quarante.>1 A cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraye, des visages qui vous fascinent, des regards qui soule\vent les cartes et les de/vorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu'a\ l'ouverture de leurs se/ances. Si l'Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s'enorgueillit de son Palais-Royal dont les agac#antes rou- lettes donnent le plaisir de voir couler le sang a\ flots sans que les pieds du parterre risquent d'y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette are\ne, entrez ?... Quelle nudite/! Les murs couverts d'un papier gras a\ hauteur d'homme n'offrent pas une seule image qui puisse rafrai^chir l'a^me. Il ne s'y trouve me^me pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est use/, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicite/ des chaises de paille presse/es autour de ce tapis use/ par l'or annonce une curieuse indiffe/rence du luxe chez ces hommes qui viennent pe/rir la\ pour la fortune et pour le luxe. Cette antithe\se humaine se de/couvre partout ou\ l'a^me re/agit puissamment sur elle-me^me. L'amoureux veut mettre sa mai^tresse dans la soie, la reve^tir d'un moelleux tissu d'Orient, et la plupart du temps il la pos- se\de sur un grabat. L'ambitieux se re^ve au faite du pou- voir, tout en s'aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand ve/ge\te au fond d'une boutique humide et mal- saine, en e/levant un vaste ho^tel, d'ou\ son fils, he/ritier pre/coce, sera chasse/ par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus de/plaisante qu'une maison de plaisir ? Singulier proble\me! Toujours en opposition avec lui-me^me, trompant ses espe/rances par ses maux pre/sents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l'homme imprime a\ tous ses actes le caracte\re de l'in- conse/quence et de la faiblesse. Ici-bas rien n'est complet que le malheur. Au moment ou\ le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s'y trouvaient de/ja\. Trois vieillards a\ te^tes chauves e/taient nonchalamment assis autour du tapis vert; leurs visages de pla^tre, impassibles comme ceux des diplomates, re/ve/laient des a^mes blase/es, des coeurs qui depuis longtemps avaient de/sappris de palpiter, me^me en risquant les biens paraphernaux d'une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint oliva^tre, e/tait accoude/ tranquillement au bout de la table, et paraissait e/couter ces pressentiments secrets qui crient fatalement a\ un joueur : -- Oui. -- Non! Cette te^te me/ridionale respirait l'or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, range/s de manie\re a\ former une galerie, attendaient les sce\nes que leur pre/paraient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l'argent et celui des ra^teaux. Ces de/soeuvre/s e/taient la\, silencieux, immobiles, attentifs comme l'est le peuple a\ la Gre\ve quand le bourreau tranche une te^te. Un grand homme sec, en habit ra^pe/, tenait un registre d'une main, et de l'autre une e/pingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C'e/tait un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur sie\cle, un de ces avares sans tre/sor qui jouent une mise imaginaire; espe\ce de fou raisonnable qui se consolait de ses mise\res en cares- sant une chime\re, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes pre^tres avec l'Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spe/culateurs, experts des chances du jeu, et semblables a\ d'anciens forc#ats qui ne s'effraient plus des gale\res, e/taient venus la\ pour hasarder trois coups et remporter imme/diatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux vieux garc#ons de salle se promenaient nonchalamment les bras croise/s, et de temps en temps regardaient le jardin par les fene^tres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en guise d'en- seigne. Le <1tailleur>1 et le <1banquier>1 venaient de jeter sur les ponteurs ce regard ble^me qui les tue, et disaient d'une voix gre^le : -- >> Faites le jeu! >> quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les te^tes se tourne\rent vers le nouveau venu par curiosite/. Chose inoui%e! les vieillards e/mousse/s, les employe/s pe/trifie/s, les spectateurs, et jusqu'au fanatique Italien, tous en voyant l'inconnu e/prouve\rent je ne sais quel sentiment e/pouvantable. Ne faut-il pas e^tre bien malheureux pour obtenir de la pitie/, bien faible pour exciter une sympathie, ou d'un bien sinistre aspect pour faire frissonner les a^mes dans cette salle ou\ les douleurs doivent e^tre muettes, ou\ la mise\re est gaie et le de/sespoir de/cent ? Eh bien, il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces coeurs glace/s quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n'ont-ils pas quelquefois pleure/ sur les vierges dont les blondes te^tes devaient e^tre coupe/es a\ un signal de la Re/volution ? Au premier coup d'oeil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible myste\re, ses jeunes traits e/taient empreints d'une gra^ce ne/buleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espe/rances trompe/es! La morne impassibilite/ du suicide donnait a\ ce front une pa^leur mate et maladive, un sourire amer dessinait de le/gers plis dans les coins de la bouche, et la physiono- mie exprimait une re/signation qui faisait mal a\ voir. Quelque secret ge/nie scintillait au fond de ces yeux voile/s peut-e^tre par les fatigues du plaisir. Etait-ce la de/bauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et bru^lante, maintenant de/grade/e ? Les me/decins auraient sans doute attribue/ a\ des le/sions au coeur ou a\ la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupie\res, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poe\tes eussent voulu reconnai^tre a\ ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passe/es a\ la lueur d'une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l'e/tude et le ge/nie, alte/raient cette jeune te^te, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce coeur qu'avaient seulement effleure/ les orgies, l'e/tude et la maladie. Comme, lors- qu'un ce/le\bre criminel arrive au bagne, les condamne/s l'accueillent avec respect, ainsi tous ces de/mons humains, experts en tortures, salue\rent une douleur inoui%e, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes a\ la majeste/ de sa muette ironie, a\ l'e/le/gante mise\re de ses ve^tements. Le jeune homme avait bien un frac de bon gou^t, mais la jonction de son gilet et de sa cravate e/tait trop savamment maintenue pour qu'on lui supposa^t du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, e/taient d'une douteuse pro- prete/ : enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le tailleur et les garc#ons de salle eux-me^mes frisson- ne\rent, c'est que les enchantements de l'innocence floris- saient par vestiges dans ces formes gre^les et fines, dans ces cheveux blonds et rares, naturellement boucle/s. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice parais- sait n'y e^tre qu'un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d'une impuissante lubri- cite/. Les te/ne\bres et la lumie\re, le ne/ant et l'existence s'y combattaient en produisant tout a\ la fois de la gra^ce et de l'horreur. Le jeune homme se pre/sentait la\ comme un ange sans rayons, e/gare/ dans sa route. Aussi tous ces professeurs e/me/rites de vice et d'infamie, semblables a\ une vieille femme e/dente/e, prise de pitie/ a\ l'aspect d'une belle fille qui s'offre a\ la corruption, furent-ils pre\s de crier au novice : -- Sortez! Celui-ci marcha droit a\ la table, s'y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pie\ce d'or qu'il avait a\ la main et qui roula sur Noir; puis, comme les a^mes fortes, abhorrant de chicanie\res incertitudes, il lanc#a sur le Tailleur un regard tout a\ la fois turbulent et calme. L'inte/re^t de ce coup e/tait si grand que les vieillards ne firent pas de mise; mais l'Italien saisit avec le fanatisme de la passion une ide/e qui vint lui sourire, et ponta sa masse d'or en opposition au jeu de l'inconnu. Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont a\ la longue converties en un cri rauque et inintelli- gible : >> Faites le jeu! -- Le jeu est fait! -- Rien ne va plus. >> Le Tailleur e/tala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indiffe/rent qu'il e/tait a\ la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernie\re'sce\ne d'une noble vie dans le sort de cette pie\ce d'or; leurs yeux arre^te/s sur les cartons fatidiques e/tincele\rent; mais, malgre/ l'attention avec laquelle ils regarde\rent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun sympto^me d'e/mo- tion sur sa figure froide et re/signe/e.-- >> Rouge, pair, passe >>, dit officiellement le Tailleur. Une espe\ce de ra^le sourd sortit de la poitrine de l'Italien lorsqu'il vit tomber un a\ un les billets plie/s que lui lanc#a le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu'au moment ou\ le ra^teau s'allongea pour ramasser son dernier napole/on. L'ivoire fit rendre un bruit sec a\ la pie\ce qui, rapide comme une fle\che, alla se re/unir au tas d'or e/tale/ devant la caisse. L'inconnu ferma les yeux doucement, ses le\vres blanchirent; mais il releva biento^t ses paupie\res, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l'air d'un Anglais pour qui la vie n'a plus de myste\res, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards de/chirants que les joueurs au de/sespoir lancent assez souvent sur la galerie. Combien d'e/ve/nements se pressent dans l'espace d'une seconde, et que de choses dansun coup de de/! -- Voila\ sans doute sa dernie\re cartouche, dit en souriant le croupier apre\s un moment de silence pen- dant lequel il tint cette pie\ce d'or entre le pouce et l'in- dex pour la montrer aux assistants. -- C'est un cerveau bru^le/ qui va se jeter a\ l'eau, re/pon- dit un habitue/ en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous. Bah! s'e/cria le garc#on de chambre en prenant une prise de tabac. -- Si nous avions imite/ monsieur ? dit un des vieil- lards a\ ses colle\gues en de/signant l'Italien. Tout le monde regarda l'heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque. -- J'ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l'oreille : Le Jeu aura raison contre le de/sespoir de ce jeune homme. -- Ce n'est pas un joueur, reprit le Banquier, autre- ment il aurait groupe/ son argent en trois masses pour se donner plus de chances. Le jeune homme passait sans re/clamer son chapeau; mais le vieux molosse, ayant remarque/ le mauvais e/tat de cette guenille, la lui rendit sans profe/rer une parole; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant <1di tanti palpiti>1 d'un souffle si faible, qu'il en entendit a\ peine lui-me^me les notes de/licieuses. Il se trouva biento^t sous les galeries du Palais-Royal, alla jusqu'a\ la rue Saint-Honore/, prit le chemin des Tui- leries et traversa le jardin d'un pas inde/cis. Il marchait comme au milieu d'un de/sert, coudoye/ par des hommes qu'il ne voyait pas, n'e/coutant a\ travers les clameurs popu- laires qu'une seule voix, celle de la mort; enfin perdu dans une engourdissante me/ditation, semblable a\ celle dont jadis e/taient saisis les criminels qu'une charrette condui- sait du Palais a\ la Gre\ve, vers cet e/chafaud, rouge de tout le sang verse/ depuis 1793. Il existe je ne sais quoi de grand et d'e/pouvantable dans le suicide. Les chutes d'une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s'e^tre e/leve/ jusqu'aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent e^tre les ouragans qui le forcent a\ demander la paix de l'a^me a\ la bouche d'un pistolet. Combien de jeunes talents confine/s dans une mansarde s'e/tiolent et pe/rissent faute d'un ami, faute d'une femme consolatrice, au sein d'un million d'e^tres, en pre/sence d'une foule lasse/e d'or et qui s'ennuie. A cette pense/e, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la fe/conde espe/rance dont la voix appelait un jeune homme a\ Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de concep- tions, de poe/sies abandonne/es, de de/sespoirs et de cris e/touffe/s, de tentatives inutiles et de chefs-d'oeuvre avor- te/s. Chaque suicide est un poe\me sublime de me/lancolie. Ou\ trouverez-vous, dans l'oce/an des litte/ratures, un livre surnageant qui puisse lutter de ge/nie avec cet entrefilet. <1Hier, a\ quatre heures, une jeune femme s'est jete/e dans>1 <1la Seine du haut du Pont-des-Arts.>1 Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pa^lit, me^me ce vieux frontispice : <1Les lamentations du>1 <1glorieux roi de Kae%rnavan, mis en prison par ses enfants>1 ; dernier fragment d'un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-me^me de/laissait sa femme et ses enfants. L'inconnu fut assailli par mille pense/es semblables, qui passaient en lambeaux dans son a^me, comme des dra- peaux de/chire/s voltigent au milieu d'une bataille. S'il de/posait pendant un moment le fardeau de son intelli- gence et de ses souvenirs pour s'arre^ter devant quelques fleurs dont les te^tes e/taient mollement balance/es par la brise parmi les massifs de verdure, biento^t saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante ide/e du suicide, il levait les yeux au ciel : la\, des nuages gris, des bouffe/es de vent charge/es de tristesse, une atmo- sphe\re lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s'achemina vers le pont Royal en songeant aux dernie\res fantaisies de ses pre/de/cesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que l'acade/micien Auger e/tait alle/ chercher sa tabatie\re pour priser tout en marchant a\ la mort. Il analysait ces bizarreries et s'inter- rogeait lui-me^me, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant le/ge\rement blanchi la manche de son habit, il se surprit a\ en secouer soigneusement la poussie\re. Arrive/ au point culminant de la vou^te, il regarda l'eau d'un air sinistre. -- Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme ve^tue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine ! Il re/pondit par un sourire plein de nai%vete/ qui attestait le de/lire de son courage; mais il frissonna tout a\ coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque sur- monte/e d'un e/criteau ou\ ces paroles sont trace/es en lettres hautes d'un pied : SECOURS AUX ASPHYXIE/S. M. Dacheux lui apparut arme/ de sa philanthropie, re/veillant et fai- sant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la te^te aux noye/s, quand malheureusement ils remontent sur l'eau; il l'aperc#ut ameutant les curieux, que^tant un me/decin, appre^tant des fumigations; il lut les dole/ances des jour- nalistes e/crites entre les joies d'un festin et le sourire d'une danseuse; il entendit sonner les e/cus compte/s a\ des bateliers pour sa te^te par le pre/fet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n'e/tait qu'un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans pail- lasse, sans tambour, un ve/ritable ze/ro social, inutile a\ l'Etat, qui n'en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il re/solut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre inde/chiffrable a\ cette Socie/te/ qui me/connaissait la grandeur de sa vie. Il conti- nua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire en prenant la de/marche indolente d'un de/soeuvre/ qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui ter- minent le trottoir du pont, a\ l'angle du quai, son atten- tion fut excite/e par les bouquins e/tale/s sur le parapet; peu s'en fallut qu'il n'en marchanda^t quelques-uns. Il se prit a\ sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d'insouciance ou\ perc#ait un froid de/dain, quand il entendit avec sur- prise quelques pie\ces retentir d'une manie\re ve/ritable- ment fantastique au fond de sa poche. Un sourire d'es- pe/rance illumina son visage, glissa de ses le\vres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette e/tincelle de bonheur ressemblait a\ ces feux qui courent dans les vestiges d'un papier de/ja\ consume/ par la flamme; mais le visage eut le sort des cendres noires, il redevint triste quand l'inconnu, apre\s avoir vivement retire/ la main de son gousset, aperc#ut trois gros sous. -- Ah! mon bon monsieur, <1la carita>1 ! <1la carita!>1 <1catarina!>1 Un petit sou pour avoir du pain! Un jeune ramoneur dont la figure bouffie e/tait noire, le corps brun de suie, les ve^tements de/guenille/s, tendit la main a\ cet homme pour lui arracher ses derniers sous. A deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre hon- teux, maladif, souffreteux, ignoblement ve^tu d'une tapis- serie troue/e, lui dit d'une grosse voix sourde : -- Mon- sieur, donnez-moi <1ce que vous voudrez,>1 je prierai Dieu pour vous... Mais quand l'homme jeune eut regarde/ le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnais- sant peut-e^tre sur ce visage fune\bre la livre/e d'une mise\re plus a^pre que n'e/tait la sienne. -- <1La carita! la carita!>1 L'inconnu jeta sa monnaie a\ l'enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine. -- Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants. En arrivant a\ l'e/talage d'un marchand d'estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d'un brillant e/quipage. Il contempla de/licieu- sement cette charmante personne dont la blanche figure e/tait harmonieusement encadre/e dans le satin d'un e/le/- gant chapeau. Il fut se/duit par une taille svelte, par de jolis mouvements. La robe, le/ge\rement releve/e par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours e/taient dessine/s par un bas blanc et bien tire/. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pie\ces d'or qui e/tincele\rent et sonne\rent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupe/ sur le seuil de la porte a\ regarder des gravures expose/es dans la montre, e/changea vivement avec la belle inconnue l'oeillade la plus perc#ante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d'oeil insouciants jete/s au hasard sur les passants. C'e/tait, de sa part, un adieu a\ l'amour, a\ la femme! mais cette dernie\re et puissante interroga- tion ne fut pas comprise, ne remua pas ce coeur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu'e/tait-ce pour elle ? une admiration de plus, un de/sir inspire/ qui le soir lui sugge/rait cette douce parole : J'e/tais <1bien>1 aujourd'hui. Le jeune homme passa promptement a\ un autre cadre, et ne se retourna point quand l'incon- nue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernie\re image du luxe et de l'e/le/gance s'e/clipsa comme allait s'e/clipser sa vie. Il marcha d'un pas me/lancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d'in- te/re^t les e/chantillons de marchandises. Quand les bou- tiques lui manque\rent, il e/tudia le Louvre, l' Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en refle/tant les teintes grises du ciel dont les rares clarte/s pre^taient un air menac#ant a\ Paris qui, pareil a\ une jolie femme, est soumis a\ d'inexplicables caprices de laideur et de beaute/. Ainsi, la nature elle-me^me cons- pirait a\ plonger le mourant dans une extase doulou- reuse. En proie a\ cette puissance malfaisante dont l'ac- tion dissolvante trouve un ve/hicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insen- siblement aux phe/nome\nes de la fluidite/. Les tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable a\ celui des vagues, et lui faisaient voir les ba^timents, les hommes, a\ travers un brouillard ou\ tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son a^me les re/actions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d'antiquite/s dans l'intention de donner une pa^ture a\ ses sens, ou d'y attendre la nuit en marchan- dant des objets d'art. C'e/tait, pour ainsi dire, que^ter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se de/fient de leurs forces en allant a\ l'e/chafaud; mais la conscience de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l'assurance d'une duchesse qui a deux amants, et il entra chez le marchand de curiosite/s d'un air de/gage/, laissant voir sur ses le\vres un sourire fixe comme celui d'un ivrogne. N'e/tait-il pas ivre de la vie ou peut-e^tre de la mort. Il retomba biento^t dans ses vertiges, et continua d'apercevoir les choses sous d'e/tranges couleurs, ou anime/es d'un le/ger mouvement dont le prin- cipe e/tait sans doute dans une irre/gulie\re circulation de son sang, tanto^t bouillonnant comme une scade, tanto^t tranquille et fade comme l'eau tie\de. Il demanda simple- ment a\ visiter les magasins pour chercher s'ils ne ren- fermaient pas quelques singularite/s a\ sa convenance. Un jeune garc#on a\ figure frai^che et joufflue, a\ chevelure rousse, et coiffe/ d'une casquette de loutre, commit la garde de la boutique a\ une vieille paysanne, espe\ce de <1Caliban>1 femelle occupe/e a\ nettoyer un poe^le dont les merveilles e/taient dues au ge/nie de Bernard de Palissy; puis il dit a\ l'e/tranger d'un air insouciant : -- Voyez, monsieur, voyez! Nous n'avons en bas que des choses assez ordinaires; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier e/tage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrus- te/es, quelques e/be\nes sculpte/es, <1vraie renaissance,>1 re/cem- ment arrive/es, et qui sont de toute beaute/. Dans l'horrible situation ou\ se trouvait l'inconnu, ce babil de cice/rone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits e/troits assassinent un homme de ge/nie. Portant sa croix jusqu'au bout, il parut e/couter son conducteur et lui re/pondit par gestes ou par monosyl- labes; mais insensiblement il sut conque/rir le droit d'e^tre silencieux, et put se livrer sans crainte a\ ses der- nie\res me/ditations, qui furent terribles. Il e/tait poe\te, et son a^me rencontra fortuitement une immense pa^ture : il devait voir par avance les ossements de vingt mondes. Au premier coup d'oeil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les oeuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaille/s. souriaient a\ des vitraux d'e/glise, sem- blaient vouloir mordre des bustes, courir apre\s des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Se\vres, ou\ Mme Jacotot avait peint Napole/on, se trouvait aupre\s d'un sphinx de/die/ a\ Se/sostris. Le commencement du monde et les e/ve/nements d'hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche e/tait pose/ sur un ostensoir, un sabre re/publicain sur une hacquebute du Moyen Age. Mme Dubarry peinte au pastel par Latour, une e/toile sur la te^te, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant a\ deviner l'utilite/ des spirales qui serpentaient vers elle. Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes a\ secret, e/taient jete/s pe^le-me^le avec des instruments de vie : soupie\res en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses diaphanes venues de Chine, salie\res antiques, drageoirs fe/odaux. Un vaisseau d'ivoire voguait a\ pleines voiles sur le dos d'une immobile tor- tue. Une machine pneumatique e/borgnait l'empe- reur Auguste, majestueusement impassible. Plusieurs portraits d'e/chevins franc#ais, de bourgmestres hollan- dais, insensibles alors comme pendant leur vie, s'e/le- vaient au-dessus de ce chaos d'antiquite/s, en y lanc#ant un regard pa^le et froid. Tous les pays de la terre sem- blaient avoir apporte/ la\ quelques de/bris de leurs sciences, un e/chantillon de leurs arts. C'e/tait une espe\ce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du se/rail, ni le yatagan du Maure, ni l'idole des Tartares. Il y avait jusqu'a\ la blague a\ tabac du soldat, jusqu'au ciboire du pre^tre, jusqu'aux plumes d'un tro^ne. Ces monstrueux tableaux e/taient encore assujettis a\ mille accidents de lumie\re par la bizarrerie d'une multitude de reflets dus a\ la confusion des nuances, a\ la brusque opposition des jours et des noirs. L'oreille croyait entendre des cris interrom- pus, l'esprit saisir des drames inacheve/s, l'oeil apercevoir des lueurs mal e/touffe/es. Enfin une poussie\re obstine/e avait jete/ son le/ger voile sur tous ces objets, dont les angles multiplie/s et les sinuosite/s nombreuses produi- saient les effets les plus pittoresques. L'inconnu compara d'abord ces trois salles gorge/es de civilisation, de cultes, de divinite/s, de chefs-d'oeuvre, de royaute/s, de de/bauches, de raison et de folie, a\ un miroir plein de facettes dont chacune repre/sentait un monde. Apre\s cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances; mais a\ force de regarder, de penser de re^ver, il tomba sous la puissance d'une fie\vre due peut-e^tre a\ la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d'existences nationales ou individuelles, atteste/es par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d'engourdir les sens du jeune homme; le de/sir qui l'avait pousse/ dans le magasin fut exauce/ : il sortit de la vie re/elle, monta par degre/s vers un monde ide/al, arriva dans les palais enchante/s de l'Extase ou\ l'univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l'avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et rapproche/es, se leva par masses, par myriades, par ge/ne/rations. L'Egypte, roide, myste/rieuse se dressa de ses sables, repre/sente/e par une momie qu'enveloppaient des ban- delettes noires ; puis ce fut les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe, et Moi%se, et les He/breux, et le de/sert, il entrevit tout un monde antique et solennel. Frai^che et suave, une statue de marbre assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur lui parla des mythes voluptueux de la Gre\ce et de l'Ionie. Ah ! qui n/aurait souri comme lui de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d'un vase e/trusque devant le Dieu Priape qu'elle saluait d'un air joyeux ? En regard, une reine latine caressait sa chime\re avec amour! Les caprices de la Rome impe/riale respi- raient la\ tout entiers et re/ve/laient le bain, la couche, la toilette d'une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Arme/e du pouvoir des talismans arabes, la te^te de Cice/ron e/voquait les souvenirs de la Rome libre et lui de/roulait les pages de Tite-Live. Le jeune homme contempla <1Senatus Populusque romanus :>1 le consul, les licteurs, les toges borde/es de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courrouce/ de/filaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d'un re^ve. Enfin la Rome chre/tienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux, il y voyait la Vierge Marie plonge/e dans un nuage d'or, au sein des anges, e/clipsant la gloire du soleil, e/coutant les plaintes des malheureux auxquels cette Eve re/ge/ne/re/e souriait d'un air doux. En touchant une mosai%que faite avec les diffe/rentes laves du Ve/suve et de l'Etna, son a^me s'e/lanc#ait dan la chaude et fauve Italie : il assistait aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il fre/missait aux de/nouements nocturnes interrompus par la froide e/pe/e d'un mari, en apercevant une dague du Moyen Age dont la poigne/e e/tait travaille/e comme l'est une dentelle, et dont la rouille ressemblait a\ des taches de sang. L'Inde et ses religions revivaient dans une idole coiffe/e de son chapeau pointu, a\ losanges releve/s, pare/e de clochettes, ve^tue d'or et de soie. Pre\s du magot, une natte, jolie comme la bayade\re qui s'y e/tait roule/e, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre de la Chine dont les yeux restaient tordus, la bouche contourne/e, les membres torture/s, re/veillait l'a^me par les inventions d'un peuple qui, fatigue/ du beau toujours unitaire, trouve d'ineffables plaisirs dans la fe/condite/ des laideurs. Une salie\re sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la Renaissance, au temps ou\ les arts et la licence fleuris- saient, ou\ les souverains se divertissaient a\ des supplices, ou\ les conciles couche/s dans les bras des courtisanes de/cre/- taient la chastete/ pour les simples pre^tres. Il vit les conque^tes d'Alexandre sur un came/e, les massacres de Pizarre dans une arquebuse a\ me\che, les guerres de reli- gion e/chevele/es, bouillantes, cruelles, au fond d'un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie sour- dirent d'une armure de Milan supe/rieurement damas- quine/e, bien fourbie, et sous la visie\re de laquelle bril- laient encore les yeux d'un paladin. Cet oce/an de meubles, d'inventions, de modes, d'oeuvres, de ruines, lui composait un poe\me sans fin. Formes, couleurs, pense/es, tout revivait la\; mais rien de complet ne s'offrait a\ l'a^me. Le poe\te devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette ou\ les innombrables accidents de la vie humaine e/taient jete/s a\ profusion, avec de/dain. Apre\s s'e^tre empare/ du monde, apre\s avoir contemple/ des pays, des a^ges, des re\gnes, le jeune homme revint a\ des existences indivi- duelles. Il se personnifia de nouveau, s'empara des de/tails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme. La\ dormait un enfant en cire, sauve/ du cabinet de Ruysch, et cette ravissante cre/ature lui rappelait les joies de son jeune a^ge. Au prestigieux aspect du pagne vir- ginal de quelque jeune fille d'Otai%ti, sa bru^lante imagi- nation lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudite/ de la vraie pudeur, les de/lices de la paresse si naturelle a\ l'homme, toute une destine/e calme au bord d'un ruisseau frais et re^veur, sous un bananier qui dis- pensait une manne savoureuse, sans culture. Mais tout a\ coup il devenait corsaire, et reve^tait la terrible poe/sie empreinte dans le ro^le de Lara, vivement inspire/ par les couleurs nacre/es de mille coquillages, exalte/ par la vue de quelques madre/pores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin les de/li- cates miniatures, les arabesques d'azur et d'or qui enri- chissaient quelque pre/cieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balance/ dans une pen- se/e de paix, il e/pousait de nouveau l'e/tude et la science, souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d'une cellule, en contemplant par sa fene^tre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son monaste\re. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d'un soldat ou la mise\re d'un ouvrier; il de/sirait porter le bonnet sale et enfume/ des Flamands, s'enivrait de bie\re, jouait aux cartes avec eux, et souriait a\ une grosse paysanne d'un attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombe/e de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Sal- vator Rosa. Il caressait un tomhawk d' Illinois, et sen- tait le scalpel d'un Che/roke/e qui lui enlevait la peau du cra^ne. Emerveille/ a\ l'aspect d'un rebec, il le confiait a\ la main d'une cha^telaine en en savourant la romance me/lo- dieuse et lui de/clarant son amour, le soir, aupre\s d'une chemine/e gothique, dans la pe/nombre ou\ se perdait un regard de consentement. Il s'accrochait a\ toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s'emparait de toutes les formules d'existence en e/parpillant si ge/ne/reusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son a^me comme le son lointain d'un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame. En montant l'escalier inte/rieur qui conduisait aux salles situe/es au premier e/tage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculpte/s, des figures en bois pendues aux murs, pose/es sur chaque marche. Pour- suivi par les formes les plus e/tranges, par des cre/ations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantements d'un songe. Enfin, doutant de son existence, il e/tait comme ces objets curieux, ni tout a\ fait mort, ni tout a\ fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commenc#ait a\ pa^lir; mais la lumie\re semblait inutile aux richesses resplendissant d'or et d'argent qui s'y trouvaient entas- se/es. Les plus cou^teux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes apre\s avoir posse/de/ plusieurs millions, e/taient dans ce vaste bazar des folies humaines. Une e/cri- toire paye/e cent mille francs et rachete/e pour cent sous, gisait aupre\s d'une serrure a\ secret dont le prix aurait suffi jadis a\ la ranc#on d'un roi. La\, le ge/nie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa mise\re, dans toute la gloire de ses gigantesques petitesses. Une table d'e/be\ne, ve/ritable idole d'artistes, sculpte/e d'apre\s les dessins de Jean Goujon et qui cou^ta jadis plusieurs anne/es de travail, avait e/te/ peut-e^tre acquise au prix du bois a\ bru^ler. Des coffrets pre/cieux, des meubles faits par la main des fe/es, y e/taient de/daigneusement amoncele/s. -- Vous avez des millions ici, s'e/cria le jeune homme en arrivant a\ la pie\ce qui terminait une immense enfilade d'appartements dore/s et sculpte/s par des artistes du sie\cle dernier. -- Dites des milliards, re/pondit le gros garc#on joufflu. Mais ce n'est rien encore, montez au troisie\me e/tage, et vous verrez! L'inconnu suivit son conducteur et parvint a\ une qua- trie\me galerie ou\ successivement passe\rent devant ses yeux fatigue/s plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages de Claude Lorrain, un Ge/rard Dow qui ressemblait a\ une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velas- quez sombres et colore/s comme un poe\me de lord Byron; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d'agate, des onyx merveilleux!... Enfin c'e/tait des travaux a\ de/gou^ter du travail, des chefs-d'oeuvre accumule/s a\ faire prendre en haine les arts et a\ tuer l'enthousiasme. Il arriva devant une Vierge de Raphae%l, mais il e/tait las de Raphae%l. Une figure de Corre\ge qui voulait un regard ne l'obtint me^me pas. Un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires repre/sentaient de toutes les priape/es romaines la plus grotesquement licencieuse, de/lices de quelque Corinne, eut a\ peine un sourire. II e/touffait sous les de/bris de cinquante sie\cles e/vanouis, il e/tait malade de toutes ces pense/es humaines, assassine/ par le luxe et les arts, oppresse/ sous ces formes renais- santes qui, pareilles a\ des monstres enfante/s sous ses pieds par quelque malin ge/nie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices a\ la chimie moderne qui re/sume la cre/ation par un gaz, l'a^me ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses ide/es ? Beaucoup d'hommes ne pe/rissent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement e/pandu dans leur e^tre inte/rieur ? -- Que contient cette boi^te ? demanda-t-il en arrivant a\ un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d'efforts humains, d'originalite/s, de richesses parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carre/e construite en acajou, suspendue a\ un clou par une chaine d'ar- gent. -- Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garc#on avec un air de myste\re. Si vous de/sirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers a\ pre/venir monsieur. -- Vous hasarder! reprit le jeune homme. Votre mai^tre est-il un prince ? -- Mais, je ne sais pas, re/pondit le garc#on. Ils se regarde\rent pendant un moment aussi e/tonne/s l'un que l'autre. Apre\s avoir interpre/te/ le silence de l'inconnu comme un souhait, l'apprenti le laissa seul dans le cabinet. Vous e^tes-vous jamais lance/ dans l'immensite/ de l'es- pace et du temps, en .lisant les oeuvres ge/ologiques de Cuvier ? Emporte/ par son ge/nie, avez-vous plane/ sur l'abi^me sans bornes du passe/, comme soutenu par la main d'un enchanteur ? En de/couvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrie\res de Montmartre ou dans les schistes de l'Oural, ces animaux dont les de/pouilles fossilise/es appartiennent a\ des civili- sations ante/diluviennes, l'a^me est effraye/e d'entrevoir des milliards d'anne/es, des millions de peuples que la faible me/moire humaine, que l'indestructible tradition divine ont oublie/s et dont la cendre entasse/e a\ la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n'est-il pas le plus grand poe\te de notre sie\cle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste a reconstriut des mondes avec des os blanchis, a reba^ti comme Cadmus des cite/s avec des dents, a repeuple/ mille fore^ts de tous les myste\res de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouve/ des populations de ge/ants dans le pied d'un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des re/gions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poe\te avec des chiffres, il est sublime en posant un ze/ro pre\s d'un sept. Il re/veille le ne/ant sans prononcer des paroles artificiellement magiques, il fouille une parcelle de gypse, y aperc#oit une empreinte, et vous crie : Voyez! Soudain les marbres s'animalisent, la mort se vivifie, le monde se de/roule! Apre\s d'innombrables dynasties de cre/atures gigantesques, apre\s des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit de/ge/ne/re/ d'un type grandiose, brise/ peut-e^tre par le Cre/ateur. Echauffe/s par son regard re/trospectif, ces hommes chetifs, ne/s d'hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans fin et se configurer le passe/ de l'univers dans une sorte d'Apocalypse re/trograde. En pre/sence de cette e/pouvantable re/surrection due a\ la voix d'un seul homme, la miette dont l'usufruit nous est conce/de/ dans cet infini sans nom, commun a\ toutes les sphe\res et que nous avons nomme/ LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitie/. Nous nous demandons, e/crase/s que nous sommes sous tant d'univers en ruines, a\ quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours; et si, pour devenir un point intangible dans l'avenir, la peine de vivre doit s'accepter ? De/racine/s du pre/sent, nous sommes morts jusqu'a\ ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire : -- << Madame la comtesse a re/pondu qu'elle attendait monsieur ! >> Les merveilles dont l'aspect venait de pre/senter au jeune homme toute la cre/ation connue mirent dans son a^me l'abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des cre/ations inconnues, il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards a\ travers les fantasma- gories de ce panorama du passe/. Les tableaux s'illumi- ne\rent, les te^tes de vierge lui sourirent, et les statues se colore\rent d'une vie trompeuse. A la faveur de l'ombre, et mises en danse par la fie/vreuse tourmente qui fermen- tait dans son cerveau brise/, ces oeuvres s'agite\rent et tourbillonne\rent devant lui; chaque magot lui jeta sa grimace, les paupie\res des personnages repre/sente/s dans les tableaux s'abaisse\rent sur leurs yeux pour les rafrai- chir. Chacune de ces formes fre/mit, sautilla, se de/tacha de sa place gravement, le/ge\rement, avec gra^ce ou brus- querie, selon ses moeurs, son caracte\re et sa contexture. Ce fut un myste/rieux sabbat digne des fantaisies entre- vues par le docteur Faust sur le <1Brocken.>1 Mais ces phe/no- me\nes d'optique enfante/s par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du cre/puscule, ne pouvaient effrayer l'inconnu. Les terreurs de la vie e/taient impuissantes sur une a^me familiarise/e avec les terreurs de la mort. Il favorisa me^me par une sorte de complicite/ railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s'accouplaient aux dernie\res> pense/es qui lui donnaient encore le sentiment de l'existence. Le silence re/gnait si profonde/ment autour de lui, que biento^t il s'aventura dans une douce re^verie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes de/gradations de la lumie\re. Une lueur en quittant le ciel fit reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la te^te, vit un squelette a\ peine e/claire/ qui pencha dubitativement son cra^ne de droite a\ gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de toi! En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et il frissonna. Les vitres ayant retenti d'un claquement sourd, il pensa que cette froide caresse digne des myste\res de la tombe venait de quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d'apercevoir indistinctement les fanto^mes par lesquels il e/tait entoure/ ; puis toute cette nature morte s'abolit dans une me^me teinte noire. La nuit, l'heure de mourir e/tait subitement venue. Il s'e/coula, de\s ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n'eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu'il se fu^t enseveli dans une re^verie profonde, soit qu'il eu^t ce/de/ a\ la somnolence pro- voque/e par ses fatigues et par la multitude des pense/es qui lui de/chiraient le coeur. Tout a\ coup il crut avoir e/te/ appele/ par une voix terrible, et il tressaillit comme lors- qu'au milieu d'un bru^lant cauchemar nous sommes pre/- cipite/s d'un seul bond dans les profondeurs d'un abi^me. Il ferma les yeux, les rayons d'une vive lumie\re l'e/blouis- saient; il voyait briller au sein des te/ne\bres une sphe\re rougea^tre dont le centre e/tait occupe/ par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarte/ d'une lampe. Il ne l'avait entendu ni venir, ni parler, ni se mou- voir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L'homme le plus intre/pide, surpris ainsi dans son som- meil, aurait sans doute tremble/ devant ce personnage qui semblait e^tre sorti d'un sarcophage voisin. La singulie\re jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espe\ce de fanto^me empe^chait l'inconnu de croire a\ des effets surnaturels ; ne/anmoins, pendant le rapide intervalle qui se/para sa vie somnambulique de sa vie re/elle, il demeura dans le doute philosophique recommande/ par Descartes, et fut alors, malgre/ lui, sous la puissance de ces inexpli- cables hallucinations dont les myste\res sont condamne/s par notre fierte/ ou que notre science impuissante ta^che en vain d'analyser. Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre ve^tu d'une robe en velours noir, serre/e autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa te^te, une calotte en velours e/galement noir laissait passer, de chaque co^te/ de la figure, les longues me\ches de ses cheveux blancs et s'appliquait sur le cra^ne de manie\re a\ rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d'autre forme humaine qu'un visage e/troit et pa^le. Sans le bras de/charne/, qui ressemblait a\ un ba^ton sur lequel on aurait pose/ une e/toffe et que le vieillard tenait en l'air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarte/ de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taille/e en pointe cachait le menton de cet e^tre bizarre, et lui donnait l'apparence de ces te^tes judai%ques qui servent de types aux artistes quand ils veulent repre/senter Moi%se. Les le\vres de cet homme e/taient si de/colore/es, si minces, qu'il fallait une attention particulie\re pour deviner la ligne trace/e par la bouche dans son blanc visage. Son large front ride/, ses joues ble^mes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts de/nue/s de cils et de sourcils, pouvaient faire croire a\ l'inconnu que le <1Peseur>1 <1d'or>1 de Ge/rard Dow e/tait sorti de son cadre. Une finesse d'inquisiteur trahie par les sinuosite/s de ses rides et par les plis circulaires dessine/s sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il e/tait impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de sur- prendre les pense/es au fond des coeurs les plus discrets. Les moeurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se re/sumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumule/es dans ses maga- sins poudreux. Vous y auriez lu la tranquillite/ lucide d'un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d'un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions diffe/rentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Pe\re Eternel ou le masque ricaneur du Me/phistophe/le\s, car il se trouvait tout ensemble une supre^me puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tue/ les joies terrestres. Le moribond fre/mit en pressentant que ce vieux ge/nie habitait une sphe\re e/trange\re au monde, et ou\ il vivait seul, sans jouissances parce qu'il n'avait plus d'illusion, sans douleur parce qu'il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, ine/branlable comme une e/toile au milieu d'un nuage de lumie\re. Ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient e/clairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mys- te/rieux. Tel fut le spectacle e/trange qui surprit le jeune homme au moment ou\ il ouvrit les yeux, apre\s avoir e/te/ berce/ par des pense/es de mort et de fantasques images. S'il demeura comme e/tourdi, s'il se laissa momentane/ment dominer par une croyance digne d'enfants qui e/coutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile e/tendu sur sa vie et sur son entendement par ses me/ditations, a\ l'agacement de ses nerfs irrite/s, au drame violent dont les sce\nes venaient de lui prodiguer les atroces de/lices contenues dans un morceau d'opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvie\me sie\cle, temps et lieux ou\ la magie devait e^tre impossible. Voisin de la maison ou\ le dieu de l'in- incre/dulie/ franc#aise avait expire/, disciple de Gay-Lussac et d'Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l'inconnu n'obe/issait sans doute qu'a\ ces fascinations poe/tiques auxquelles nous nous pre^tons souvent comme pour fuir de de/sesperantes ve/rite/s, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumie\re et ce vieillard, agite/ par l'inexplicable pressentiment de quelque pouvoir e/trange; mais cette e/motion e/tait semblable a\ celle que nous avons tous e/prouve/e devant Napole/on, ou en pre/- sence de quelque grand homme brillant de ge/nie et reve^tu de gloire. -- Monsieur de/sire voir le portrait de Je/sus-Christ peint par Raphae%l ? lui dit courtoisement le vieillard d'une voix dont la sonorite/ claire et bre\ve avait quelque chose de me/tallique. Et il posa la lampe sur le fu^t d'une colonne brise/e, de manie\re a\ ce que la boi^te brune rec#u^t toute la clarte/. Aux noms religieux de Je/sus-Christ et de Raphae%l, il e/chappa au jeune homme un geste de curiosite/, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d'acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile a\ l'admiration de l'in- connu. A l'aspect de cette immortelle cre/ation, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une cre/ature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et reve/cut dans le monde re/el. La tendre sollicitude, la douce se/re/nite/ du divin visage influe\rent aussito^t sur lui. Quelque parfum e/panche/ des cieux dissipa les tor- tures infernales qui lui bru^laient la moelle des os. La te^te du Sauveur des hommes paraissait sortir des te/ne\bres figure/es par un fond noir; une aure/ole de rayons e/tincelait vivement autour de sa chevelure d'ou\ cette lumie\re voulait sortir : sous le front, sous les chairs, il y avait une e/loquente conviction qui s'e/chappait de chaque trait par de pe/ne/trantes effluves. Les le\vres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le specta- teur en cherchait le retentissement sacre/ dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l'e/coutait dans l'avenir, la retrouvait dans les enseigne- ments du passe/. L'Evangile e/tait traduit par la simplicite/ calme de ces adorables yeux ou\ se re/fugiaient les a^mes trouble/es. Enfin la religion catholique se lisait tout entie\re en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce pre/cepte ou\ elle se re/sume : <1Aimez-vous les uns les>1 <1autres!>1 Cette peinture inspirait une prie\re, recommandait le pardon, e/touffait l'e/goi%sme, re/veillait toutes les vertus endormies. Partageant le privile\ge des enchantements de la musique, l'oeuvre de Raphae%l vous jetait sous le charme impe/rieux des souvenirs, et son triomphe e/tait complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumie\re agissait encore sur cette merveille; par moments il semblait que la te^te s'agita^t dans le lointain, au sein de quelque nuage. -- J'ai couvert cette toile de pie\ces d'or, dit froidement le marchand. -- Eh ! bien, il va falloir mourir, s'e/cria le jeune homme qui sortait d'une re^verie dont la dernie\re pense/e l'avait ramene/ vers sa fatale destine/e en le faisant descendre par d'insensibles de/ductions d'une dernie\re espe/rance a\ laquelle il s'e/tait attache/. -- Ah! ah! j'avais donc raison de me me/fier de toi, re/pondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu'il serra par les poignets dans l'une des siennes, comme dans un e/tau. L'inconnu sourit tristement de cette me/prise et dit d'une voix douce : -- He/! monsieur, ne craignez rien, il s'agit de ma vie et non de la vo^tre. Pourquoi n'avoue- rais-je pas une innocente supercherie, reprit-il apre\s avoir regarde/ le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir a\ un homme de science et de poe/sie ? Le soupc#onneux marchand examina d'un oeil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l'e/coutant par- ler. Rassure/ biento^t par l'accent de cette voix doulou- reuse, ou lisant peut-e^tre dans ces traits de/colore/s les sinistres destine/es qui nague\re avaient fait fre/mir les joueurs, il la^cha les mains; mais par un reste de suspi- cion qui re/ve/la une expe/rience au moins centenaire, il e/tendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s'appuyer, et dit en y prenant un stylet : -- Etes-vous depuis trois ans surnume/raire au tre/sor, sans y avoir touche/ de gratification ? L'inconnu ne put s'empe^cher de sourire en faisant un geste ne/gatif. -- Votre pe\re vous a-t-il trop vivement reproche/ d'e^tre venu au monde, ou bien e^tes-vous de/shonore/ ? -- Si je voulais me de/shonorer, je vivrais. > -- Avez-vous e/te/ siffle/ aux Funambules, ou vous trou- vez-vous oblige/ de composer des flons flons pour payer le convoi de votre mai^tresse ? N'auriez-vous pas pluto^t maladie de l'or ? voulez-vous de/tro^ner l'ennui ? Enfin, quelle erreur vous engage a\ mourir ? -- Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des sui- cides. Pour me dispenser de vous de/voiler des souffrances inoui%es et qu'il est difficile d'exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perc#ante de toutes les mise\ res. Et, ajou- ta-t-il d'un ton de voix dont la fierte/ sauvage de/mentait ses paroles pre/ce/dentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations. -- Eh! eh! Ces deux syllabes que d'abord le vieillard fit entendre pour toute re/ponse ressemble\rent au cri d'une cre/celle. Puis il reprit ainsi : -- Sans vous forcer a\ m'implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d'Allemagne, un copec de Russie, un farthing d'Ecosse, une seule des sesterces ou des oboles de l'ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus consi- de/re/ que ne peut l'e^tre un roi constitutionnel. Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser re/pondre. -- Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout a\ coup la lampe pour en diriger la lumie\re sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il. Le jeune homme se leva brusquement et te/moigna quelque surprise en apercevant au-dessus du sie\ge ou\ il s'e/tait assis un morceau de <1chagrin>1 accroche/ sur le mur, et dont la dimension n exce/dait pas celle d'une peau de renard; mais, par un phe/nome\ne inexplicable au pre- mier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurite/ qui re/gnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d'une petite come\te. Le jeune incre/dule s'approcha de ce pre/tendu talisman qui devait le pre/server du malheur, et s'en moqua par une phrase mentale. Cependant, anime/ d'une curiosite/ bien le/gitime, il se pencha pour regarder alternativement la Peau sous toutes les faces, et de/couvrit biento^t une cause naturelle a\ cette singulie\re lucidite/. Les grains noirs du chagrin e/taient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en e/taient si propres et si nettes que, pareilles a\ des facettes de grenat, les aspe/rite/s de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui re/fle/ chissaient vivement la lumie\re. Il de/montra mathe/ma- tiquement la raison de ce phe/nome\ne au vieillard, qui, pour toute re/ponse, sourit avec malice. Ce sourire de supe/riorite/ fit croire au jeune savant qu'il e/tait la dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une e/nigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la Peau comme un enfant presse/ de connaitre les secrets de son jouet nouveau. -- Ah! ah! s'e/cria-t-il, voici l'empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon. -- Vous le connaissez donc ? demanda le marchand dont les narines laisse\rent passer deux ou trois bouffe/es d'air qui peignirent plus d'ide/es que n'en auraient exprime/ les plus e/nergiques paroles. -- Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire a\ cette chime\re ? s'e/cria le jeune homme pique/ d'entendre ce rire muet et plein d'ame\res de/risions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l'Orient ont consacre/ la forme mystique et les caracte\res mensongers de cet emble\me qui repre/sente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas devoir e^tre plus taxe/ de niai- serie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l'existence est en quelque sorte mythologiquement admise. -- Puisque vous e^tes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-e^tre lirez-vous cette sentence ? Il apporta la lampe pre\s du talisman que le jeune homme tenait a\ l'envers, et lui fit apercevoir des carac- te\res incruste/s dans le tissu cellulaire de cette Peau mer- veilleuse, comme s'ils eussent e/te/ produits par l'animal auquel elle avait jadis appartenu. -- J'avoue, s'e/cria l'inconnu, que je ne devine gue\re le proce/de/ dont on se sera servi pour graver si profonde/- ment ces lettres sur la peau d'un onagre. Et, se retournant avec vivacite/ vers les tables charge/es de curiosite/s, ses yeux parurent y chercher quelque chose. -- Que voulez-vous ? demanda le vieillard. -- Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incruste/es. Le vieillard pre/senta son stylet a\ l'inconnu, qui le prit et tenta d'entamer la Peau a\ l'endroit ou\ les paroles se trouvaient e/crites ; mais, quand il eut enleve/ une le/ge\re couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et telle- ment conformes a\ celles qui e/taient imprime/es sur la surface, que, pendant un moment, il crut n'en avoir rien o^te/. -- L'industrie du Levant a des secrets qui lui sont re/ellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d'inquie/tude. -- Oui, re/pondit le vieillard, il vaut mieux s'en prendre aux hommes qu'a\ Dieu! Les paroles myste/rieuses e/taient dispose/es de la manie\re suivante : Ce qui voulait dire en franc#ais : -- Ah! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieil- lard. Peut-e^tre avez-vous voyage/ en Perse ou dans le Bengale ? -- Non, monsieur, re/pondit le jeune homme en ta^tant avec curiosite/ cette Peau symbolique, assez semblable a\ une feuille de me/tal par son peu de flexibilite/. Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne ou\ il l'avait prise, en lanc#ant au jeune homme un regard empreint d'une froide ironie qui semblait dire : il ne pense de/ja\ plus a\ mourir. -- Est-ce une plaisanterie, est-ce un myste\re ? demanda le jeune inconnu. Le vieillard hocha de la te^te et dit gravement : -- Je ne saurais vous re/pondre. J'ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman a\ des hommes doue/s de plus d'e/nergie que vous ne paraissez en avoir; mais, tout en se moquant de la proble/matique influence qu'il devait exercer sur leurs destine/es futures, aucun n'a voulu se risquer a\ conclure ce contrat si fatalement propose/ par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j'ai doute/, je me suis abstenu, et... -- Et vous n'avez pas me^me essaye/ ? dit le jeune homme ne l'interrompant. -- Essayer! dit le vieillard. Si vous e/tiez sur la colonne de la place Vendo^me, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ? Peut-on arre^ter le cours de la vie ? L'homme a-t-il jamais pu scinder la mort ? Avant d'entrer dans ce cabinet, vous aviez re/solu de vous suicider; mais tout a\ coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant! chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une e/nigme plus inte/ressante que ne l'est celle-ci ? Ecoutez- moi. J'ai vu la cour licencieuse du re/gent. Comme vous, j'e/tais alors dans la mise\re, j'ai mendie/ mon pain; ne/an- moins j'ai atteint l'a^ge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire : le malheur m'a donne/ la fortune, l'igno- rance m'a instruit. Je vais vous re/ve/ler en peu de mots un grand myste\re de la vie humaine. L'homme s'e/puise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l'action humaine, il est une autre formule dont s'emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longe/vite/. <1Vouloir>1 nous bru^le et <1Pouvoir>1 nous de/truit; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpe/tuel e/tat de calme. Ainsi le de/sir ou le vouloir est mort en moi, tue/ par la pen- se/e; le mouvement ou le pouvoir s'est re/solu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j'ai place/ ma vie, non dans le coeur qui se brise, non dans les sens qui s'e/moussent, mais dans le cerveau qui ne s'use pas et qui survit a\ tout. Rien d'excessif n'a froisse/ ni mon a^me, ni mon corps. Cependant, j'ai vu le monde entier. Mes pieds ont foule/ les plus hautes montagnes de l'Asie et de l'Ame/- rique, j'ai appris tous les langages humains. et j'ai ve/cu sous tous les re/gimes. J'ai pre^te/ mon argent a\ un Chi- nois en prenant pour gage le corps de son pe\re, j'ai dormi sous la tente de l'Arabe sur la foi de sa parole, j'ai signe/ des contrats dans toutes les capitales europe/ennes, et j'ai laisse/ sans crainte mon or dans le wigwam des sau- vages ; enfin j'ai tout obtenu, parce que j'ai tout su de/dai- gner. Ma seule ambition a e/te/ de voir. Voir, n est-ce pas savoir ?... Oh! Savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitivement ? n'est-ce pas de/couvrir la substance me^me du fait et s'en emparer essentiellement ? Que reste-t-il d'une possession mate/rielle ? une ide/e. Jugez alors com- bien doit e^tre belle la vie d'un homme qui, pouvant empreindre toutes les re/alite/s dans sa pense/e, transporte en son a^me les sources du bonheur, en extrait mille volup- te/s ide/ales de/pouille/es des souillures terrestres. La pen- se/e est la clef de tous les tre/sors, elle procure les joies de l'avare sans en donner les soucis. Aussi ai-je plane/ sur le monde, ou\ mes plaisirs ont toujours e/te/ des jouis- sances intellectuelles. Mes de/bauches e/taient la contem- plation des mers, des peuples, des fore^ts, des mon- tagnes ! J'ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue; je n'ai jamais rien de/sire/, j'ai tout attendu. Je me suis promene/ dans l'univers comme dans le jardin d'une habi- tation qui m'appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, est, pour moi, des ide/es que je change en re^veries; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; au lieu de leur laisser de/vorer ma vie, je les dramatise, je les de/veloppe; je m'en amuse comme de romans que je lirais par une vision inte/rieure. N'ayant jamais lasse/ mes organes, je jouis encore d'une sante/ robuste. Mon a^me ayant he/rite/ de toute la force dont je n'abusais pas, cette te^te est encore mieux meuble/e que ne le sont mes magasins. La\, dit-il en se frappant le front, la\ sont les vrais millions. Je passe des journe/es de/licieuses en jetant un regard intelligent dans le passe/; j'e/voque des pays entiers, des sites, des vues de l'Oce/an, des figures historiquement belles! J'ai un se/rail imaginaire ou\ je posse\de toutes les femmes que je n'ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos re/vo- lutions, et je les juge. Oh! comment pre/ferer de febriles, de le/ge\res admirations pour quelques chairs plus ou moins colore/es, pour des formes plus ou moins rondes! comment pre/fe/rer tous les de/sastres de vos volonte/s trompe/es a\ la faculte/ sublime de faire comparai^tre en soi l'univers, au plaisir immense de se mouvoir sans e^tre garotte/ par les liens du temps ni par les entraves de l'es- pace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphe\res, pour e/couter Dieu! Ceci, dit-il d'une voix e/cla- tante en montrant la Peau de chagrin, est le <1pouvoir>1 et le <1vouloir>1 re/unis. La\ sont vos ide/es sociales, vos de/sirs excessifs, vos intempe/rances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre; car le mal n'est eut-e^tre qu'un violent plaisir. Qui pourrait de/terminer le point ou\ la volupte/ devient un mal et celui ou\ le mal est encore la volupte/ ? Les plus vives lumie\res du monde ide/al ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces te/ne\bres du monde physique la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu'est-ce que la folie, sinon l'exce\s d'un vouloir ou d'un pou- voir ? -- Eh! bien, oui, je veux vivre avec exce\s, dit l'in- connu en saisissant la Peau de chagrin. -- Jeune homme, prenez garde, s'e/cria le vieillard avec une incroyable vivacite/. -- J'avais re/solu ma vie par l'e/tude et par la pense/e; mais elles ne m'ont me^me pas nourri, re/pliqua l'inconnu. Je ne veux e^tre la dupe ni d'une pre/dication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale, ni des chari- tables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde ou\ mon existence est de/sormais impos- sible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d'une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un di^ner royalement splendide, quelque bacchanale digne du sie\cle ou\ tout s'est, dit-on, perfectionne/! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans pre/juge/s, joyeux jusqu'a\ la folie! Que les vins se succe\dent toujours plus incisifs, plus pe/tillants, et soient de force a\ nous enivrer pour trois jours! Que cette nuit soit pare/e de femmes ardentes ! Je veux que la De/bauche en de/lire et rugissant nous emporte dans son char a\ quatre chevaux, par-dela\ les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les a^mes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s'e/le\vent ou s'abaissent, peu m'importe! Donc je commande a\ ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j'ai besoin d'embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernie\re e/treinte pour en mourir. Aussi souhaite/-je et des priape/es antiques apre\s boire, et des chants a\ re/veiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont la clameur passe sur Paris comme un craquement d'incendie, y re/veille les e/poux et leur inspire une ardeur cuisante qui les rajeunisse tous, me^me les septuage/naires ! Un e/clat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruis- sement de l'enfer, et l'interdit si despotiquement qu'il se tut. -- Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s'ouvrir tout a\ coup pour donner passage a\ des tables somptueusement servies et a\ des convives de l'autre monde ? Non, non, jeune e/tourdi. Vous avez signe/ le pacte, tout est dit. Maintenant vos volonte/s seront scru- puleusement satisfaites, mais aux de/pens de votre vie. Le cercle de vos jours, figure/ par cette Peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus le/ger jusqu'au plus exorbitant. Le bramine auquel je dois ce talisman m'a jadis explique/ qu'il s'ope/rerait un myste/rieux accord entre les destine/es et les souhaits du possesseur. Votre premier de/sir est vulgaire, je pourrais le re/aliser; mais j'en laisse le soin aux e/ve/nements de votre nouvelle existence. Apre\s tout, vous vouliez mou- rir ? he/! bien, votre suicide n'est que retarde/. L'inconnu, surpris et presque irrite/ de se voir toujours plaisante/ par ce singulier vieillard dont l'intention demi- philanthropique lui parut clairement de/montre/e dans cette dernie\re raillerie, s'e/cria : -- Je verrai bien, mon- sieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre a\ franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d'un malheureux, je de/sire, pour me ven- ger d'un si fatal service, que vous tombiez amoureux d'une danseuse! Vous comprendrez alors le bonheur d'une de/bauche, et peut-e^tre deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement me/nage/s. Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garc#on joufflu qui voulut vainement l'e/clairer; il courait avec la prestesse d'un voleur pris en flagrant de/lit. Aveugle/ par une sorte de de/lire, il ne s'aperc#ut me^me pas de l'incroyable ductilite/ de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme ungant se roula sous ses doigts fre/ne/tiques et put entrer dans la poche de son habit ou\ il la mit presque machina- lement. En s'e/lanc#ant de la porte du magasin sur la chaus- se/e, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous. -- Animal! -- Imbe/cile! Telles furent les gracieuses interpellations qu'ils e/change\rent. -- Eh! c'est Raphae%l. -- Ah! bien, nous te cherchions. -- Quoi! c'est vous ? Ces trois phrases amicales succe/de\rent a\ l'injure aussi- to^t que la clarte/ d'un re/verbe\re balance/ par le vent frappa les visages de ce groupe e/tonne/. -- Mon cher ami, dit a\ Raphae%l le jeune homme qu'il avait failli renverser, tu vas venir avec nous. -- De quoi s'agit-il donc ? -- Avance toujours, je te conterai l'affaire en marchant. De force ou de bonne volonte/, Raphae%l fut entoure/ de ses amis, qui, l'ayant enchai^ne/ par les bras dans leur joyeuse bande, l'entrai^ne\rent vers le Pont-des-Arts. -- Mon cher, dit l'orateur en continuant, nous sommes a\ ta poursuite depuis une semaine environ. A ton respec- table ho^tel Saint-Quentin, dont par parenthe\se l'enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Le/onarde nous a dit que tu e/tais parti pour la campagne. Cependant nous n'avions certes pas l'air de gens d'ar- gent, huissiers, cre/anciers, gardes du commerce, etc. N'importe! Rastignac t'avait aperc#u la veille aux Bouf- fons, nous avons repris courage, et nous avons mis de l'amour-propre a\ de/couvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Elyse/es, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philanthropiques ou\ les mendiants dorment appuye/s sur des cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n'e/tait pas e/tabli dans quelque boudoir. Nous ne t'avons rencontre/ nulle part, ni sur les e/crous de Sainte-Pe/lagie, ni sur ceux de la Force! Les ministe\res, l'Ope/ra, les maisons conventuelles, cafe/s, biblio- the\ques, listes de pre/fets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de the/a^tre, bref, tout ce qu'il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant e/te/ savamment explore/s, nous ge/missions sur la perte d'un homme doue/ d'assez de ge/nie pour se faire e/galement chercher a\ la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un he/ros de juillet! et, ma parole d'honneur, nous te regrettions. En ce moment, Raphae%l passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d'ou\, sans les e/couter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes re/pe/taient les lumie\res de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se pre/cipiter nague\re, les pre/dictions du vieillard e/taient accomplies, l'heure de sa mort se trouvait de/ja\ fatalement retarde/e. -- Et nous te regrettions vraiment! dit son ami pour- suivant toujours sa the\se. Il s'agit d'une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualite/ d'homme supe/rieur, c'est-a\-dire d'homme qui sait se mettre au- dessus de tout. L'escamotage de la muscade constitu- tionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd'hui, mon cher, plus gravement que jamais. L'infa^me Monarchie renverse/e par l'he/roi%sme populaire e/tait une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une e/pouse acaria^tre et vertueuse, il nous faut accepter, bon gre/, mal gre/, ses caresses compasse/es. Or donc, le pouvoir s'est transporte/, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de me^me que le budget a change/ de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain a\ la Chausse/e-d'Antin. Mais voici ce que tu ne sais peut-e^tre pas! Le gouvernement, c'est-a\- dire l'aristocratie de banquiers et d'avocats, qui font aujourd'hui de la patrie comme les pre^tres faisaient jadis de la monarchie, a senti la ne/cessite/ de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles ide/es, a\ l'instar des philosophes de toutes les e/coles et des hommes forts de tous les temps. Il s'agit donc de nous inculquer une opinion royalement natio- nale, en nous prouvant qu'il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes a\ la patrie repre/sente/e par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes a\ un roi qui disait <1moi>1 au lieu de dire <1nous.>1 En un mot, un journal arme/ de deux ou trois cent bons mille francs vient d'e^tre fonde/ dans le but de faire une opposition qui contente les me/contents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberte/ autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l'incre/dulite/; que pour nous la patrie est une capitale ou\ les ide/es s'e/changent ou se vendent a\ tant la ligne, ou\ tous les jours ame\nent de succulents di^ners, de nombreux spec- tacles; ou\ fourmillent de licencieuses prostitue/es, ou\ les soupers ne finissent que le lendemain, ou\ les amours vont a\ l'heure comme les citadines; que Paris sera tou- jours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberte/, de l'esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et ou\ le ba^ton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l'on est pre\s de ceux qui le tiennent... Nous, ve/ritables sectateurs du dieu Me/phis- tophe/le\s, avons entrepris de badigeonner l'esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches a\ la baraque gouvernementale, de me/dicamenter les doc- trinaires, de recuire les vieux re/publicains, de re/champir les bonapartistes et de ravitailler le centre, pourvu qu'il nous soit permis de rire <1in petto>1 des rois et des peuples, de ne pas e^tre le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie a\ la Panurge ou <1more orientali,>1 couche/s sur de moelleux coussins. Nous te destinions les re^nes de cet empire macaronique et burlesque, ainsi nous t'emmenons de ce pas au di^ner donne/ par le fondateur dudit journal, un banquier retire/ qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli comme un fre\re, nous t'y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n'e/pouvante, dont la perspi- cacite/ de/couvre les intentions de l'Autriche, de l'Angle- terre ou de la Russie, avant que la Russie, l'Angleterre ou l'Autriche n'aient des intentions ! Oui, nous t'instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Met- ternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destine/es d'un empire comme les hommes vul- gaires jouent leur <1kirchen-wasser>1 aux dominos. Nous t'avons donne/ pour le plus intre/pide compagnon qui jamais ait e/treint corps a\ corps la De/bauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts; nous avons me^me affirme/ qu'il ne t'a pas encore vaincu. J'espe\re que tu ne feras pas mentir nos e/loges. Taillefer, notre amphitryon, nous a promis de surpasser les e/troites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l'e/le/gance et de la gra^ce dans le vice. Entends- tu, Raphae%l ? lui demanda l'orateur en s'interrompant. -- Oui, re/pondit l jeune homme moins e/tonne/ de l'accomplissement de ses souhaits que surpris de la manie\re naturelle par laquelle les e/ve/nements s'enchai- naient. Quoiqu'il lui fu^t impossible de croire a\ une influence magique, il admirait les hasards de la destine/e humaine. -- Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais a\ la mort de ton grand-pe\re, lui re/pliqua l'un de ses voisins. -- Ah! reprit Raphae%l avec un accent de nai%vete/ qui fit rire ces e/crivains, l'espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voila\ pre\s de devenir de biens grands coquins ! Jusqu'a\ pre/sent nous avons fait de l'im- pie/te/ entre deux vins, nous avons pese/ la vie e/tant ivres, nous avons prise/ les hommes et les choses en dige/rant. Vierges du fait, nous e/tions hardis en paroles; mais mar- que/s maintenant par le fer chaud de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illu- sions. Quand on ne croit plus qu'au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d'innocence ou\ nous tendions de/votement la langue a\ un bon pre^tre, pour recevoir le sacre/ corps de notre Seigneur Je/sus- Christ. Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant de plai- sir a\ commettre nos premiers pe/che/s, c'est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur; tandis que maintenant... -- Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste... -- Quoi ? dit un autre. --Le crime... -- Voila\ un mot qui a toute la hauteur d'une potence et toute la profondeur de la Seine, re/pliqua Raphae%l. -- Oh! tu ne m'entends pas. Je parle des crimes poli- tiques. Depuis ce matin je n'envie qu'une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera toujours ; mais ce soir la vie pa^le de notre civilisation, unie comme la rainure d'un chemin de fer, fait bondir mon coeur de de/gou^t! Je suis e/pris de passion pour les malheurs de la de/route de Moscou, pour les e/motions du <1Cor->1 <1saire rouge>1 et pour l'existence des contrebandiers. Puis- qu'il n'y a plus de Chartreux en France, je voudrais au moins un Botany-Bay, une espe\ce d'infirmerie destine/e aux petits lords Byrons, qui, apre\s avoir chiffonne/ la vie comme une serviette apre\s di^ner, n'ont plus rien a\ faire qu'a\ incendier leur pays, se bru^ler la cervelle, cons- pirer pour la re/publique, ou demander la guerre... -- Emile, dit avec feu le voisin de Raphaeel a\ l'interlo- cuteur, foi d'homme, sans la re/volution de juillet, je me faisais pre^tre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et... -- Et tu aurais lu le bre/viaire tous les jours ? -- Oui. -- Tu es un fat. -- Nous lisons bien les journaux. -- Pas mal! pour un journaliste. Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d'une masse d'abonne/s. Le journa- lisme, vois-tu, c'est la religion des socie/te/s modernes, et il y a progre\s. -- Comment ? -- Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus... En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le <1De Viris illustribus>1 depuis longues anne/es, ils arrive\rent a\ un ho^tel de la rue Joubert. Emile e/tait un journaliste qui avait conquis plus de gloire a\ ne rien faire que les autres n'en recueillent de leurs succe\s. Critique hardi, plein de verve et de mordant, il posse/dait toutes les qualite/s que comportaient ses de/fauts. Franc et rieur, il disait en face mille e/pigrammes a\ un ami, qu'absent, il de/fendait avec courage et loyaute/. Il se moquait de tout, me^me de son avenir. Toujours de/pourvu d'argent, il restait, comme tous les hommes de quelque porte/e, plonge/ dans une inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de pro- messes qu'il ne re/alisait jamais, il s'e/tait fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se re/veiller vieux a\ l'ho^pital. D'ailleurs, ami jusqu'a\ l'e/chafaud, fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par ne/ces- site/. -- Nous allons faire, suivant l'expression de maitre Alcofribas, un fameux <1tronc#on de chiere lie,>1 dit-il a\ Raphae%l en lui montrant les caisses de fleurs qui embau- maient et verdissaient les escaliers. -- J'aime les porches bien chauffe/s et garnis de riches tapis, re/pondit Raphae%l. Le luxe de\s le pe/ristyle est rare en France. Ici, je me sens renai^tre. -- Et la\-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphae%l. Ah c#a\! reprit-il, j'espe\re que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces te^tes-la\. Puis, d'un geste moqueur, il montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumie\res, et ou\ ils furent aussito^t accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L'un venait de re/ve/ler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impe/riale. L'autre avait hasarde/ la veille un livre plein de verdeur, empreint d'une sorte de de/dain litte/raire, et qui de/couvrait a\ l'e/cole moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux ge/nie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l'occurrence, tanto^t ne veulent voir de supe/riorite/ nulle part, et tanto^t en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes, a\ l'oeil malin, a\ la bouche mordante, guettait les e/pigrammes pour les traduire a\ coups de crayon. La\, ce jeune et audacieux e/crivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pense/es politiques, ou condensait en se jouant l'esprit d'un e/crivain fe/cond, s'entretenait avec ce poe\te dont les e/crits e/crase- raient toutes les oeuvres du temps pre/sent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la ve/rite/ et de ne pas mentir, en s'adressant de douces flatteries. Un musicien ce/le\bre consolait en <1si>1 <1be/mol>1 et d'une voix moqueuse un jeune homme poli- tique re/cemment tombe/ de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style e/taient aupre\s de jeunes auteurs sans ide/es, des prosateurs pleins de poe/sie pre\s de poe\tes prosai%ques. Voyant ces e^tres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez nai%f pour croire a\ sa doctrine, les accouplait avec charite/, voulant sans doute les trans- former en religieux de son ordre. Enfin, il s'y trouvait deux ou trois de ces savants destine/s a\ mettre de l'azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes pre^ts a\ y jeter de ces lueurs e/phe/me\res qui, semblables aux e/tin- celles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumie\re. Quelques hommes a\ paradoxes, riant sous cape des gens qui e/pousent leurs admirations ou leurs me/pris pour les hommes et les choses, faisaient de/ja\ de cette politique a\ double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les syste\mes, sans prendre parti pour aucun. Le <1jugeur>1 qui ne s'e/tonne de rien, qui se mouche au milieu d'une cavatine aux Bouffons, y crie <1brava>1 avant tout le monde, et contredit ceux qui pre/viennent son avis, e/tait la\ cherchant a\ s'attribuer les mots des gens d'esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l'avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viage\re; quant aux autres, ils pouvaient comme toutes les me/diocrite/s se dire le fameux mensonge de Louis XVIII : <1Union et oubli.>1 L'am- phitryon avait la gaiete/ soucieuse d'un homme qui de/pense deux mille e/cus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Biento^t apparut un gros petit homme qui fut accueilli par une flatteuse rumeur, c'e/tait le notaire qui, le matin me^me, avait acheve/ de cre/er le journal. Un valet de chambre ve^tu de noir vint ouvrir les portes d'une vaste salle a\ manger, ou\ chacun alla sans ce/re/monie reconnaitre sa place autour d'une table immense. Avant de quitter les salons, Raphae%l y jeta un dernier coup d'oeil. Son souhait e/tait certes bien comple\tement re/alise/. La soie et l'or tapissaient les appartements. De riches cande/labres supportant d'innom- brables bougies faisaient briller les plus le/gers de/tails des frises dore/es, les de/licates ciselures du bronze et les somp- tueuses couleurs de l'ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinie\res artistement construites avec des bambous, re/pandaient de doux parfums. Tout jusqu'aux draperies respirait une e/le/gance sans pre/tention; enfin, il y avait en tout je ne sais quelle gra^ce poe/tique dont le prestige devait agir sur l'imagination d'un homme sans argent. -- Cent mille livres de rente sont un bien joli commen- taire du cate/chisme, et nous aident merveilleusement a\ mettre la <1morale en actions>1 ! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va gue\re a\ pied. Pour moi, le vice c'est une mansarde, un habit ra^pe/, un chapeau gris en hiver, et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n'importe! Et puis apre\s mourir. J'aurai du moins e/puise/, connu, de/vore/ mille existences. -- Oh! lui dit Emile qui l'e/coutait, tu prends le coupe/ d'un agent de change pour le bonheur. Va, tu serais biento^t ennuye/ de la fortune en t'apercevant qu'elle te ravirait la chance d'e^tre un homme supe/rieur. Entre les pauvrete/s de la richesse et les richesses de la pauvrete/, l'artiste a-t-il jamais balance/ ? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, a\ nous autres ? Aussi, pre/pare ton estomac, vois, dit-il en lui montrant par un geste he/roique le majestueux, le trois fois saint et rassurant aspect que pre/sentait la salle a\ manger du benoi^t capitaliste. Cet homme-la\, reprit-il, ne s'est vraiment donne/ la peine d'amasser son argent que pour nous. N'est-ce pas une espe\ce d'e/ponge oublie/e par les naturalistes dans l'ordre des Polypiers, et qu'il s'agit de presser avec de/licatesse, avant de la laisser sucer par des he/ritiers ? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui de/corent les murs ? Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu! S'il faut croire les envieux et ceux qui tiennent a\ voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tue/, pendant la re/volution, un Allemand et quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la me\re de cet ami. Peux-tu donner place a\ des crimes sous les cheveux grisonnants de ce ve/ne/rable Taillefer ? Il a l'air d'un bien bon homme. Vois donc comme l'argenterie e/tincelle, et chacun de ces rayons brillants serait pour lui un coup de poignard ?... Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de coeur et de talent qui s'appre^teraient a\ manger les entrailles, a\ boire le sang d'une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d'enthousiasme, nous serions complices du forfait! J'ai envie de demander a\ notre capitaliste s'il est honne^te homme. --- Non pas maintenant! s'e/cria Raphae%l, mais quand il sera ivre-mort, nous aurons di^ne/. Les deux amis s'assirent en riant. D'abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d'admiration au somptueux coup d'oeil qu'offrait une longue table, blanche comme une couche de neige frai^chement tombe/e, et sur laquelle s'e/levaient syme/triquement les couverts couronne/s de petits pains blonds. Les cristaux re/pe/taient les couleurs de l'iris dans leurs reflets e/toile/s, les bougies trac#aient des feux croise/s a\ l'infini, les mets place/s sous des do^mes d'argent aigui- saient l'appe/tit et la curiosite/. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regarde\rent. Le vin de Made\re cir- cula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur a\ feu Cambace/re\s, et Brillat-Sava- rin l'eu^t ce/le/bre/. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette premie\re partie du festin e/tait comparable, en tout point, a\ l'exposition d'une trage/die classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu'au moment ou\ l'on emporta les restes de ce magnifique service, de tempe^tueuses discus- sions s'e/taient e/tablies ; quelques fronts pa^les rougissaient, plusieurs nez commenc#aient a\ s'empourprer, les visages s'allumaient, les yeux pe/tillaient. Pendant cette aurore de l'ivresse, le discours ne sortit pas encore des bornes de la civilite/; mais les railleries, les bons mots s'e/chappe\rent peu a\ peu de toutes les bouches; puis la calomnie e/leva tout doucement sa petite te^te de serpent et parla d'une voix flu^te/e; c#a\ et la\, quelques sournois e/coute\rent atten- tivement, espe/rant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout a\ fait e/chauffe/s. Chacun man- gea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde a\ l'affluence des liquides, tant ils e/taient lampants et parfume/s, tant l'exemple fut contagieux. Taillefer se piqua d'animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rho^ne, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. De/chai^ne/s comme les chevaux d'une malle- poste qui part d'un relais, ces hommes fouette/s par les flamme\ches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment verse/, laisse\rent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n'e/coute, se mirent a\ raconter ces histoires qui n'ont pas d'auditeur, recommence\rent cent fois ces interpellations qui restent sans re/ponse. L'orgie seule de/ploya sa grande voix, sa voix compose/e de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arri- ve\rent les toasts insidieux, les forfanteries, les de/fis. Tous renonc#aient a\ se glorifier de leur capacite/ intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eu^t deux voix. Il vint un moment ou\ les maitres parle\rent tous a\ la fois, et ou\ les valets sourirent. Mais cette me^le/e de paroles ou\ les para- doxes douteusement lumineux, les ve/rite/s grotesquement habille/es se heurte\rent a\ travers les cris, les jugements interlocutoires, les arre^ts souverains et les niaiseries, comme au milieu d'un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eu^t sans doute inte/resse/ quelque philosophe par la singularite/ des pense/es, ou surpris un politique par la bizarrerie des syste\mes. C'e/tait tout a\ la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si diffe/rentes d'une latitude a\ l'autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l'intelli- gence humaine tombe\rent sous une faux aussi longue que celle du Temps, et peut-e^tre eussiez-vous pu difficile- ment de/cider si elle e/tait manie/e par la Sagesse ivre, ou par l'Ivresse devenue une espe\ce de tempe^te, ces esprits semblaient, comme la mer irrite/e contre ses falaises, vouloir e/branler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir a\ la volonte/ de Dieu, qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpe/tuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Re/volution a\ la naissance d'un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs a\ la naissance de Gargantua, se trouvait tout l'abi^me qui se/pare le XIXe sie\cle du XVIe. Celui-ci appre^tait une destruction en riant, le no^tre riait au milieu des ruines. -- Comment appelez-vous le jeune homme que je vois la\-bas ? dit le notaire en montrant Raphae%l. J'ai cru l'entendre nommer Valentin. -- Que chantez-vous, avec votre Valentin tout court ? s'e/cria Emile en riant. Raphae%l de Valentin, s'il vous plait! Nous portons <1un aigle d'or en champ de sable,>1 <1couronne/ d'argent, becque/ et ongle/ de gueules,>1 avec une belle devise : NON CECIDIT ANIMUS! Nous ne sommes pas un enfant trouve/, mais le descendant de l'empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, he/ritier le/gitime de l'empire d'Orient. Si nous laissons tro^ner Mahmoud a\ Constanti- nople, c'est par pure bonne volonte/, et faute d'argent ou de soldats. Emile de/crivit en l'air, avec sa fourchette, une cou- ronne au-dessus de la te^te de Raphae%l. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit biento^t a\ boire en laissant e/chapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu'il lui e/tait impossible de rattacher a\ sa cliente\le les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l'empereur Valence et la famille des Valen- tinois. -- La destruction de ces fourmilie\res nomme/es Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours e/crase/es sous les pieds d'un ge/ant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donne/ a\ l'homme par une puissance moqueuse ? dit Claude Vignon, espe\ce d'esclave achete/ pour faire du Bossuet a\ dix sous la ligne. -- Moi%se, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napole/on sont peut-e^tre un me^me homme qui reparai^t a\ travers les civilisations, comme une come\te dans le ciel! re/pondit un ballanchiste. -- Pourquoi sonder la Providence ? dit Canalis le fabricant de ballades. -- Allons, voila\ la Providence, s'e/cria le jugeur en l'interrompant. Je ne connais rien au monde de plus e/lastique. -- Mais, monsieur, Louis XIV a fait pe/rir plus d'hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l'impo^t, pour mettre de l'unite/ dans la loi, nationaliser la France et faire e/galement partager les he/ritages, disait Massol, un jeune homme devenu re/publicain faute d'une syllabe devant son nom. -- Monsieur, lui re/pondit Moreau de l'Oise, bon pro- prie/taire, vous qui prenez le sang pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous a\ chacun sa te^te sur ses e/paules ? -- A quoi bon, monsieur ? les principes de l'ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices ? > -- Bixiou! He/! Chose-le-re/publicain pre/tend que la te^te de ce proprie/taire serait un sacrifice, dit un jeune homme a\ son voisin. -- Les hommes et les e/ve/nements ne sont rien, disait le re/publicain en continuant sa the/orie a\ travers les hoquets, il n'y a en politique et en philosophie que des principes et des ide/es. -- Quelle horreur! Vous n'auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un <1si...>1 -- He/! monsieur, l'homme qui a des remords est le vrai sce/le/rat, car il a quelque ide/e de la vertu; tandis que Pierre le Grand, le duc d'Albe, e/taient des syste\mes, et le corsaire Monbard, une organisation. -- Mais la socie/te/ ne peut-elle pas se priver de vos syste\mes et de vos organisations ? dit Canalis. -- Oh! d'accord, s'e/cria le re/publicain. -- Eh! votre stupide re/publique me donne des nau- e/es! nous ne saurions de/couper tranquillement un cha- pon sans y trouver la loi agraire. -- Tes principes sont excellents, mon petit Brutus farci de truffes ! Mais tu ressembles a\ mon valet de chambre, le dro^le est si cruellement posse/de/ par la manie de la proprete/, que si je lui laissais brosser mes habits a\ sa fantaisie, j'irais tout nu. -- Vous e^tes des brutes ! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, re/pliqua l'homme a\ la re/pu- blique. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs. -- He/! he/! fit l'avoue/ Desroches. -- Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit Cardot le notaire. Fermez la porte. Il n'y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la ve/rite/, nous la trouverions peut-e^tre en faillite. -- Ah! il en aurait sans doute moins cou^te/ de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononce/s a\ la tri- bune depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet. -- Vous avez bien raison! passez-moi des asperges. Car, apre\s tout, la liberte/ enfante l'anarchie, l'anarchie conduit au despotisme, et le despotisme rame\ne a\ la liberte/. Des millions d'e^tres ont pe/ri sans avoir pu faire triompher aucun de ces syste\mes. N'est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand l'homme croit avoir perfectionne/, il n'a fait que de/placer les choses. -- Oh! oh! s'e/cria Cursy le vaudevilliste, alors, mes- sieurs, je porte un toast a\ Charles X, pe\re de la liberte/! -- Pourquoi pas ? dit Emile. Quand le despotisme est dans les lois, la liberte/ se trouve dans les moeurs, et <1vice>1 <1versa.>1 -- Buvons donc a\ l'imbe/cillite/ du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbe/ciles! dit le banquier. -- He/! mon cher, au moins Napole/on nous a-t-il laisse/ de la gloire! criait un officier de marine qui n'e/tait jamais sorti de Brest. Ah! la gloire, triste denre/e. Elle se paye cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point l'e/goi%sme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots ? -- Monsieur, vous e^tes bien heureux. -- Le premier qui inventa les fosse/s e/tait sans doute un homme faible, car la socie/te/ ne profite qu'aux gens che/tifs. Place/s aux deux extre/mite/s du monde moral, le sauvage et le penseur ont e/galement horreur de la pro- prie/te/. -- Joli! s'e/cria Cardot. S'il n'y avait pas de proprie/te/s, comment pourrions-nous faire des actes ? -- Voila\ des petits pois de/licieusement fantastiques ! -- Et le cure/ fut trouve/ mort dans son lit, le lende- main... -- Oui parle de mort ? Ne badinez pas! J'ai un oncle. -- Vous vous re/signeriez sans doute a\ le perdre. -- Ce n'est pas une question. -- Ecoutez-moi, messieurs! MANIE\RE DE TUER SON ONCLE. Chut! (Ecoutez ! Ecoutez!) Ayez d'abord un oncle gros et gras, septuage/naire au moins, ce sont les meilleurs oncles. (Sensation.) Faites-lui manger, sous un pre/texte quelconque, un pa^te/ de foie gras... -- He/! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre. -- Ah! ces oncles-la\ sont des monstres qui abusent de la vie. -- Et, dit l'homme aux oncles en continuant, annon- cez-lui, pendant sa digestion, la faillite de son banquier. -- S'il re/siste ? -- La^chez-lui une jolie fille! -- S'il est... dit-il en faisant un geste ne/gatif. -- Alors, ce n'est pas un oncle, l'oncle est essentielle- ment e/grillard. -- La voix de la Malibran a perdu deux notes. -- Non, monsieur. -- Si, monsieur. -- Oh! oh! Oui et non, n'est-ce pas l'histoire de toutes les dissertations religieuses, politiques et litte/raires ? L'homme est un bouffon qui danse sur des pre/cipices! -- A vous entendre, je suis un sot. --Au contraire, c'est parce que vous ne m'entendez pas. -- L'instruction, belle niaiserie! Monsieur Heineffet- termach porte le nombre des volumes imprime/s a\ plus d'un milliard, et la vie d'un homme ne permet pas d'en lire cent cinquante mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le mot <1instruction ?>1 pour les uns, elle consiste a\ savoir les noms du cheval d'Alexandre, du dogue Be/re/cillo, du seigneur des Accords, et d'ignorer celui de l'homme auquel nous devons le flottage des bois ou la porcelaine. Pour les autres, e^tre instruit, c'est savoir bru^ler un testament et vivre en honne^tes gens, aime/s, conside/re/s, au lieu de voler une montre en re/cidive, avec les cinq circonstances aggravantes, et d'aller mourir en place de Gre\ve, hai%s et de/shonore/s. -- Nathan restera-t-il ? -- Ah! ses collaborateurs, monsieur, ont bien de l'esprit. -- Et Canalis ? -- C'est un grand homme, n'en parlons plus. -- Vous e^tes ivres ? -- La conse/quence imme/diate d'une constitution est l'aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monu- ments, tout est de/vore/ par un effroyable sentiment d'e/goi%sme, notre le\pre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu'a\ planter des peupliers. Le despotisme fait ille/galement de grandes choses, la liberte/ ne se donne me^me pas la peine d'en faire le/galement de tre\s petites. -- Votre enseignement mutuel fabrique des pie\ces de cent sous en chair humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualite/s disparaissent chez un peuple nivele/ par l'instruction. -- Cependant, le but de la socie/te/ n'est-il pas de procurer a\ chacun le bien-e^tre ? demanda le saint-simo- nien. -- Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez gue\re au peuple. Etes-vous e/pris de belle passion pour l'humanite/ ? allez a\ Madagascar : vous y trouverez un joli petit peuple tout neuf a\ saint-simoniser, a\ classer, a\ mettre en bocal; mais, ici, chacun entre tout naturellement dans son alve/ole, comme une cheville dans son trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des be^tes sans avoir besoin d'e^tre promus par un colle\ge de Pe\res. Ah! ah! -- Vous e^tes un carliste! -- Pourquoi pas ? J'aime le despotisme, il annonce un certain me/pris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants ! Tro^ner dans une chambre, a\ trente millions de lieues du soleil, n'est-ce donc rien ? -- Mais re/sumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui, pour l'instruction du sculpteur inattentif, avait entrepris une discussion sur le commen- cement des socie/te/s et sur les peuples autochtones. A l'origine des nations, la force fut en quelque sorte mate/rielle, une, grossie\re; puis, avec l'accroissement des agre/gations, les gouvernements ont proce/de/ par des de/com- positions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquite/ la force e/tait dans la the/o- cratie; le pre^tre tenait le glaive et l'encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd'hui, notre socie/te/, dernier terme de la civilisation, a distribue/ la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrive/s aux forces nomme/es industrie, pense/e, argent, parole. Le pouvoir, n'ayant plus alors d'unite/, marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n'a plus d'autre barrie\re que l'inte/re^t. Aussi ne nous appuyons- nous ni sur la religion, ni sur la force mate/rielle, mais sur l'intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut- elle l'acti-on ? Voila\ le proble\me. -- L'intelligence a tout tue/, s'e/cria le carliste. Allez, la liberte/ absolue me\ne les nations au suicide, elles s'en- nuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire. -- Que nous direz-vous de neuf ? Aujourd'hui vous avez ridiculise/ tous les pouvoirs, et c'est me^me chose vulgaire que de nier Dieu! Vous n'avez plus de croyance. Aussi le sie\cle est-il comme un vieux sultan perdu de de/bauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier de/sespoir de poe/sie, a chante/ les passions du crime. -- Savez-vous, lui re/pondit Bianchon comple\tement ivre, qu'une dose de phosphore de plus ou de moins fait l'homme de ge/nie ou le sce/le/rat, l'homme d'esprit ou l'idiot, l'homme vertueux ou le criminel ? -- Peut-on traiter ainsi la vertu! s'e/cria de Cursy. La vertu, sujet de toutes les pie\ces de the/a^tre, de/nou^ment de tous les drames, base de tous les tribunaux. -- He/! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c'est Achille sans talon! dit Bixiou. -- A boire! -- Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d'un seul trait ? -- Quel trait d'esprit! s'e/cria Bixiou. -- Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait se/rieusement a\ boire a\ son gilet. -- Oui, monsieur, le gouvernement actuel est l'art de faire re/gner l'opinion publique. -- L'opinion ? mais c'est la plus vicieuse de toutes les prostitue/es! A vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse pre/fe/rer vos lois a\ la nature, l'opinion a\ la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux! Si la socie/te/ nous a donne/ le duvet des oreillers, elle a certes compense/ le bienfait par la goutte, comme elle a mis la proce/dure pour tempe/rer la justice, et les rhumes a\ la suite des cha^les de Cachemire. -- Monstre! dit Emile en interrompant le misan- thrope, comment peux-tu me/dire de la civilisation en pre/sence de vins, de mets de/licieux, et a\ table jusqu'au menton ? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dore/es, mais ne mords pas ta me\re. -- Est-ce ma faute, a\ moi, si le catholicisme arrive a\ mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la re/publique aboutit toujours a\ quelque Napole/on, si la royaute/ se trouve entre l'assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libe/ralisme devient La Fayette ? -- L'avez-vous embrasse/ en juillet ? -- Non. -- Alors taisez-vous, sceptique. -- Les sceptiques sont les hommes les plus conscien- cieux. --Ils n'ont pas de conscience. -- Que dites-vous ? ils en ont au moins deux. -- Escompter le ciel! monsieur, voila\ une ide/e vrai- ment commerciale. Les religions antiques n'e/taient qu'un heureux de/veloppement du plaisir physique; mais nous autres nous avons de/veloppe/ l'a^me et l'espe/rance; il y a eu progre\s. -- He/! mes bons amis, que pouvez-vous attendre d'un sie\cle repu de politique ? dit Nathan. Quel a e/te/ le sort du <1Roi de Bohe^me et de ses sept cha^teaux,>1 la plus ravis- sante conception... -- C#a\ ?... cria le jugeur d'un bout de la table a\ l'autre. C'est des phrases tire/es au hasard dans un chapeau, ve/ritable ouvrage e/crit pour Charenton. -- Vous e^tes un sot! -- Vous e^tes un dro^le! -- Oh! oh! -- Ah! ah! -- Ils se battront. -- Non. -- A demain, monsieur. -- A l'instant, re/pondit Nathan. -- Allons! allons! vous e^tes deux braves. -- Vous en e^tes un autre! dit le provocateur. -- Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout. -- Ah! je ne me tiens pas droit, peut-e^tre! reprit le belliqueux Nathan en se dressant comme un cerf-volant inde/cis. Il jeta sur la table un regard he/be/te/, puis comme exte/nue/ par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la te^te et resta muet. -- Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur a\ son voisin, de me battre pour un ouvrage que je n'ai jamais vu ni lu! -- Emile, prends garde a\ ton habit, ton voisin pa^lit, dit Bixiou. -- Kant, monsieur. Encore un ballon lance/ pour amuser les niais! Le mate/rialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le me^me volant. Que Dieu soit en tout selon Spinosa, ou que tout vienne de Dieu selon saint Paul... . Imbe/ciles! ouvrir ou fermer une porte, n'est-ce pas le me^me mouvement ? L'oeuf vient-il de la poule ou la poule de l'oeuf? (Passez-moi du canard!) Voila\ toute la science. -- Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranche/e par un fait. -- Et lequel ? -- Les chaires de professeurs n'ont pas e/te/ faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires ? Mets des lunettes et lis le budget. -- Voleurs! -- Imbe/ciles! -- Fripons! -- Dupes! -- Ou\ trouverez-vous ailleurs qu'a\ Paris un e/change aussi vif, aussi rapide entre les pense/es, s'e/cria Bixiou en prenant une voix de basse-taille. -- Allons, Bixiou, fais-nous quelque farce classique? Voyons, une charge! --- Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvie\me sie\cle ? -- Ecoutez! -- Silence! -- Mettez des sourdines a\ vos mufles! -- Te tairas-tu, chinois! -- Donnez-lui du vin, et qu'il se taise, cet enfant! -- A toi, Bixiou! L'artiste boutonna son habit noir jusqu'au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manie\re a\ singer <1la Revue>1 <1des Deux Mondes>1 en louchant; mais le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa moquerie. S'il ne repre/senta pas le sie\cle, au moins repre/senta-t-il la Revue, car il ne s'entendit pas lui-me^me. Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d'un vaste surtout en bronze dore/, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures doue/es par un ce/le\bre artiste des formes convenues en Europe pour la beaute/ ide/ale, soutenaient et portaient des buis- sons de fraises, des ananas, des dattes fraiches, des rai- sins jaunes, de blondes pe^ches, des oranges arrive/es de Se/tubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit-four, les de/licatesses les plus friandes, les frian- dises les plus se/ductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques e/taient rehausse/es par l'e/clat de la por- celaine, par des lignes e/tincelantes d'or, par les de/cou- pures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l'Oce/an, verte et le/ge\re, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copie/s a\ Se\vres. Le territoire d'un prince allemand n'aurait pas paye/ cette richesse insolente. L'argent, la nacre, l'or, les cristaux furent de nouveau prodigue/s sous de nouvelles formes ; mais les yeux engour- dis et la verbeuse fie\vre de l'ivresse permirent a\ peine aux convives d'avoir une intuition vague de cette fe/erie digne d'un conte oriental. Les vins de dessert apporte\rent leurs parfums et leurs flammes, philtres puissants, vapeurs enchanteresses qui engendrent une espe\ce de mirage intellectuel et dont les liens puissants enchai^nent les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pille/es, les voix grossirent, le tumulte grandit. Il n'y eut plus alors de paroles distinctes, les verres vole\rent en e/clats, et des rires atroces partirent comme des fuse/es. Cursy saisit un cor et se mit a\ sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donne/ par le diable. Cette assemble/e en de/lire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de voir des gens naturellement gais, devenus sombres comme les de/nou^ments de Cre/billon, ou re^veurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets a\ des curieux qui n'e/coutaient pas. Les me/lancoliques souriaient comme des danseuses qui ache\vent leurs pirouettes. Claude Vignon se dandinait a\ la manie\re des ours en cage. Des amis intimes se bat- taient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines, et si curieusement de/montre/es par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouve/ la\ froid et a\ jeun. Le mai^tre du logis se sentant ivre, n'osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en ta^chant de conserver un air de/cent et hospitalier. Sa large figure, devenue rouge et bleue, presque violace/e, terrible a\ voir, s'associait au mouve- ment ge/ne/ral par des efforts semblables au roulis et au tangage d'un brick. -- Les avez-vous assassine/s ? lui demanda Emile. -- La peine de mort va, dit-on, e^tre abolie en faveur de la re/volution de juillet, re/pondit Taillefer qui haussa les sourcils d'un air tout a\ la fois plein de finesse et de be^tise. -- Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe ? reprit Raphae%l. -- Il y a prescription! dit le meurtrier plein d'or. -- Et sur sa tombe, s'ecria Emile d'un ton sardonique, l'entrepreneur du cimetie\re gravera : <1Passants, accordez>1 <1une larme a\ sa me/moire>1! Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathe/maticien qui me de/montrerait par une e/quation alge/brique l'existence de l'enfer. Il jeta une pie\ce en l'air en criant : -- Face pour Dieu! -- Ne regarde pas, dit Raphae%l en saisissant la pie\ce, que sait-on? le hasard est si plaisant. -- He/las! reprit Emile d'un air tristement bouffon, je ne vois pas ou\ poser les pieds entre la ge/ome/trie de l'in- cre/dule et le <1Pater noster>1 du pape. Bah! buvons! <1Trinc>1 est, je crois, l'oracle de la divine bouteille et sert de conclusion au Pantagruel. -- Nous devons au <1Pater noster,>1 re/pondit Raphae%l, nos arts, nos monuments, nos sciences peut-e^tre; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernements modernes, dans lesquels une socie/te/ vaste et fe/conde est merveilleusement repre/sente/e par cinq cents intelligences, ou\ les forces oppose/es les unes aux autres se neutralisent en laissant tout pouvoir a\ la CIVILISATION, reine gigantesque qui remplace le R0I, cette ancienne et terrible figure, espe\ce de faux destin cre/e/ par l'homme entre le ciel et lui. En pre/sence de tant d'oeuvres accomplies, l'athe/isme appa- rai^t comme un squelette qui n'engendre pas. Qu'en dis-tu ? -- Je songe aux flots de sang re/pandus par le catholi- cisme, dit froidement Emile. Il a pris nos veines et nos coeurs pour faire une contrefac#on du de/luge. Mais n'im- porte! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannie\re du Christ. Lui seul a consacre/ le triomphe de l'esprit sur la matie\re, lui seul nous a poe/tiquement re/ve/le/ le monde interme/diaire qui nous se/pare de Dieu. -- Tu crois ? reprit Raphae%l en lui jetant un inde/finis- sable sourire d'ivresse. Eh! bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast : <1Diis ignotis>1 ! Et ils vide\rent leurs calices de science, de gaz carbo- nique, de parfums, de poe/sie et d'incre/dulite/. -- Si ces messieurs veulent passer dans le salon, le cafe/ les y attend, dit le mai^tre d'ho^tel. En ce moment presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes de/licieuses ou\ les lumie\res de l'esprit s'e/teignent, ou\ le corps de/livre/ de son tyran s'abandonne aux joies de/lirantes de la liberte/. Les uns arrive/s a\ l'apo- ge/e de l'ivresse restaient mornes et pe/niblement occupe/s a\ saisir une pense/e qui leur attesta^t leur propre existence, les autres plonge/s dans le marasme produit par une diges- tion alourdissante niaient le mouvement. D'intre/pides orateurs disaient encore de vagues paroles dont le sens leur e/chappait a\ eux-me^mes. Quelques refrains retentis- saient comme le bruit d'une me/canique oblige/e d'accom- plir sa vie factice et sans a^me. Le silence et le tumulte s'e/taient bizarrement accouple/s. Ne/anmoins, en enten- dant la voix sonore du valet qui, a\ de/faut d'un mai^tre, leur annonc#ait des joies nouvelles, les convives se leve\rent entrai^ne/s, soutenus ou porte/s les uns par les autres. La troupe entie\re resta pendant un moment immobile et charme/e sur le seuil de la porte. Les jouissances exces- sives du festin pa^lirent devant le chatouillant spectacle que l'amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les e/tincelantes bougies d'un lustre d'or, autour d'une table charge/e de vermeil, un groupe de femmes se pre/senta soudain aux convives he/be/te/s dont les yeux s'allume\rent comme autant de diamants. Riches e/taient les parures, mais plus riches encore e/taient ces beaute/s e/blouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionne/s de ces filles, prestigieuses comme des fe/es, avaient encore plus de vivacite/ que les torrents de lumie\re qui faisaient resplendir les reflets satine/s des tentures, la blancheur des marbres et les saillies de/licates des bronzes. Le coeur bru^lait a\ voir les contrastes de leurs coiffures agite/es et de leurs attitudes, toutes diverses d'attraits et de carac- te\re. C'e/tait une haie de fleurs me^le/es de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture de colliers noirs sur des cous de neige, des e/charpes le/ge\res flottant comme les flammes d'un phare, des turbans orgueilleux, des tuniques modestement provoquantes. Ce se/rail offrait des se/duc- tions pour tous les yeux, des volupte/s pour tous les caprices. Pose/e a\ ravir, une danseuse semblait e^tre sans voile sous les plis onduleux du cachemire. La\ une gaze diaphane, ici la soie chatoyante cachaient ou re/ve/laient des perfections myste/rieuses. De petits pieds e/troits par- laient d'amour, des bouches frai^ches et rouges se taisaient. De fre^les et de/centes jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence se pre/sentaient aux regards comme des apparitions qu'un souffle pouvait dissiper. Puis des beaute/s aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la te^te comme si elles avaient encore de royales protections a\ faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste figure ae/rienne, descendue des nuages d'Ossian, ressemblait a\ un ange de me/lancolie, a\ un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beaute/ gi^t dans une gra^ce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, arme/e de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, sire\ne sans coeur et sans passion, mais qui sait artificieusement cre/er les tre/sors de la pas- sion et contrefaire les accents du coeur, ne manquait pas a\ cette pe/rilleuse assemble/e ou\ brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur fe/licite/, de riches Normandes aux formes magni- fiques, des femmes me/ridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit des beaute/s de Ver- sailles convoque/es par Lebel, ayant de\s le matin dresse/ tous leurs pie\ges, arrivant comme une troupe d'esclaves orientales re/veille/es par la voix du marchand pour partir a\ l'aurore. Elles restaient interdites, honteuses, et s'em- pressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l'inte/rieur d'une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, e/tait ou quelque se/duction calcule/e ou de la pudeur involon- taire. Peut-e^tre un sentiment que la femme ne de/pouille jamais comple\tement leur ordonnait-il de s'envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalite/s du vice. Aussi la conspira- tion ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle devoir e/chouer. Ces hommes sans frein furent subjugue/s tout d'abord par la puissance majestueuse dont est investie la femme. Un murmure d'admiration re/sonna comme la plus douce musique. L'amour n'avait pas voyage/ de compagnie avec l'ivresse; au lieu d'un ouragan de pas- sions, les convives surpris dans un moment de faiblesse s'abandonne\rent aux de/lices d'une voluptueuse extase. A la voix de la poe/sie qui les domine toujours, les artistes e/tudie\rent avec bonheur les nuances de/licates qui dis- tinguaient ces beaute/s choisies. Re/veille/ par une pense/e, due peut-e^tre a\ quelque e/manation d'acide carbonique de/gage/ du vin de Champagne, un philosophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient la\ ces femmes, dignes peut-e^tre jadis des plus purs hommages. Chacune d'elles avait sans doute un drame sanglant a\ raconter. Presque toutes apportaient d'infernales tortures, et trai^- naient apre\s elle des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies ranc#onne/es par la mise\re. Les convives s'approche\rent d'elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caracte\res s'e/tablirent. Des groupes se forme\rent. Vous eussiez dit d'un salon de bonne compagnie ou\ les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, apre\s le di^ner, les secours que le cafe/, les liqueurs et le sucre pre^tent aux gourmands embarrasse/s dans les travaux d'une digestion re/calcitrante. Mais biento^t quelques rires e/clate\rent, le murmure augmenta, les voix s'e/leve\rent. L'orgie, dompte/e pendant un moment, menac#a par intervalles de se re/veiller. Ces alternatives de silence et de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de Beethoven. Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d'abord arriver pre\s d'eux une grande fille bien propor- tionne/e, superbe en son maintien, de physionomie assez irre/gulie\re, mais perc#ante, mais impe/tueuse, et qui saisis- sait l'a^me par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, lascivement boucle/e, semblait avoir de/ja\ subi les combats de l'amour, et retombait en flocons le/gers sur ses larges e/paules qui offraient des perspectives attrayantes a\ voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient a\ demi un cou majestueux sur lequel la lumie\re glissait par intervalles en re/ve/lant la finesse des plus jolis contours. La peau, d'un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et anime/s de ses vives couleurs. L'oeil, arme/ de longs cils, lanc#ait des flammes hardies, e/tincelles d'amour! La bouche, rouge, humide, entr'ouverte, appelait le baiser. Cette fille avait une taille forte, mais amoureusement e/lastique; son sein, ses bras e/taient largement de/veloppe/s, comme ceux des belles figures du Carrache; ne/anmoins, elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l'agilite/ d'une pan- the\re, comme la ma^le e/le/gance de ses formes en promet- tait les volupte/s de/vorantes. Quoique cette fille du^t savoir rire et fola^trer, ses yeux et son sourire effrayaient la pense/e. Semblable a\ ces prophe/tesses agite/es par un de/mon, elle e/tonnait pluto^t qu'elle ne plaisait. Toutes les expres- sions passaient par masses et comme des e/clairs sur sa figure mobile. Peut-e^tre eu^t-elle ravi des gens blase/s, mais un jeune homme l'eu^t redoute/e. C'e/tait une statue colossale tombe/e du haut de quelque temple grec, su- blime a\ distance, mais grossie\re a\ voir de pre\s. Ne/an- moins, sa foudroyante beaute/ devait re/veiller les impuis- sants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossements; aussi Emile la compara-t-il vaguement a\ une trage/die de Shakespeare, espe\ce d'arabesque admi- rable ou\ la joie hurle, ou\ l'amour a je ne sais quoi de sauvage, ou\ la magie de la gra^ce et le feu du bonheur succe\dent aux sanglants tumultes de la cole\re; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un de/mon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule e/treinte toutes les se/ductions de la femme, excepte/ les soupirs de la me/lancolie et les enchanteresses modesties d'une vierge; puis en un moment rugir, se de/chirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin, se de/truire elle-me^me comme fait un peuple insurge/. Ve^tue d'une robe en velours rouge, elle foulait d'un pied insouciant quelques fleurs de/ja\ tombe/es de la te^te de ses compagnes, et d'une main de/daigneuse tendait aux deux amis un plateau d'argent. Fie\re de sa beaute/, fie\re de ses vices peut-e^tre, elle montrait un bras blanc, qui se de/tachait vivement sur le velours. Elle e/tait la\ comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les tre/sors amasse/s par trois ge/ne/rations, qui rit sur des cadavres, se moque des aieux, dissout des perles et des tro^nes, transforme les jeunes gens en vieil- lards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie permise seulement aux ge/ants fatigue/s du pouvoir, e/prouve/s par la pense/e, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet. -- Comment te nommes-tu ? lui dit Raphae%l. -- Aquilina. -- Oh! oh! tu viens de <1Venise sauve/e,>1 s'e/cria Emile. -- Oui, re/pondit-elle. De me^me que les papes se donnent de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, j'en ai pris un autre en m'e/levant au-dessus de toutes les femmes. -- As-tu donc, comme ta patronne, un noble et ter- rible conspirateur qui t'aime et sache mourir pour toi ? dit vivement Emile, re/veille/ par cette apparence de poe/sie. -- Je l'ai eu, re/pondit-elle. Mais la guillotine a e/te/ ma rivale. Aussi mette/-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n'aille jamais trop loin. -- Oh! si vous lui laissez raconter l'histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n'en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n'ont-elles pas toutes un amant a\ pleurer; mais toutes n'ont pas, comme toi, le bonheur de l'avoir perdu sur un e/chafaud. Ah! j'aimerais bien mieux savoir le mien couche/ dans une fosse, a\ Cla- mart, que dans le lit d'une rivale. Ces phrases furent prononce/es d'une voix douce et me/lodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite cre/ature qui sous la baguette d'une fe/e fu^t jamais sortie d'un oeuf enchante/. Elle e/tait arrive/e a\ pas muets, et montrait une figure de/licate, une taille gre^le, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes frai^ches et pures. Une nai%ade inge/nue, qui s'e/chappe de sa source, n'est pas plus timide, plus blanche ni plus nai%ve que cette jeune fille qui paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l'amour, ne pas connai^tre les orages de la vie, et venir d'une e/glise ou\ elle aurait prie/ les anges d'obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. A Paris seule- ment se rencontrent ces cre/atures au visage candide qui cachent la de/pravation la plus profonde, les vices les plus raffine/s, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d'une marguerite. Trompe/s d'abord par les ce/lestes promesses e/crites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Emile et Raphae%l accepte\rent le cafe/ qu'elle leur versa dans les tasses pre/sente/es par Aquilina, et se mirent a\ la questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poe\tes, par une sinistre alle/gorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant a\ l'expression rude et passionne/e de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez e/tourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espe\ce de de/mon sans coeur, qui punit les a^mes riches et tendres de ressentir les e/motions dont il est prive/, qui trouve toujours une grimace d'amour a\ vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament. Un poe\te eu^t admire/ la belle Aquilina; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie : l'une e/tait l'a^me du vice, l'autre le vice sans a^me. -- Je voudrais bien savoir, dit Emile a\ cette jolie cre/ature, si parfois tu songes a\ l'avenir. -- L'avenir! re/pondit-elle en riant. Qu'appelez-vous l'avenir ? Pourquoi penserais-je a\ ce qui n'existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrie\re ni en avant de moi. N'est-ce pas de/ja\ trop que de m'occuper d'une journe/e a\ la fois ? D'ailleurs, l'avenir, nous le connaissons, c'est l'ho^pital. -- Comment peux-tu voir d'ici l'ho^pital et ne pas e/viter d'y aller ? s'e/cria Raphae%l. -- Qu'a donc l'ho^pital de si effrayant ? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni me\res ni e/pouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, fle/trit tout ce qu'il y a de femme en nous et se\che la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne voyez plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive qui marche sur deux pattes, froide, se\che, de/compose/e, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l'ambre qui re/jouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette; puis, s'il se trouve un coeur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez me^me pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, a\ cette e/poque de la vie, dans un riche ho^tel a\ soigner des chiens, ou dans un ho^pital a\ trier des guenilles, notre existence n'est-elle pas exactement la me^me ? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir a\ carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin, e^tre assises a\ des foyers dore/s ou nous chauffer a\ des cendres dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Gre\ve, ou aller a\ l'Ope/ra, y a-t-il donc la\ tant de diffe/- rence ? -- <1Aquilina mia,>1 jamais tu n'as eu tant de raison au milieu des tes de/sespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les ve/lins, les parfums, l'or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plait ne va bien qu'a\ la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis, s'e/cria-t-elle en lanc#ant un sourire venimeux aux deux amis; n'ai-je pas raison ? J'aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n'ai ni la manie de la perpe/tuite/ ni grand respect pour l'espe\ce humaine a\ voir ce que Dieu en fait! Donnez-moi des millions, je les mangerai; je ne voudrais pas garder un centime pour l'anne/e pro- chaine. Vivre pour plaire et re/gner, tel est l'arre^t que prononce chaque battement de mon coeur. La socie/te/ m'approuve; ne fournit-elle pas sans cesse a\ mes dissipa- tions ? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je de/pense tous les soirs ? pourquoi nous ba^tissez-vous des hopitaux ? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne pas m'amuser. -- Et les autres ? dit Emile. -- Les autres ? Eh bien qu'ils s'arrangent! J'aime mieux rire de leurs souffrances que d'avoir a\ pleurer sur les miennes. Je de/fie un homme de me causer la moindre peine. -- Qu'as-tu donc souffert pour penser ainsi ? demanda Raphae%l. --- J'ai e/te/ quitte/e pour un he/ritage, moi! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses se/ductions. Et cependant j'avais passe/ les nuits et les jours a\ travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus e^tre la dupe d'aucun sourire, d'aucune promesse, et je pre/tends faire de mon existence une longue partie de plaisir. -- Mais, s'e/cria Raphae%l, le bonheur ne vient-il donc pas de l'a^me ? -- Eh! bien, reprit Aquilina, n'est-ce rien que de se voir admire/e, flatte/e, de triompher de toutes les femmes, me^me des plus vertueuses, en les e/crasant par notre beaute/, par notre richesse ? D'ailleurs nous vivons plus en un jour qu'une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est juge/. -- Une femme sans vertu n'est-elle pas odieuse ? dit Emile a\ Raphae%l. Euphrasie leur lanc#a un regard de vipe\re, et re/pondit avec un inimitable accent d'ironie : -- La vertu! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes ? -- Allons, tais-toi, s'e/cria Emile, ne parle point de ce que tu ne connais pas. -- Ah! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie a\ un e^tre de/teste/, savoir e/lever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci! quand ils vous frappent au coeur; voila\ les vertus que vous ordonnez a\ la femme; et encore, pour la re/compenser de son abne/gation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant a\ la se/duire; si elle re/siste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libres aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes. --Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ? -- Eh! bien, re/pondit-elle, au lieu d'entreme^ler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupe/e en deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout a\ mon aise. -- Elle n'a pas aime/, dit Aquilina d'un son de voix profond. Elle n'a jamais fait cent lieues pour aller de/vo- rer avec mille de/lices un regard et un refus; elle n'a point attache/ sa vie a\ un cheveu, ni essaye/ de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son sei- gneur, son dieu. Pour elle, l'amour e/tait un joli colonel. -- He/! he/! <1La Rochelle,>1 re/pondit Euphrasie, l'amour est comme le vent, nous ne savons d'ou\ il vient. D'ail- leurs, si tu avais e/te/ bien aime/e par une be^te, tu prendrais les gens d'esprit en horreur. -- Le Code nous de/fend d'aimer les be^tes, re/pliqua la grande Aquilina d'un accent ironique. -- Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s'e/cria Euphrasie en riant. -- Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison! s'e/cria Raphae%l. -- Heureuses! dit Aquilina souriant de pitie/, de ter- reur, en jetant aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ignorez ce que c'est que d'e^tre condamne/e au plai- sir avec un mort dans le coeur. Contempler en ce moment les salons, c'e/tait avoir une vue anticipe/e du Pande/monium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d'une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, anime/es par une sauvage e/nergie, excitaient des rires et des cris qui e/clataient comme les de/tonations d'un feu d'artifice. Jonche/s de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l'image d'un champ de bataille. L'atmosphe\re e/tait chaude de vin, de plai- sirs et de paroles. L'ivresse, l'amour, le de/lire, l'oubli du monde e/taient dans les coeurs, sur les visages, e/crits sur les tapis, exprime/s par le de/sordre, et jetaient sur tous les regards de le/gers voiles qui faisaient voir dans l'air des vapeurs enivrantes. Il s'e/tait e/mu, comme dans les bandes lumineuses trace/es par un rayon de soleil, une poussie\re brillante a\ travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. C#a\ et la\, des groupes de figures enlace/es se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d'oeuvre de la sculpture qui ornaient les appartements. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidite/ trompeuse dans les ide/es et dans leurs organes, un dernier fre/missement, simulacre imparfait de la vie, il leur e/tait impossible de reconnai^tre ce qu'il y avait de re/el dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lasse/s. Le ciel e/touffant de nos re^ves, l'ardente suavite/ que contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilite/ charge/e de chai^nes, enfin les phe/nome\nes les plus inac- coutume/s du sommeil les assaillaient si vivement qu'ils prirent les jeux de cette de/bauche pour les caprices d'un cauchemar ou\ le mouvement est sans bruit, ou\ les cris sont perdus pour l'oreille. En ce moment le valet de chambre de confiance re/ussit, non sans peine, a\ attirer son mai^tre dans l'antichambre, et lui dit a\ l'oreille : -- Monsieur, tous les voisins sont aux fene^tres et se plaignent du tapage. -- S'ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes ? s'e/cria Taillefer. Raphae%l laissa tout a\ coup e/chapper un e/clat de rire si brusquement intempestif, que son ami lui demanda compte de cette joie brutale. -- Tu me comprendrais difficilement, re/pondit-il. D'abord, il faudrait t'avouer que vous m'avez arre^te/ sur le quai Voltaire, au moment ou\ j'allais me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute connai^tre les motifs de ma mort. Mais quand j'ajouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poe/tiques du monde mate/riel venaient alors de se re/sumer a\ mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tan- dis qu'en ce moment les de/bris de tous les tre/sors intel- lectuels que nous avons saccage/s a\ table aboutissent a\ ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colo- re/s de deux syste\mes d'existence si diame/tralement oppo- se/s, en seras-tu plus instruit ? Si tu n'e/tais pas ivre, tu y verrais peut-e^tre un traite/ de philosophie. -- Si tu n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina dont les ronflements ont je ne sais quelle ana- logie avec le rugissement d'un orage pre\s d'e/clater, reprit Emile qui lui-me^me s'amusait a\ rouler et a\ de/rouler les cheveux d'Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux syste\mes peuvent entrer dans une seule phrase et se re/duisent a\ une pense/e. La vie simple et me/canique conduit a\ quelque sagesse insen- se/e en e/touffant notre intelligence par le travail; tandis que la vie passe/e dans le vide des abstractions ou dans les abi^mes du monde moral me\ne a\ quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voila\ notre arre^t. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempe/raments que nous a donne/s le rude goguenard a\ qui nous devons le patron de toutes les cre/atures. -- Imbe/cile! s'e/cria Raphae%l en l'interrompant. Conti- nue a\ t'abre/ger toi-me^me ainsi, tu feras des volumes! Si j'avais eu la pre/tention de formuler proprement ces deux ide/es, je t'aurais dit que l'homme se corrompt par l'exercice de la raison et se purifie par l'ignorance. C'est faire le proce\s aux socie/te/s! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous pe/rissions avec les fous, le re/sultat n'est-il pas to^t ou tard le me^me ? Aussi, le grand abs- tracteur de quintessence a-t-il jadis exprime/ ces deux sys- te\mes en deux mots : CARYMARY, CARYMARA. -- Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus be^te qu'il n'est puissant, re/pliqua Emile. Notre cher Rabelais a re/solu cette philosophie par un mot plus bref que <1Carymary, Carymara>1 : c'est <1peut-e^tre,>1 d'ou\ Montaigne a pris son <1Que sais-je ?>1 Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils gue\re que l'excla- mation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l'a^ne de Buridan entre deux mesures d'avoine. Mais laissons la\ cette e/ternelle discussion qui aboutit aujourd'hui a\ <1oui et non.>1 Quelle expe/rience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine ? e/tais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame ? -- Ah! si tu connaissais-ma vie. -- Ah! s'e/cria Emile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est use/e. Ne sais-tu pas que nous avons tous la pre/tention de souffrir beaucoup plus que les autres ? -- Ah! s'e/cria Raphae%l. -- Mais tu es bouffon avec ton <1ah>1 ! Voyons ? une mala- die d'a^me ou de corps t'oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t'e/carteler, comme jadis le fit Damiens ? As-tu mange/ ton chien tout cru, sans sel, dans ta man- sarde ? Tes enfants t'ont-ils jamais dit : J'ai faim ? As-tu vendu les cheveux de ta mai^tresse pour aller au jeu ? Es-tu jamais alle/ payer a\ un faux domicile une fausse lettre de change, tire/e sur un faux oncle, avec la crainte d'arriver trop tard ? Voyons, j'e/coute. Si tu te jetais a\ l'eau pour une femme, pour un prote^t, ou par ennui, je te renie. Confesse- toi, ne mens pas; je ne te demande point de me/moires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra : je suis exigeant comme un lecteur, et pre\s de dormir comme une femme qui lit ses ve^pres. -- Pauvre sot! dit Raphae%l. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilite/ ? Lorsque nous arriverons au degre/ de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des coeurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustace/s, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en... que sais-je ? alors, mon bon ami, ce sera chose prou- ve/e qu'il en existe de tendres, de de/licats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de le/gers froissements auxquels certains coeurs mine/raux ne sont me^me pas sensibles. -- Oh! de gra^ce, e/pargne-moi ta pre/face, dit Emile d'un air moitie/ riant moitie/ piteux, en prenant la main de Raphae%l. LA FEMME SANS COEUR Apre\s e^tre reste/ silencieux pendant un moment, Raphae%l dit en laissant e/chapper un geste d'insouciance : -- Je ne sais en ve/rite/ s'il ne faut pas attribuer aux fume/es du vin et du punch l'espe\ce de lucidite/ qui me permet d'embrasser en cet instant toute ma vie comme un me^me tableau ou\ les figures, les couleurs, les ombres, les lumie\res, les demi-teintes sont fide\lement rendues. Ce jeu poe/tique de mon imagination ne m'e/tonnerait pas, s'il n'e/tait accompagne/ d'une sorte de de/dain pour mes souffrances et pour mes joies passe/es. Vue a\ distance, ma vie est comme re/tre/cie par un phe/nome\ne moral. Cette longue et lente douleur qui a dure/ dix ans peut aujourd'hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu'une pense/e, et le plaisir une re/flexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir... -- Tu es ennuyeux comme un amendement qui se de/veloppe, s'e/cria Emile. --- C'est possible, reprit Raphae%l sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je gra^ce des dix-sept premie\res anne/es de ma vie. Jusque-la\, j'ai ve/cu comme toi, comme mille autres, de cette vie de colle\ge ou de lyce/e, dont les malheurs fictifs et les joies re/elles sont les de/lices de notre souvenir, a\ laquelle notre gastronomie blase/e redemande les le/gumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas gou^te/s de nouveau : belle vie dont les travaux nous semblent me/prisables et qui cependant nous ont appris le travail... -- Arrive au drame; dit Emile d'un air moitie/ comique et moitie/ plaintif. Quand je sortis du colle\ge, reprit Raphae%l en re/cla- mant par un geste le droit de continuer, mon pe\re m'as- treignit a\ une discipline se/ve\re, il me logea dans une chambre contigue% a\ son cabinet; je me couchais de\s neuf heures du soir et me levais a\ cinq heures du matin; il voulait que je fisse mon Droit en conscience, j'allais en me^me temps a\ l'Ecole et chez un avoue/; mais les lois du temps et de l'espace e/taient si se/ve\rement applique/es a\ mes courses, a\ mes travaux, et mon pe\re me demandait en di^nant un compte si rigoureux de... -- Qu'est-ce que cela me fait ? dit Emile. -- Eh! que le diable t'emporte, re/pondit Raphae%l. Comment pourras-tu concevoir mes sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influe\rent sur mon a^me, la fac#onne\rent a\ la crainte et me laisse\rent longtemps dans la nai%vete/ primitive du jeune homme ? Ainsi, jusqu'a\ vingt et un ans, j'ai e/te/ courbe/ sous un despotisme aussi froid que celui d'une re\gle monacale. Pour te re/ve/- ler les tristesses de ma vie, il suffira peut-e^tre de te de/peindre mon pe\re : un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pa^le, a\ parole bre\ve, taquin comme une vieille fille, me/ticuleux comme un chef de bureau. Sa paternite/ planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pense/es, et les enfermait comme sous un do^me de plomb; si je voulais lui manifester un sen- timent doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une sottise; je le redoutais bien plus que nous ne craignions nague\re nos mai^tres d'e/tude; j'avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi. Dans sa redingote marron, ou\ il se tenait droit comme un sie\ge pascal, il avait l'air d'un hareng saur enveloppe/ dans la couverture rougea^tre d'un pamphlet. Cependant j'aimais mon pe\re, au fond il e/tait juste. Peut-e^tre ne hai%ssons-nous pas la se/ve/rite/ quand elle est justifie/e par un grand caracte\re, par des moeurs pures, et qu'elle est adroitement entreme^le/e de bonte/. Si mon pe\re ne me quitta jamais, si jusqu'a\ l'a^ge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs a\ ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs,tre/sor immense dont la possession vainement envie/e me faisait re^ver d'ineffables de/lices, il cherchait du moins a\ me procurer quelques distractions. Apre\s m'avoir pro- mis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, a\ un concert, a\ un bal ou\ j'espe/rais rencontrer une mai^tresse. Une mai^tresse! c'e/tait pour moi l'inde/- pendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l'idiome des salons et n'y connaissant personne, j'en revenais le coeur toujours aussi neuf et tout aussi gonfle/ de de/sirs. Puis le lendemain, bride/ comme un cheval d'es- cadron par mon pe\re, de\s le matin je retournais chez un avoue/, au Droit, au Palais. Vouloir m'e/carter de la route uniforme que mon pe\re m'avait trace/e, c'eu^t e/te/ m'expo- ser a\ sa cole\re; il m'avait menace/ de m'embarquer a\ ma premie\re faute, en qualite/ de mousse, pour les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand par hasard j'osais m'aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l'imagination la plus vagabonde, le coeur le plus amoureux, l'a^me la plus tendre, l'esprit le plus poe/tique, sans cesse en pre/- sence de l'homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde; enfin marie une jeune fille a\ un squelette, et tu comprendras l'existence dont les sce\nes curieuses ne peuvent que t'e^tre dites : projets de fuite e/vanouis a\ l'aspect de mon pe\re, de/sespoirs calme/s par le sommeil, de/sirs comprime/s, sombres me/lancolies dissipe/es par la musique. J'exhalais mon malheur en me/lodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes dis- crets confidents. Aujourd'hui je souris en me souvenant de tous les prejuge/s qui troublaient ma conscience a\ cette e/poque d'innocence et de vertu : si j'avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruine/; mon imagination me faisait conside/rer un cafe/ comme un lieu de de/bauche, ou\ les hommes se perdaient d'honneur et engageaient leur fortune; quant a\ risquer de l'argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais t'en- dormir, je veux te raconter l'une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies arme/es de griffes et qui s'en- foncent dans notre coeur comme un fer chaud sur l'e/paule d'un forc#at. J'e/tais au bal chez le duc de Navarreins, cousin de mon pe\re. Mais pour que tu puisses parfaite- ment comprendre ma position, apprends que j'avais un habit ra^pe/, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants de/ja\ porte/s. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout a\ mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon pe\re m'aperc#ut. Par une raison que je n'ai jamais devine/e, tant cet acte de confiance m'abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs a\ garder. A dix pas de moi quelques hommes jouaient. J'entendais fre/tiller l'or. J'avais vingt ans, je souhaitais passer une journe/e entie\re plonge/ dans les crimes de mon a^ge. C'e/tait un libertinage d'esprit dont l'analogue ne se trouverait ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un an je me re^vais bien mis, en voiture, ayant une belle femme a\ mes co^te/s, tranchant du seigneur, di^nant chez Ve/ry, allant le soir au spectacle, de/cide/ a\ ne revenir que le lendemain chez mon pe\re, mais arme/ contre lui d'une aventure plus intri- gue/e que ne l'est le <1Mariage de Figaro,>1 et de laquelle il lui aurait e/te/ impossible de se de/pe^trer. J'avais estime/ toute cette joie cinquante e/cus. N'e/tais-je pas encore sous le charme nai%f de <1l'e/cole buissonnie\re ?>1 J'allai donc dans un boudoir ou\, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, je comptai l'argent de mon pe\re : cent e/cus! Evoque/es par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcie\res de Macbeth autour de leur chaudie\re, mais alle/chantes, fre/missantes, de/licieuses ! Je devins un coquin de/termine/. Sans e/couter ni les tintements de mon oreille, ni les battements pre/- cipite/s de mon coeur, je pris deux pie\ces de vingt francs que je vois encore! Leurs mille/simes e/taient efface/s et la figure de Bonaparte y grimac#ait. Apre\s avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pie\ces d'or dans la paume humide de ma main, et je ro^dai autour des joueurs comme un e/mouchet au- dessus d'un poulailler. En proie a\ des angoisses inexpri- mables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n'e^tre aperc#u par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et re/joui, sur la te^te duquel j'accumulai plus de prie\res et de voeux qu'il ne s'en fait en mer pendant trois tempe^tes. Puis, avec un instinct de sce/le/ratesse ou de machiave/- lisme surprenant a\ mon a^ge, j'allai me planter pre\s d'une porte, regardant a\ travers les salons sans y rien voir. Mon a^me et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soire/e date la premie\re observation physiolo- gique a\ laquelle j'ai du^ cette espe\ce de pe/ne/tration qui m'a permis de saisir quelques myste\res de notre double nature. Je tournais le dos a\ la table ou\ se disputait mon futur bonheur, bonheur d'autant plus profond peut-e^tre qu'il e/tait criminel; entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d'hommes, e/paisse de quatre ou cinq ran- ge/es de causeurs; le bourdonnement des voix empe^chait de distinguer le son de l'or qui se me^lait au bruit de l'or- chestre; malgre/ tous ces obstacles, par un privile\ge accorde/ aux passions et qui leur donne le pouvoir d'ane/an- tir l'espace et le temps, j'entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j'eusse vu les cartes; enfin a\ dix pas du jeu, je pa^lissais de ses caprices. Mon pe\re passa devant moi tout a\ coup, je compris alors cette parole de l'E/criture : l'esprit de Dieu passa devant sa face! J'avais gagne/. A travers le tour- billon d'hommes qui gravitait autour des joueurs, j'accou- rus a\ la table en m'y glissant avec la dexte/rite/ d'une anguille qui s'e/chappe par la maille rompue d'un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses. J'e/tais comme un condamne/ qui, marchant au supplice, a ren- contre/ le roi. Par hasard, un homme de/core/ re/clama quarante francs qui manquaient. Je fus soupc#onne/ par des yeux inquiets, je pa^lis et des gouttes de sueur sil- lonne\rent mon front. Le crime d'avoir vole/ mon pe\re me parut bien venge/. Le bon gros petit homme dit alors d'une voix certainement ange/lique : >> Tous ces messieurs avaient mis >>, et paya les quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants sur les joueurs. Apre\s avoir re/inte/gre/ dans la bourse de mon pe\re l'or que j'y avais pris, je laissai mon gain a\ ce digne et honne^te monsieur qui continua de gagner. De\s que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manie\re a\ ce qu'ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai plus. --- >> Que faisiez-vous au jeu ? me dit mon pe\re en entrant dans le fiacre. -- Je regardais, re/pondis-je en tremblant. -- Mais, reprit mon pe\re, il n'y aurait eu rien d'extraordinaire a\ ce que vous eussiez e/te/ force/ par amour-propre a\ mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez a^ge/ pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphae%l, si vous vous e/tiez servi de ma bourse... >> Je ne re/pondis rien. Quand nous fu^mes de retour, je rendis a\ mon pe\re ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa che- mine/e, compta l'or, se tourna vers moi d'un air assez gracieux, et me dit en se/parant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative : >> -- Mon fils, vous avez biento^t vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fu^t-ce que pour vous apprendre a\ e/co- nomiser, a\ connaitre les choses de la vie. De\s ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier tri- mestre de cette anne/e >>, ajouta-t-il en caressant une pile d'or, comme pour ve/rifier la somme. J'avoue que je fus pre\s de me jeter a\ ses pieds, a\ lui de/clarer que j'e/tais un brigand, un infa^me, et... pis que cela, un menteur! la honte me retint, j'allais l'embrasser, il me repoussa faiblement. -- >> Maintenant, tu es un homme, <1mon enfant,>1 me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j'ai droit a\ votre reconnais- sance, Raphae%l, reprit-il d'un ton doux mais plein de dignite/, c'est pour avoir pre/serve/ votre jeunesse des malheurs qui de/vorent tous les jeunes gens, a\ Paris. De/sormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques de/plaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l'amour du travail si ne/cessaires aux hommes appele/s a\ manier les affaires. Apprenez, Raphae%l, a\ me connai^tre. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d'E/tat qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison. A demain! >> ajouta-t-il en me renvoyant par un geste myste/rieux. De\s ce jour, mon pe\re m'initia franchement a\ ses projets. J'e/tais fils unique et j'avais perdu ma me\re depuis dix ans. Autrefois, peu flatte/ d'avoir le droit de labourer la terre l'e/pe/e au co^te/, mon pe\re, chef d'une maison historique a\ peu pre\s oublie/e en Auvergne, vint a\ Paris pour y lutter avec le diable. Doue/ de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supe/rieurs quand elle se trouve accompagne/e d'e/nergie, il e/tait parvenu sans grand appui a\ prendre position au coeur me^me du pouvoir. La Re/volution renversa biento^t sa fortune; mais il avait su e/pouser l'he/ritie\re d'une grande maison, et s'e/tait vu sous l'Empire au moment de restituer a\ notre famille son ancienne splendeur. La Restauration, qui rendit a\ ma me\re des biens conside/rables, ruina mon pere. Ayant jadis achete/ plusieuis terres donne/es par l'empereur a ses ge/ne/raux et situe/es en pays etranger, il se battait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession conteste/e de ces malheureuses dotations. Mon pe\re me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste proce\s d'ou\ de/pendait notre avenir. Nous pouvions e^tre condamne/s a\ restituer les revenus ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 a\ 1816; dans ce cas, le bien de ma me\re suffisait a\ peine pour sauver l'honneur de notre nom. Ainsi, le jour ou\ mon pe\re parut en quelque sorte m'avoir e/mancipe/, je tombai sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d'Etat, ta^cher de surprendre leur religion, ten- ter de les inte/resser a\ notre affaire, les se/duire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et de/guiser cet hor- rible me/tier sous des formes e/le/gantes, sous d'agre/ables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont l'empreinte fle/trissait la figure de mon pe\re. Pendant une anne/e envi- ron, je menai donc en apparence la vie d'un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement a\ me lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pou- vaient nous e^tres utiles, cachaient d'immenses travaux. Mes divertissements e/taient encore des plaidoiries, et mes conversations des me/moires. Jusque-la\, j'avais e/te/ ver- tueux par l'impossibilite/ de me livrer a\ mes passions de jeune homme; mais craignant alors de causer la ruine de mon pe\re ou la mienne par une ne/gligence, je devins mon propre despote, et n'osai me permettre ni un plaisir ni une de/pense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, a\ force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont point encore enleve/ cette de/licate fleur de sentiment, cette verdeur de pense/e, cette noble purete/ de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait e/couter; nous sommes francs et sans de/tour : ainsi e/tais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon pe\re; nague\re, je lui aurais de/robe/ de/licieusement une che/tive somme; mais portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donne/ secre\tement mes biens, mes espe/rances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs, heureux me^me de mon sacrifice! Aussi, quand monsieur de Ville\le exhuma, tout expre\s pour nous, un de/cret impe/rial sur les de/che/ances, et nous eut ruine/s, signai-je la vente de mes proprie/te/s, n'en gardant qu'une i^le sans valeur, situe/e au milieu de la Loire, et ou\ se trouvait le tombeau de ma me re. Aujour- d'hui, peut-e^tre, les arguments, les de/tours, les discus- sions philosophiques, philanthropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoue/ nommait une <1be^tise.>1 Mais a\ vingt et un ans, nous sommes, je le re/pe\te, tout ge/ne/rosite/, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon pe\re furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes a souvent console/ ma mise\re. Dix mois apre\s avoir paye/ ses cre/anciers, mon pe\re mourut de chagrin, il m'adorait et m'avait ruine/; cette ide/e le tua. En 1826, a\ l'a^ge de vingt-deux ans, vers la fin de l'au- tomne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon pe\re. Peu de jeunes gens se sont trouve/s, seuls avec leurs pense/es, derrie\re un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charite/ publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour pe\re le Gouvernement ou le Procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n'avais rien! Trois mois apre\s, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la suc- cession paternelle. Des cre/anciers m'avaient oblige/ a\ vendre notre mobilier. Accoutume/ de\s ma jeunesse a\ donner une grande valeur aux objets de luxe dont j'e/tais entoure/, je ne pus m'empe^cher de marquer une sorte d'e/tonnement a\ l'aspect de ce reliquat exigu. -- >> Oh ! me dit le commissaire-priseur, tout cela e/tait bien <1rococo.>1 >> Mot e/pouvantable qui fle/trissait toutes les religions de mon enfance et me de/pouillait de mes premie\res illu- sions, les plus che\res de toutes. Ma fortune se re/su- mait par un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la Socie/te/ m'apparaissait en la personne d'un huissier-pri- seur qui me parlait le chapeau sur la te^te. Un valet de chambre qui me che/rissait, et a\ qui ma me\re avait jadis constitue/ quatre cents francs de rente viage\re, Jonathas me dit en quittant la maison d'ou\ j'e/tais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant mon enfance : -- >> Soyez bien e/conome, monsieur Raphae%l! >> Il pleurait, le bon homme. >> Tels sont, mon cher Emile, les e/ve/nements qui mai^- trise\rent ma destine/e, modifie\rent mon a^me, et me pla- ce\rent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situa- tions sociales, dit Raphae%l apre\s avoir fait une pause. Des liens de famille, mais faibles, m'attachaient a\ quelques maisons riches dont l'acce\s m'eu^t e/te/ interdit par ma fierte/, si le me/pris et l'indiffe/rence ne m'en eussent de/ja\ ferme/ les portes. Quoique parent de personnes tre\s influentes et prodigues de leur protection pour des e/tran- gers, je n'avais ni parents ni protecteurs. Sans cesse arre^te/e dans ses expansions, mon a^me s'e/tait replie/e sur elle-me^me. Plein de franchise et de naturel, je devais parai^tre froid, dissimule/; le despotisme de mon pe\re m'avait o^te/ toute confiance en moi; j'e/tais timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pu^t exercer le moindre empire, je me de/plaisais, je me trouvais laid, j'avais honte de mon regard. Malgre/ la voix inte/rieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait : Courage! marche! malgre/ les re/ve/lations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgre/ l'espoir dont j'e/tais anime/ en comparant les ouvrages nouveaux admire/s du public a\ ceux qui voltigeaient dans ma pense/e, je doutais de moi comme un enfant. J'e/tais la proie d'une excessive ambition, je me croyais destine/ a\ de grandes choses, et je me sentais dans le ne/ant. J'avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis. Je devais me frayer une route dans le monde, et j'y restais seul, moins craintif que honteux. Pendant l'anne/e ou\ je fus jete/ par mon pe\re dans le tour- billon de la grande socie/te/, j'y vins avec un coeur neuf, avec une a^me fraiche. Comme tous les grands enfants, j'aspirai secre\tement a\ de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon a^ge une secte de fanfarons qui allaient te^te leve/e, disant des riens, s'asseyant sans trembler pre\s des femmes qui me semblaient les plus imposantes, de/bitant des impertinences, ma^chant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant a\ eux-me^mes les plus jolies personnes, mettant ou pre/tendant avoir mis leurs te^tes sur tous les oreillers, ayant l'air d'e^tre au refus du plaisir, conside/rant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant e^tre conquises a\ la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Je te le de/clare, en mon a^me et conscience, la conque^te du pouvoir ou d'une grande renomme/e litte/- raire me paraissait un triomphe moins difficile a\ obtenir qu'un succe\s aupre\s d'une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon coeur, mes sentiments, mes cultes en de/saccord avec les maximes de la socie/te/. J'avais de la hardiesse, mais dans l'a^me seulement, et non dans les manie\res. J'ai su plus tard que les femmes ne voulaient pas e^tre mendie/es ; j'en ai beaucoup vu que j'adorais de loin, auxquelles je livrais un coeur a\ toute e/preuve, une a^me a\ de/chirer, une e/nergie qui ne s'effrayait ni des sacrifices, ni des tortures ; elles appartenaient a\ des sots de qui je n'aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n'ai-je pas admire/ la femme de mes re^ves, surgissant dans un bal; de/vouant alors en pense/e mon existence a\ des caresses e/ternelles, j'imprimais toutes mes espe/rances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au-devant des tromperies. En cer- tains moments, j'aurais donne/ ma vie pour une seule nuit. Eh! bien, n'ayant jamais trouve/ d'oreilles ou\ jeter mes propos passionne/s, de regards ou\ reposer les miens, de coeur pour mon coeur, j'ai ve/cu dans tous les tourments d'une impuissante e/nergie qui se de/vorait elle-me^me, soit faute de hardiesse ou d'occasions, soit inexpe/rience. Peut-e^tre ai-je de/sespe/re/ de me faire comprendre, ou tremble/ d'e^tre trop compris. Et cependant j'avais un orage tout pre^t a\ chaque regard poli que l'on pouvait m'adresser. Malgre/ ma promptitude a\ prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements, je n'ai jamais ose/ ni parler ni me taire a\ propos. A force de sentiment ma parole e/tait insigni- fiante, et mon silence devenait stupide. J'avais sans doute trop de nai%vete/ pour une socie/te/ factice qui vit aux lumie\res, qui rend toutes ses pense/es par des phrases convenues, ou par des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me bru^laient, ayant une a^me semblable a\ celles que les femmes sou- haitent de rencontrer, en proie a\ cette exaltation dont elle sont avides, posse/dant l'e/nergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m'ont e/te/ trai^treusement cruelles. Aussi, admirais-je nai%vement les he/ros de coterie quand ils ce/le/braient leurs triomphes, sans les soupc#on- ner de mensonge. J'avais sans doute le tort de de/sirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un coeur de femme frivole et le/ge\re, affame/e de luxe, ivre de vanite/, cette passion large, cet oce/an qui battait tempe^tueusement dans mon coeur. Oh! se sentir ne/ pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et n'avoir trouve/ personne, me^me pas une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise! Porter des tre/sors dans une besace et ne pouvoir rencontrer une enfant, quelque jeune fille curieuse pour les lui faire admirer. J'ai souvent voulu me tuer de de/sespoir. -- Joliment tragique ce soir! s'e/cria Emile. -- Eh ! laisse-moi condamner ma vie, re/pondit Raphae%l. Si ton amitie/ n'a pas la force d'e/couter mes e/le/gies, si tu ne peux me faire cre/dit d'une demi-heure d'ennui, dors ! Mais ne me demande plus alors compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m'appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il e^tre dans le secret de sa pense/e, de ses malheurs, de ses e/motions; ne vou- loir connai^tre de sa vie que les e/ve/nements mate/riels, c'est faire de la chronologie, l'histoire des sots! Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononce/es frappa si vivement Emile que, de\s ce moment, il pre^ta toute son attention a\ Raphae%l en le regardant d'un air he/be/te/. -- Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidents leur pre^te un nouvel aspect. L'ordre des choses que je conside/rais jadis comme un malheur a peut-e^tre engendre/ les belles faculte/s dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosite/ philosophique, les tra- vaux excessifs, l'amour de la lecture qui, depuis l'a^ge de sept ans jusqu'a\ mon entre/e dans le monde, ont constam- ment occupe/ ma vie, ne m'auraient-ils pas doue/ de la facile puissance avec laquelle, s'il faut vous en croire, je sais rendre mes ide/es et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L'abandon auquel j'e/tais condamne/, l'habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon coeur ne m'ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de me/diter ? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle a^me et la re/duisent a\ l'e/tat de guenille, ma sen- sibilite/ ne s'est-elle pas concentre/e pour devenir l'organe perfectionne/ d'une volonte/ plus haute que le vouloir de la passion ? Me/connu par les femmes, je me souviens de les avoir observe/es avec la sagacite/ de l'amour de/daigne/. Maintenant, je le vois, la since/rite/ de mon caracte\re a du^ de/plaire ! Peut-e^tre les femmes veulent-elles un peu d'hy- pocrisie ? Moi qui suis tour a\ tour, dans la me^me heure, homme et enfant, futile et penseur, sans pre/juge/s et plein de superstitions, souvent femme comme elles, n'ont-elles pas du^ prendre ma nai%vete/ pour du cynisme, et la purete/ me^me de ma pense/e pour du libertinage ? la science leur e/tait ennui, la langueur fe/minine faiblesse. Cette excessive mobilite/ d'imagination, le malheur des poe\tes, me faisait sans doute juger comme un e^tre inca- pable d'amour, sans constance dans les ide/es, sans e/nergie. Idiot quand je me taisais, je les effarouchais peut-e^tre quand j'essayais de leur plaire, et les femmes m'ont condamne/. J'ai accepte/, dans les larmes et le chagrin, l'arre^t porte/ par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la socie/te/, je voulus pos- se/der l'a^me de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixe/s sur moi quand mon nom serait prononce/ par un valet a\ la porte d'un salon. Je m'instituai grand homme. De\s mon enfance, je m'e/tais frappe/ le front en me disant comme Andre/ de Che/nier : << Il y a quelque chose la\! >> Je croyais sentir en moi une pense/e a\ exprimer, un syste\me a\ e/tablir, une science a\ expliquer. O mon cher Emile! aujourd'hui que j'ai vingt-six ans a\ peine, que je suis su^r de mourir inconnu, sans avoir jamais e/te/ l'amant de la femme que j'ai re^ve/ de posse/der, laisse-moi te conter mes folies ? N'avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos de/sirs pour des re/alite/s ? Ah! je ne voudrais point pour ami d'un jeune homme qui dans ses re^ves ne se serait pas tresse/ des couronnes, construit quelque pie/destal ou donne/ de complaisantes mai^tresses. Moi! j'ai souvent e/te/ ge/ne/ral, empereur; j'ai e/te/ Byron, puis rien. Apre\s avoir joue/ sur le fai^te des choses humaines, je m'apercevais que toutes les montagnes, toutes les difficulte/s restaient a\ gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime a\ une destine/e, et qui devient du ge/nie peut-e^tre, quand un homme ne se laisse pas de/chiqueter l'a^me par le contact des affaires aussi facilement qu'un mouton abandonne sa laine aux e/pines des halliers ou\ il passe, tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la mai^tresse que j'espe/rais avoir un jour. Toutes les femmes se re/sumaient par une seule, et cette femme je croyais la rencontrer dans la premie\re qui s'offrait a\ mes regards; mais, voyant une reine dans chacune d'elles, toutes devaient, comme les reines qui sont oblige/es de faire des avances a\ leurs amants, venir au-devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m'eu^t plaint, j'avais dans le coeur tant de reconnaissance outre l'amour, que je l'eusse adore/e pendant toute sa vie. Plus tard, mes observations m'ont appris de cruelles ve/rite/s. Ainsi, mon cher Emile, je risquais de vivre e/ternellement seul. Les femmes sont habitue/es, par je ne sais quelle pente de leur esprit, a\ ne voir dans un homme de talent que ses de/fauts, et dans un sot que ses qualite/s; elles e/prouvent de grandes sym- pathies pour les qualite/s du sot qui sont une flatterie perpe/tuelle de leurs propres de/fauts, tandis que l'homme supe/rieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fie\vre intermittente, nulle femme n'est jalouse d'en partager seulement les malaises; toutes elles veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanite/. C'est elles encore qu'elles aiment en nous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doue/ du pouvoir de cre/er, n'est-il pas arme/ d'un blessant e/goi%sme ? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pense/es dans lequel il enveloppe tout, me^me sa maitresse, qui doit en suivre le mouvement. Une femme adule/e peut-elle croire a\ l'amour d'un tel homme ? ira-t-elle le chercher ? Cet amant n'a pas le loisir de s'abandonner autour d'un divan a\ ces petites singeries de sensibilite/ auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque a\ ses travaux, comment en de/penserait- il a\ se rapetisser, a\ se chamarrer ? Pre^t a\ donner ma vie d'un coup, je ne l'aurais pas avilie en de/tail. Enfin il existe, dans le mane\ge d'un agent de change qui fait les commissions d'une femme pa^le et minaudie\re, je ne sais quoi de mesquin dont a horreur l'artiste. L'amour abstrait ne suffit pas a\ un homme pauvre et grand, il en veut tous les de/vouements. Les petites cre/atures qui passent leur vie a\ essayer des cachemires ou qui se font les porte- manteaux de la mode n'ont pas de de/vouement, elles en exigent et voient dans l'amour le plaisir de commander, non celui d'obe/ir. La ve/ritable e/pouse en coeur, en chair et en os, se laisse trainer la\ ou\ va celui en qui re/side sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supe/- rieurs, il faut des femmes orientales dont l'unique pense/e soit l'e/tude de leurs besoins ; car, pour eux, le malheur est dans le de/saccord de leurs de/sirs et des moyens. Moi, qui me croyais homme de ge/nie, j'aimais pre/cise/ment ces petites mai^tresses ! Nourrissant des ide/es si contraires aux ide/es rec#ues, ayant la pre/tention d'escalader le ciel sans e/chelle, posse/dant des tre/sors qui n'avaient pas cours, arme/ de connaissances e/tendues qui surchargeaient ma me/moire et que je n'avais pas encore classe/es, que je ne m'e/tais point assimile/es; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux de/sert, un de/sert pave/, un de/sert anime/, pensant, vivant, ou\ tout vous est bien plus qu'ennemi, indiffe/rent! la re/solution que je pris e/tait naturelle, quoique folle; elle comportait je ne sais quoi d'impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un parti fait avec moi-me^me, et ou\ j'e/tais le joueur et l'enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs devaient suffire a\ ma vie pendant trois ans, et je m'accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pu^t attirer l'attention publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me re/jouissais en pensant que j'allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la The/bai%de, plonge/ dans le monde des livres et des ide/es, dans une sphe\re inac- cessible au milieu de ce Paris si tumultueux, sphe\re de travail et de silence ou\ comme les chrysalides, je me ba^tissais une tombe pour renai^tre brillant et glorieux. J'allais risquer de mourir pour vivre. En re/duisant l'exis- tence a\ ses vrais besoins, au strict ne/cessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire a\ ma pauvrete/. En effet, cette maigre somme a satisfait a\ ma vie, tant que j'ai voulu subir ma propre discipline claustrale... -- C'est impossible, s'e/cria Emile. -- J'ai ve/cu pre\s de trois ans ainsi, re/pondit Raphae%l avec une sorte de fierte/. Comptons? reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m'em- pe^chaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un e/tat de lucidite/ singulie\re. J'ai observe/, tu le sais, de merveilleux effets produits par la die\te sur l'imagina- tion. Mon logement me cou^tait trois sous par jour, je bru^lais pour trois sous d'huile par nuit, je faisais moi- me^me ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne de/penser que deux sous de blanchissage par jour. Je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divise/ par les jours de l'anne/e n'a jamais donne/ plus de deux sous pour chacun. J'avais des habits, du linge, des chaussures pour trois anne/es, je ne voulais m'habiller que pour aller a\ certains Cours publics et aux bibliothe\ques. Ces de/penses re/unies ne faisaient que dix-huit sous, il me restait deux sous pour les choses impre/vues. Je ne me souviens pas d'avoir, pendant cette longue pe/riode de travail, passe/ le Pont-des-Arts, ni d'avoir jamais achete/ d'eau; j'allais en chercher le matin a\ la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Gre\s. Oh! je portais ma pauvrete/ fie\rement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de mise\re comme un innocent conduit au supplice, il n'a point honte. Je n'avais pas voulu pre/voir la maladie. Comme Aquilina, j'envisageais l'ho^pital sans terreur. Je n'ai pas doute/ un moment de ma bonne sante/. D'ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux, jusqu'au moment ou\ un ange d'amour ou de bonte/... Mais je ne veux pas anticiper sur la situation a\ laquelle j'arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu'a\ de/faut de mai^tresse, je ve/cus avec une grande pense/e, avec un re^ve, un mensonge auquel nous commenc#ons tous par croire plus ou moins. Aujourd'hui je ris de moi, de ce <1moi,>1 peut-e^tre saint et sublime qui n'existe plus. La socie/te/, le monde, nos usages, nos moeurs, vus de pre\s, m'ont re/ve/le/ le danger de ma croyance innocente et la superfluite/ de mes fervents travaux. Ces approvisionne- ments sont inutiles a\ l'ambitieux. Que le/ger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des hommes supe/- rieurs est de de/penser leurs jeunes anne/es a\ se rendre dignes de la faveur. Pendant que les pauvres gens the/- saurisent et leur force et la science pour porter sans effort le poids d'une puissance qui les fuit, les intrigants riches de mots et de/pourvus d'ide/es vont et viennent, surprennent les sots, et se logent dans la confiance des demi-niais ; les uns e/tudient, les autres marchent, les uns sont modestes, les autres hardis; l'homme de ge/nie tait son orgueil, l'in- trigant arbore le sien, il doit arriver ne/cessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au me/rite tout fait, au talent effronte/, qu'il y a chez le vrai savant de l'enfantillage a\ espe/rer des re/compenses humaines. Je ne cherche certes pas a\ paraphraser les lieux communs de la vertu, le Cantique des Cantiques e/ternellement chante/ par les ge/nies me/connus; je veux de/duire logiquement la raison des fre/quents succe\s obtenus par les hommes me/diocres. He/las ! l'e/tude est si maternellement bonne, qu'il y a peut-e^tre crime a\ lui demander des re/com- penses autres que les pures et douces joies dont elle nour- rit ses enfants. Je me souviens d'avoir quelquefois trempe/ gaiement mon pain dans mon lait, assis aupre\s de ma fene^tre en y respirant l'air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisa^tres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d'abord cette vue me parut monotone, j'y de/couvris biento^t de singulie\res beaute/s. Tanto^t le soir des raies lumineuses, parties des volets mal ferme/s, nuanc#aient et animaient les noires profondeurs de ce pays original. Tanto^t les lueurs pa^les des re/verbe\res projetaient d'en bas des reflets jauna^tres a\ traver le brouillard, et accu- saient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits presse/s, oce/an de vagues immobiles. Enfin, parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne de/sert, parmi les fleurs de quelque jardin ae/rien, j'entrevoyais le profil anguleux et crochu d'une vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d'une lucarne pourrie quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et de qui je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux e/leve/s en l'air par un joli bras blanc. J'admirais dans les gouttie\res quelques ve/ge/tations e/phe/me\res, pauvres herbes biento^t emporte/es par un orage! J'e/tu- diais les mousses, leurs couleurs ravive/es par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun a\ reflets capricieux. Enfin les poe/tiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pe/tillements du soleil, le silence et les magies de la nuit, les myste\res de l'aurore, les fume/es de chaque chemine/e, tous les accidents de cette singulie\re nature devenus fami- liers pour moi, me divertissaient. J'aimais ma prison, elle e/tait volontaire. Ces savanes de Paris forme/es par les toits nivele/s comme une plaine, mais qui couvraient des abi^mes peuple/s, allaient a\ mon a^me et s'harmoniaient avec mes pense/es. Il est fatigant de retrouver brusque- ment le monde quand nous descendons des hauteurs ce/lestes ou\ nous entrainent les me/ditations scientifiques; aussi ai-je alors parfaitement conc#u la nudite/ des monas- te\res. Quand je fus bien re/solu a\ suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus de/serts de Paris. Un soir, en revenant de l'Estra- pade, je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez moi. A l'angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d'environ quatorze ans qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espie\gleries amusaient les voisins. Il faisait beau, la soire/e e/tait chaude, le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes assises devisaient comme dans une ville de province par un jour de fe^te. J'observai d'abord la jeune fille, dont la physionomie e/tait d'une admirable expression, et le corps tout pose/ pour un peintre. Ce/tait une sce\ne ravissante. Je cherchai la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, je remar- quai que la rue n'aboutissait a\ rien, et ne devait pas e^tre tre\s passante. En me rappelant le se/jour de J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l'ho^tel Saint-Quentin, le de/la- brement dans lequel il e/tait me fit espe/rer d'y rencontrer un gi^te peu cou^teux, et je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles, me/thodiquement ran- ge/s au-dessus de chaque clef, et fus frappe/ de la proprete/ qui re/gnait dans cette salle ordinairement assez mal tenue dans les autres ho^tels et que je trouvai la\ peigne/e comme un tableau de genre; son lit bleu, les ustensiles, les meubles avaient la coquetterie d'une nature de conven- tion. La mai^tresse de l'ho^tel, femme de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard e/tait comme terni par des pleurs, se leva, vint a\ moi; je lui soumis humblement le tarif de mon loyer; mais, sans en paraitre e/tonne/e, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les mansardes ou\ elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons voisines, par les fene^tres des- quelles passaient de longues perches charge/es de linge. Rien n'e/tait plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la mise\re et appelait son savant. La toiture s'y abaissait re/gulie\rement et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et sous l'angle aigu du toit je pouvais loger mon piano. N'e/tant pas assez riche pour meubler cette cage digne des <1plombs>1 de Venise, la pauvre femme n'avait jamais pu la louer. Ayant pre/- cise/ment excepte/ de la vente mobilie\re que je venais de faire les objets qui m'e/taient en quelque sorte personnels, je fus biento^t d'accord avec mon ho^tesse, et m'installai le lendemain chez elle. Je ve/cus dans ce se/pulcre ae/rien pendant pre\s de trois ans, travaillant nuit et jour sans rela^che, avec tant de plaisir que l'e/tude me semblait e^tre le plus beau the\me, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence ne/cessaires au savant ont je ne sais quoi de doux, d'enivrant comme l'amour. L'exer- cice de la pense/e, la recherche des ide/es, les contempla- tions tranquilles de la Science nous prodiguent d'inef- fables de/lices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l'intelligence dont les phe/nome\nes sont invisibles a\ nos sens exte/rieurs. Aussi sommes-nous toujours force/s d'expliquer les myste\res de l'esprit par des comparaisons mate/rielles. Le plaisir de nager dans un lac d'eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caresse/ par une brise tie\de, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur que j'e/prouvais quand mon a^me se baignait dans les lueurs de je ne sais quelle lumie\re, quand j'e/coutais les voix terribles et confuses de l'inspiration, quand d'une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. Voir une ide/e qui point dans le champ des abstractions humaines comme le soleil au matin et s'e/le\ve comme lui, qui, mieux encore, grandit comme un enfant, arrive a\ la puberte/, se fait lentement virile, est une joie supe/rieure aux autres joies terrestres, ou pluto^t c'est un divin plai- sir. L'e/tude pre^te une sorte de magie a\ tout ce qui nous environne. Le bureau che/tif sur lequel j'e/crivais, et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s'anime\rent et devinrent pour moi d'humbles amis, les complices silencieux de mon avenir; combien de fois ne leur ai-je pas communique/ mon a^me, en les regardant ? Souvent, en laissant voya- ger mes yeux sur une moulure de/jete/e, je rencontrais des de/veloppements nouveaux, une preuve frappante de mon syste\me ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pense/es presque intraduisibles. A force de contem- pler les objets qui m'entouraient, je trouvais a\ chacun sa physionomie, son caracte\re; souvent ils me parlaient : si, par-dessus les toits, le soleil couchant jetait a\ travers mon e/troite fene^tre quelque lueur furtive, ils se colo- raient, pa^lissaient, brillaient, s'attristaient ou s'e/gayaient en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidents de la vie solitaire, qui e/chappent aux pre/occupations du monde, sont la consolation des pri- sonniers. N'e/tais-je pas captive/ par une ide/e, emprisonne/ dans un syste\me; mais soutenu par la perspective d'une vie glorieuse! A chaque difficulte/ vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, e/le/gante et riche qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre ange! J'avais entrepris deux grandes oeuvres. Une come/- die devait en peu de jours me donner une renomme/e, une fortune, et l'entre/e de ce monde, ou\ je voulais reparai^tre en y exerc#ant les droits re/galiens de l'homme de genie. Vous avez tous vu dans ce chef-d'oeuvre la premie\re erreur d'un jeune homme qui sort du colle\ge, une ve/ri- table niaiserie d'enfant. Vos plaisanteries ont coupe/ les ailes a\ de fe/condes illusions qui depuis ne se sont plus re/veille/es. Toi seul, mon cher Emile, as calme/ la plaie profonde que d'autres firent a\ mon coeur! Toi seul admi- ras ma <1The/orie de la volonte/,>1 ce long ouvrage pour lequel j'avais appris les langues orientales, l'anatomie, la phy- siologie, auquel j'avais consacre/ la plus grande partie de mon temps. Cette oeuvre, si je ne me trompe, comple/- tera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route a\ la science humaine. La\ s'arre^te ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-a\-soie inconnu au monde et dont la seule re/compense est peut-e^tre dans le travail me^me. Depuis l'a^ge de raison jusqu'au jour ou\ j'eus termine/ ma the/o- rie, j'ai observe/, appris, e/crit, lu sans rela^che, et ma vie fut comme un long pensum. Amant effe/mine/ de la paresse orientale, amoureux de mes re^ves, sensuel, j'ai toujours travaille/, me refusant a\ gou^ter les jouissances de la vie parisienne. Gourmand, j'ai e/te/ sobre; aimant et la marche et les voyages maritimes, de/sirant visiter plu- sieurs pays, trouvant encore du plaisir a\ faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l'eau, je suis reste/ cons- tamment assis, une plume a\ la main; bavard, j'allais e/couter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothe\que et du Muse/um; j'ai dormi sur mon gra- bat solitaire comme un religieux de l'ordre de Saint- Benoi^t, et la femme e/tait cependant ma seule chime\re, une chime\re que je caressais et qui me fuyait toujours ! Enfin ma vie a e/te/ une cruelle antithe\se, un perpe/tuel men- songe. Puis jugez donc les hommes! Parfois mes gou^ts naturels se re/veillaient comme un incendie longtemps couve/. Par une sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je de/sirais, de/nue/ de tout et loge/ dans une mansarde d'artiste, je me voyais alors entoure/ de mai^tresses ravissantes! Je courais a\ travers les rues de Paris, couche/ sur les moelleux coussins d'un brillant e/quipage! J'e/tais ronge/ de vices, plonge/ dans la de/bauche, voulant tout, ayant tout; enfin ivre a\ jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement le sommeil finissait par e/teindre ces visions de/vorantes; le lendemain la science m'appelait en souriant, et je lui e/tais fide\le. J'imagine que les femmes dites vertueuses doivent e^tre souvent la proie de ces tourbillons de folie, de de/sirs et de passions, qui s'e/le\vent en nous, malgre/ nous. De tels re^ves ne sont pas sans charmes, ne res- semblent-ils pas a\ ces causeries du soir, en hiver, ou\ l'on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces de/licieux voyages ou\ la pense/e a franchi tous les obstacles ? Pendant les dix premiers mois de ma re/clusion, je menai la vie pauvre et solitaire que je t'ai de/peinte; j'allais chercher moi-me^me, de\s le matin et sans e^tre vu, mes provisions pour la journe/e; je faisais ma chambre, j'e/tais tout ensemble le mai^tre et le ser- viteur, je dioge/nisais avec une incroyable fierte/. Mais apre\s ce temps, pendant lequel l'ho^tesse et sa fille espion- ne\rent mes moeurs et mes habitudes, examine\rent ma per- sonne et comprirent ma mise\re, peut-e^tre parce qu'elles e/taient elles-me^mes fort malheureuses, il s'e/tablit d'ine/- vitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante cre/ature dont les gra^ces nai%ves et secre\tes m'avaient en quelque sorte amene/ la\, me rendit plusieurs services qu'il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont soeurs, elles ont le me^me langage, la me^me ge/ne/rosite/, la ge/ne/rosite/ de ceux qui ne posse/dant rien sont prodigues de sentiment, paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s'impatronisa chez moi, voulut me servir et sa me\re ne s'y opposa point. Je vis la me\re elle-me^me raccommodant mon linge et rougissant d'e^tre surprise a\ cette charitable occupation. Devenu malgre/ moi leur prote/ge/, j'acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulie\re affection, il faut connaitre l'emportement du travail, la tyrannie des ide/es et cette re/pugnance ins- tinctive qu'e/prouve pour les de/tails de la vie mate/rielle l'homme qui vit par la pense/e. Pouvais-je re/sister a\ la de/licate attention avec laquelle Pauline m'apportait a\ pas muets mon repas frugal, quand elle s'apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n'avais rien pris ? Avec les gra^ces de la femme et l'inge/nuite/ de l'enfance, elle me souriait en faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C'e/tait Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et pre/voyant mes besoins. Un soir, Pau- line me raconta son histoire avec une touchante inge/nuite/. Son pe\re e/tait chef d'escadron dans les grenadiers a\ che- val de la garde impe/riale. Au passage de la Be/re/sina, il avait e/te/ fait prisonnier par les Cosaques ; plus tard, quand Napole/on proposa de l'e/changer, les autorite/s russes le firent vainement chercher en Sibe/rie; au dire des autres prisonniers, il s'e/tait e/chappe/ avec le projet d'aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon ho^tesse, n'avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari, les de/sastres de 1814 et 1815 e/taient arrive/s, seule, sans res- sources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un ho^tel garni pour faire vivre sa fille. Elle espe/rait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin e/tait de laisser Pauline sans e/ducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghe\se, et qui n'aurait pas du^ mentir aux belles des- tine/es promises par son impe/riale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette ame\re douleur qui la tuait, et me dit avec un accent de/chirant : >> Je donnerais bien et le chiffon de papier qui cre/e Gaudin baron de l'empire, et le droit que nous avons a\ la dotation de Wistchnau, pour savoir Pauline e/leve/e a\ Saint-Denis! >> tout a\ coup je tressaillis, et pour reconnai^tre les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j'eus l'ide/e de m'offrir a\ finir l'e/ducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes accepte\rent ma proposition fut e/gale a\ la nai%vete/ qui la dictait. J'eus ainsi des heures de re/cre/ation. La petite avait les plus heureuses dispositions, elle apprit avec tant de facilite/ qu'elle devint biento^t plus forte que je ne l'e/tais sur le piano. En s'accoutumant a\ penser tout haut pre\s de moi, elle de/ployait les mille gen- tillesses d'un coeur qui s'ouvre a\ la vie comme le calice d'une fleur lentement de/plie/e par le soleil, elle m'e/cou- tait avec recueillement et plaisir en arre^tant sur moi ses yeux noirs et veloute/s qui semblaient sourire, elle re/pe/tait ses lec#ons d'un accent doux et caressant en te/moignant une joie enfantine quand j'e/tais content d'elle. Sa me\re, chaque jour plus inquie\te d'avoir a\ pre/server de tout danger une jeune fille qui de/veloppait en croissant toutes les promesses faites par les gra^ces de son enfance, la vit avec plaisir s'enfermant pendant toute la journe/e pour e/tudier. Mon piano e/tant le seul dont elle pu^t se servir, elle profitait de mes absences pour s'exercer. Quand je rentrais, je trouvais Pauline chez moi, dans la toilette la plus modeste; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se re/ve/laient sous l'e/toffe grossie\re. Comme l'he/roi%ne du conte de Peau- d'Ane, elle laissait voir un pied mignon dans d'ignobles souliers. Mais ces jolis tre/sors, cette richesse de jeune fille, tout ce luxe de beaute/ fut comme perdu pour moi. J'e m'e/tais ordonne/ a\ moi-me^me de ne voir qu'une soeur en Pauline, j'aurais eu horreur de tromper la confiance de sa me\re, j'admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d'une mai^tresse morte. Enfin, c'e/tait mon enfant, ma statue. Pygmalion nouveau, je voulais faire d'une vierge vivante et colore/e, sensible et parlante, un marbre ; j'e/tais tre\s se/ve\re avec elle, mais plus je lui faisais e/prouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encourage/ dans ma retenue et dans ma continence par des senti- ments nobles, ne/anmoins les raisons de procureur ne me manque\rent pas. Je ne comprends point la probite/ des e/cus sans la probite/ de la pense/e. Tromper une femme ou faire faillite a toujours e/te/ me^me chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont les conditions doivent e^tre bien enten- dues. Nous sommes mai^tres d'abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, car elle ignore l'e/tendue de son sacrific . J'aurais donc e/pouse/ Pauline, et c'eu^t e/te/ une folie. N'e/tait-ce pas livrer une a^me douce et vierge a\ d'effroyables malheurs ? Mon indi- gence parlait son langage e/goi%ste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne cre/ature et moi. Puis, je l'avoue a\ ma honte, je ne conc#ois pas l'amour dans la mise\re. Peut-e^tre est-ce en moi une de/pravation due a\ cette maladie humaine que nous nommons la civilisation; mais une femme, fu^t-elle attrayante autant que la belle He/le\ne, la Galate/e d'Home\re, n'a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu'elle soit crotte/e. Ah! vive l'amour dans la soie, sur le cachemire, entoure/ des mer- veilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-me^me est un luxe peut-e^tre. J'aime a\ froisser sous mes de/sirs de pimpantes toilettes, a\ briser des fleurs, a\ porter une main de/vastatrice dans les e/le/gants e/difices d'une coiffure embaume/e. Des yeux bru^lants, cache/s par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme de/chire la fume/e du canon, m'offrent de fan- tastiques attraits. Mon amour veut des e/chelles de soie escalade/es en silence, par une nuit d'hiver. Quel plaisir d'arriver couvert de neige dans une chambre e/claire/e par des parfums, tapisse/e de soies peintes et d'y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige, car quel autre nom donner a\ ces voiles de voluptueuses mousselines a\ travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et d'ou\ elle va sortir ? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse se/curite/. Enfin je veux revoir cette myste/rieuse femme, mais e/cla- tante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, envi- ronne/e d'hommages, ve^tue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres a\ la ville, et si haut place/e et si impo- sante que nul n'ose lui adresser des voeux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard a\ la de/robe/e, un regard qui de/ment ces artifices, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes! Certes, je me suis cent fois trouve/ ridicule d'aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d'un coiffeur, des bou- gies, un carrosse, un titre, d'he/raldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabrique/es par un orfe\vre, enfin tout ce qu'il y a de factice et de moins femme dans la femme; je me suis moque/ de moi, je me suis raisonne/, tout a e/te/ vain. Une femme aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manie\res et son respect d'elle-me^me m'enchantent; quand elle met une barrie\re entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanite/s, qui sont la moitie/ de l'amour. Envie/e par tous, ma fe/licite/ me parai^t avoir plus de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles, en s'enveloppant dans un manteau qu'elles ne peuvent avoir, en respirant des parfums a\ elle, ma mai^tresse me semble e^tre bien mieux a\ moi; plus elle s'e/loigne de la terre, me^me dans ce que l'amour a de terrestre, plus elle s'embellit a\ mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, j'eusse aime/ la reine! Pour avoir les fac#ons d'une princesse, une femme doit e^tre riche. En pre/sence de mes romanesques fantaisies, qu'e/tait Pauline ? Pou- vait-elle me vendre des nuits qui cou^tent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les faculte/s humaines ? Nous ne mourons gue\re pour de pauvres filles qui se donnent! Je n'ai jamais pu de/truire ces sentiments ni ces re^veries de poe\te. J'e/tais ne/ pour l'amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par-dela\ mes souhaits. Combien de fois n'ai-je pas ve^tu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonne/ sa taille svelte comme un jeune peuplier dans une robe de gaze, jete/ sur son sein une le/ge\re e/charpe en lui faisant fouler les tapis de son ho^tel et la conduisant a\ une voiture e/le/gante; je l'eusse adore/e ainsi; je lui donnais une fierte/ qu'elle n'avait pas, je la de/pouillais de toutes ses vertus, de ses gra^ces nai%ves, de son de/licieux naturel, de son sourire inge/nu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le coeur invulne/rable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupe/e fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renai^tre le soir, a\ l'aurore des bougies. Pauline e/tait tout sentiment, tout fraicheur, je la voulais se\che et froide. Dans les derniers jours de ma folie, le souvenir m'a montre/ Pauline, comme il nous peint les sce\nes de notre enfance. Plus d'une fois, je suis reste/ attendri, songeant a\ de que je revisse cette de/licieuse fille assise pre\s de ma table, occupe/e a\ coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement e/claire/e par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de le/gers reflets argente/s sur sa belle chevelure noire; soit que j'entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter les gracieuses cantile\nes qu'elle composait sans efforts. Souvent ma Pauline s'exaltait en faisant de la musique, sa figure ressemblait alors d'une manie\re frappante a\ la noble te^te par laquelle Carlo Dolci a voulu repre/senter l'Italie. Ma cruelle me/moire me jetait cette jeune fille a\ travers les exce\s de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant a\ sa destine/e! quelque malheureuse qu'elle puisse e^tre, au moins l'au- rai-je mis a\ l'abri d'un effroyable orage, en e/vitant de la trainer dans mon enfer. Jusqu'a\ l'hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse de laquelle j'ai ta^che/ de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de de/cembre 1829, je rencontrai Rastignac qui, mal- gre/ le mise/rable e/tat de mes ve^tements, me donna le bras et s'enquit de ma fortune avec un inte/re^t vraiment fraternel; pris a\ la glu de ses manie\res, je lui racontai brie\vement et ma vie et mes esperances; il se mit a\ rire, me traita a\ la fois d'homme de ge/nie et de sot, sa voix gasconne son expe/rience du monde, l'opulence qu'il devait a\ son savoir-faire, agirent sur moi d'une manie\re irre/sistible. Rastignac me fit mourir a\ l'ho^pital, me/connu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le rend si se/duisant, il me montra tous les hommes de ge/nie comme des charlatans. Il me de/clara que j'avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, habituer les gens a\ prononcer mon nom et me de/pouiller moi-me^me de l'humble <1mon->1 <1sieur>1 qui messayait a\ un grand homme de son vivant. -- >> Les imbe/ciles, s'e/cria-t-il, nomment ce me/tier-la\ <1intri->1 <1guer,>1 les gens a\ morale le proscrivent sous le mot de <1vie>1 <1dissipe/e>1 ; ne nous arre^tons pas aux hommes, interrogeons les re/sultats. Toi, tu travailles ?... eh! bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre a\ tout et bon a\ rien, paresseux comme un homard ?... eh! bien, j'arriverai a\ tout. Je me re/pands, je me pousse, l'on me fait place; je me vante, l'on me croit, je fais des dettes, on les paie! La dissipation, mon cher, est un syste\me politique. La vie d'un homme occupe/ a\ manger sa fortune devient souvent une spe/culation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un ne/gociant risque-t-il un million ? Pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s'amuse; il couve son million, il le fait trotter par toute l'Europe ; il s'ennuie, se donne a\ tous les de/mons que l'homme a invente/s ; puis une liquidation comme j'en ai vu faire, le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s'amuse a\ vivre, a\ faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d'e^tre nomme/ Receveur ge/ne/ral, de se bien marier, d'e^tre attache/ a\ un ministre, a\ un ambassadeur. Il a encore des amis, une re/putation et toujours de l'ar- gent. Connaissant les ressorts du monde, il les manoeuvre a\ son profit. Ce syste\me est-il logique, ou ne suis-je qu'un fou ? N'est-ce pas la\ la moralite/ de la come/die qui se joue tous les jours dans le monde ? Ton ouvrage est acheve/, reprit-il apre\s une pause, tu as un talent immense ! Eh! bien, tu arrives a\ mon point de de/part. Il faut main- tenant faire ton succe\s toi-me^me, c'est plus su^r. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conque/rir des pro^neurs. Moi, je veux me mettre de moitie/ dans ta gloire, je serai le bijoutier qui aura monte/ les diamants de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te pre/senterai dans une maison ou\ va tout Paris, notre Paris a\ nous, celui des beaux, des gens a\ millions, des ce/le/- brite/s, enfin des hommes qui parlent d'or comme Chry- sostome. Quand ces gens ont adopte/ un livre, le livre devient a\ la mode; s'il est re/ellement bon, ils ont donne/ quelque brevet de ge/nie sans le savoir. Si tu as de l'esprit, mon cher enfant, tu feras toi-me^me la fortune de ta <1The/orie>1 en comprenant mieux la the/orie de la fortune. Demain soir tu verras la belle comtesse Foedora, la femme a\ la mode. -- Je n'en ai jamais entendu parler. -- Tu es un Cafre, dit R tignac en riant. Ne pas connai^tre Foedora! Une femme a\ marier qui posse\de pre\s de quatre-vingt mille livres de rente, qui ne veut de personne ou de qui personne ne veut! Espe\ce de pro- ble\me fe/minin, une Parisienne a\ moitie/ Russe, une Russe a\ moitie/ Parisienne! Une femme chez laquelle s'e/ditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse! Tu n'es me^me pas un Cafre, tu es la be^te interme/diaire qui joint le Cafre a\ l'animal. Adieu, a\ demain! >> Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma re/ponse, n'admettant pas qu'un homme raisonnable pu^t refuser d'e^tre pre/sente/ a\ Foedora. Comment expliquer la fascination d'un nom ? FOEDORA me poursuivit comme une mauvaise pense/e avec laquelle on cherche a\ transiger. Une voix me disait : Tu iras chez Foedora. J'avais beau me de/battre avec cette voix et lui crier qu'elle mentait, elle e/crasait tous mes raisonnements avec ce nom : Foedora. Mais ce nom, cette femme n'e/taient-ils pas le symbole de tous mes de/sirs et le the\me de ma vie ? Le nom re/veillait les poe/sies artificielles du monde, faisait briller les fe^tes du haut Paris et les clinquants de la vanite/. La femme m'appa- raissait avec tous les proble\mes de passion dont je m'e/tais affole/. Ce n'e/tait peut-e^tre ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon a^me pour me tenter de nouveau. La comtesse Foedora, riche et sans amant, re/sistant a\ des se/ductions parisiennes, n'e/tait-ce pas l'incarnation de mes espe/rances, de mes visions ? Je me cre/ai une femme, je la dessinai dans ma pense/e, je la re^vai. Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d'heures une vie entie\re, une vie d'amour, et j'en savourai les fe/condes, les bru^lantes de/lices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d'attendre longuement la soire/e, j'allai louer un roman, et passai la journe/e a\ le lire, me mettant ainsi dans l'impossibilite/ de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture le nom de Foedora retentissait en moi comme un son que l'on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait e/couter. Je posse/- dais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis de toute ma fortune il me restait environ trente francs, que j'avais seme/s dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pie\ce de cent sous et mes fantaisies la barrie\re e/pineuse d'une recherche et les hasards d'une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m'habiller, je poursuivis mon tre/sor a\ tra- vers un oce/an de papiers. La rarete/ du nume/raire peut te faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre empor- te\rent de richesses, ils mange\rent le pain de tout un mois. He/las! nous ne manquons jamais d'argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou ne/cessaires. Nous jetons l'or avec insouciance a\ des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affame/e attend le payement d'un me/moire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant a\ la pomme de leur canne, et qui di^nent a\ vingt-cinq sous ! Il semble que nous n'achetions jamais assez che\rement les plaisirs de la vanite/. Rastignac, fide\le au rendez-vous, sourit de ma me/tamorphose et m'en plaisanta; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manie\re de me conduire avec elle; il me la peignit avare, vaine et de/fiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicite/, de/fiante avec bonhomie. --- >> Tu connais mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je per- drais a\ changer d'amour. En observant Foedora j'e/tais de/sinte/resse/, de sang-froid, mes remarques doivent e^tre justes. En pensant a\ te pre/senter chez elle, je songeais a\ ta fortune; ainsi prends garde a\ tout ce que tu lui dirais, elle a une me/moire cruelle, elle est d'une adresse a\ de/ses- pe/rer un diplomate, elle saurait deviner le moment ou\ il dit vrai; entre nous, je crois que son mariage n'est pas reconnu par l'empereur, car l'ambassadeur de Russie s'est mis a\ rire quand je lui ai parle d'elle. Il ne la rec#oit pas, et la salue fort le/ge\rement quand il la rencontre au bois. Ne/anmoins elle est de la socie/te/ de madame de Se/risy, va chez mesdames de Nucingen et de Restaud. En France sa re/putation est intacte; la duchesse de Cari- gliano, la mare/chale la plus <1collet-monte/>1 de toute la coterie bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison a\ sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d'un pair de France, lui ont offert un nom en e/change de sa fortune; elle les a tous poliment e/conduits. Peut-e^tre sa sensibi- lite/ ne commence-t-elle qu'au titre de comte! N'es-tu pas marquis ? marche en avant si elle te plait! Voila\ ce que j'appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curio- site/, en sorte que ma passion improvise/e e/tait arrive/e a\ son paroxysme quand nous nous arre^ta^mes devant un pe/ristyle orne/ de fleurs. En montant un vaste escalier a\ tapis, ou\ je remarquai toutes les recherches du <1comfort>1 anglais, le coeur me battit; j en rougissais, je de/mentais mon origine, mes sentiments, ma fierte/, j'e/tais sotte- ment bourgeois. He/las ! je sortais d'une mansarde, apre\s trois anne/es de pauvrete/, sans savoir encore mettre au- dessus des bagatelles de la vie ces tre/sors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous e/craser, parce que l'e/tude vous a forme/ d'avance aux luttes politiques. J'aperc#us une femme d'environ vingt-deux ans, de moyenne taille, ve^tue de blanc, entoure/e d'un cercle d'hommes, mollement cou- che/e sur une ottomane, et tenant a\ la main un e/cran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint a\ nous, sourit avec gra^ce, me fit d'une voix me/lodieuse un compliment sans doute appre^te/; notre ami m'avait annonce/ comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procure\rent un accueil flatteur. Je fus l'objet d'une attention particulie\re qui me rendit confus; mais Rastignac avait heureusement parle/ de ma modestie. Je rencontrai la\ des savants, des gens de lettres, d'anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps apre\s mon arrive/e, et, sentant que j'avais une re/putation a\ soutenir, je me rassurai; puis, sans abuser de la parole quand elle m'e/tait accorde/e, je ta^chai de re/sumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation. Pour la millie\me fois de sa vie Rastignac fut prophe\te. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouva^t sa liberte/, mon intro- ducteur me donna le bras, et nous nous promena^mes dans les appartements. -- >> N'aie pas l'air d'e^tre trop e/merveille/ de la princesse, me dit-il, elle devinerait le motif de ta visite. >> Les salons e/taient meuble/s avec un gou^t exquis. J'y vis des tableaux de choix. Chaque pie\ce avait, comme chez les Anglais les plus opulents, son carac- te\re particulier, et la tenture de soie, les agre/ments, la forme des meubles, le moindre de/cor s'harmoniaient avec une pense/e premie\re. Dans un boudoir gothique dont les portes e/taient cache/es par des rideaux en tapis- serie, les encadrements de l'e/toffe, la pendule, les dessins du tapis e/taient gothiques; le plafond forme/ de solives brunes sculpte/es pre/sentait a\ l'oeil des caissons pleins de gra^ce et d'originalite/, les boiseries e/taient artistement tra- vaille/es, rien ne de/truisait l'ensemble de cette jolie de/co- ration, pas me^me les croise/es dont les vitraux e/taient colo- rie/s et pre/cieux. Je fus surpris a\ l'aspect d'un petit salon moderne ou\ je ne sais quel artiste avait e/puise/ la science de notre de/cor si le/ger, si frais, si suave, sans e/clat, sobre de dorures. C'e/tait amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai re/duit taille/ pour une passion de 1827, embaume/ par des jardinie\res pleines de fleurs rares. Apre\s ce salon, j'aperc#us en enfilade une pie\ce dore/e ou\ revivait le gou^t du sie\cle de Louis XIV qui, oppose/ a\ nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agre/able contraste. -- >> Tu seras assez bien loge/, me dit Rastignac avec un sourire ou\ perc#ait une le/ge\re ironie. N'est-ce pas se/duisant ? >> ajouta-t-il en s'asseyant. Tout a\ coup il se leva, me prit par la main, me conduisit a\ la chambre a\ coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit volup- tueux doucement e/claire/, le vrai lit d'une jeune fe/e fian- ce/e a\ un ge/nie. -- >> N'y a-t-il pas, s'e/cria-t-il a\ voix basse, de l'impudeur, de l'insolence et de la coquetterie outre mesure, a\ nous laisser contempler ce tro^ne de l'amour ? Ne se donner a\ personne, et permettre a\ tout le monde de mettre la\ sa carte! si j'e/tais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant a\ ma porte. -- Es-tu donc si certain de sa vertu ? -- Les plus audacieux de nos maitres, et me^me les plus habiles, avouent avoir e/choue/ pre\s d'elle, l'aiment encore et sont ses amis de/voue/s. Cette femme n'est-el pas une e/nigme ? >> Ces paroles excite\rent en moi une sorte d'ivresse, ma jalousie craignait de/ja\ le passe/. Tressaillant d'aise, je revins pre/cipitamment dans le salon ou\ j'avais laisse/ la comtesse que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m'arre^ta par un sourire, me fit asseoir pre\s d'elle, me questionna sur mes travaux, et sembla s'y inte/resser vivement, surtout quand je lui traduisis mon syste\me en plaisanteries au lieu de prendre le langage d'un profes- seur pour le lui de/velopper doctoralement. Elle parut s'amuser beaucoup en apprenant que la volonte/ humaine e/tait une force mate/rielle semblable a\ la vapeur; que, dans le monde moral, rien ne re/sistait a\ cette puissance quand un homme s'habituait a\ la concentrer, a\ en manier la somme, a\ diriger constamment sur les a^mes la projec- tion de cette masse fluide; que cet homme pouvait a\ son gre/ tout modifier relativement a\ l'humanite/, me^me les lois absolues de la nature. Les objections de Foedora me re/ve/le\rent en elle une certaine finesse d'esprit, je me complus a\ lui donner raison pendant quelques moments pour la flatter, et je de/truisis ses raisonnements de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de proble\mes insolubles pour le savant, et je piquai sa curiosite/. La comtesse resta me^me un instant silencieuse quand je lui dis que nos ide/es e/taient des e^tres organise/s, complets qui vivaient dans un monde invisible et influaient sur nos destine/es, en lui citant pour preuves les pense/es de Descartes, de Diderot, de Napole/on qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un sie\cle. J'eus l'honneur d'amuser cette femme, elle me quitta en m'invitant a\ la venir voir; en style de cour, elle me donna les grandes entre/es. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des paroles de coeur, soit que Foedora vi^t en moi quelque ce/le/brite/ prochaine, et voulu^t augmenter sa me/nagerie de savants, je crus lui plaire. J'e/voquai toutes mes connaissances physiologiques et mes e/tudes ante/rieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soire/e cette singulie\re personne et ses manie\res; cache/ dans l'embrasure d'une fene^tre, j'espionnai ses pense/es en les cherchant dans son maintien, en e/tudiant ce mane\ge d'une maitresse de maison qui va et vient, s'assied et cause, appelle un homme, l'interroge, et s'appuie pour l'e/couter sur un chambranle de porte; je remarquai dans sa de/marche un mouvement brise/ si doux, une ondula- tion de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le de/sir que je devins alors tre\s incre/dule sur sa vertu. Si Foedora me/connaissait aujourd'hui l'amour, elle avait du^ jadis e^tre fort passionne/e ; car une volupte/ savante se peignait jusque dans la manie\re dont elle se posait devant son interlocuteur : elle se soutenait sur la boise- rie avec coquetterie, comme une femme pre\s de tomber, mais aussi pre\s de s'enfuir si quelque regard trop vif l'intimide. Les bras mollement croise/s, paraissant respirer les paroles, les e/coutant me^me du regard et avec bien- veillance, elle exhalait le sentiment. Ses le\vres frai^ches et rouges tranchaient sur un teint d'une vive blancheur. Ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orange/e de ses yeux me^le/s de veines comme une pierre de Florence, et dont l'expression semblait ajouter de la finesse a\ ses paroles. Enfin son corsage e/tait pare/ des gra^ces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-e^tre accuse/ de durete/ d'e/pais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et bla^me/ l'imperceptible duvet ui ornait les contours du visage- Je trouvai la passion empreinte en tout. L'amour e/tait e/crit sur les paupie\res italiennes de cette femme, sur ses belles e/paules dignes de la Ve/nus de Milo, dans ses traits, sur sa le\vre supe/rieure un peu forte et le/ge\rement ombrage/e. C'e/tait plus qu'une femme, c'e/tait un roman. Oui, ces richesses fe/minines, l'ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette riche structure faisait a\ la passion, e/taient tempe/re/s par une re/serve constante, par une modestie extraordinaire, qui contrastaient avec l'expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour de/couvrir dans cette nature les signes d'une destine/e de volupte/. Pour expliquer plus clairement ma pense/e, il y avait en Foedora deux femmes se/pare/es par le buste peut-e^tre; l'une e/tait froide, la te^te seule semblait e^tre amoureuse; avant d'arre^ter ses yeux sur un homme, elle pre/parait son regard, comme s'il se passait je ne sais quoi de myste/rieux en elle-me^me, vous eussiez dit d'une convulsion dans ses yeux si brillants. Enfin, ou ma science e/tait imparfaite, et j'avais encore bien des secrets a\ de/cou- vrir dans le monde moral, ou la comtesse posse/dait une belle a^me dont les sentiments et les e/manations commu- niquaient a\ sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d'autant plus puissant qu'il s'accorde avec les sympathies du de/sir. Je sortis ravi, se/duit par cette femme, enivre/ par son luxe, chatouille/ dans tout ce que mon coeur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si e/mu, si vivant, si exalte/, je crus comprendre l'attrait qui ame- nait la\ ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pou- voir, ces agioteurs double/s de to^le comme leurs caisses; sans doute ils venaient chercher pre\s d'elle l'e/motion de/lirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon e^tre, fouettait mon sang dans la moindre veine, agac#ait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! elle ne s'e/tait donne/e a\ aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu'elle n'aime pas. -- >> Puis, dis-je a\ Rastignac, elle a peut-e^tre e/te/ marie/e ou vendue a\ quelque vieillard, et le souvenir de ses premie\res noces lui donne de l'horreur pour l'amour. >> Je revins a\ pied du faubourg Saint-Honore/, ou\ Foedora demeure. Entre son ho^tel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris; le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conque^te de Foedora dans l'hiver, un rude hiver, quand je n'avais pas trente francs en ma pos- session, quand la distance qui nous se/parait e/tait si grande! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu'une passion cou^te en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l'amour reste un peu trop de temps pla- tonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l'Ecole de Droit auxquels il est impossible d'approcher d'une passion loge/e a\ un premier e/tage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, gre^le, mis simplement, pa^le et ha^ve comme un artiste en convalescence d'un ouvrage, avec des jeunes gens bien frise/s, jolis, pimpants, cravate/s a\ de/sespe/rer toute la Croatie, riches, arme/s de tilburys et ve^tus d'impertinence ? -- >> Bah! Foedora ou la mort! criai-je au de/tour d'un pont. Foedora, c'est la fortune! >> Le beau boudoir gothique et le salon a\ la Louis XIV passe\rent devant mes yeux; je revis la com- tesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gra- cieuses, et sa se/duisante de/marche, et son corsage ten- tateur. Quand j'arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peigne/e que la perruque d'un naturaliste, j'e/tais encore environne/ par les images du luxe de Foedora. Ce contraste e/tait un mauvais conseiller, les crimes doivent nai^tre ainsi. Je maudis alors, en frissonnant de rage, ma de/cente et honne^te mise\re, ma mansarde fe/conde ou\ tant de pense/es avaient surgi. Je demandai compte a\ Dieu, au diable, a\ l'Etat social, a\ mon pe\re, a\ l'univers entier, de ma destine/e, de mon malheur; je me couchai tout affame/, grommelant de risibles impre/cations, mais bien re/solu de se/duire Foedora. Ce coeur de femme e/tait un dernier billet de loterie charge/ de ma fortune. Je te ferai gra^ce de mes premie\res visites chez Foedora, pour arri- ver promptement au drame. Tout en ta^chant de m'adres- ser a\ l'a^me de cette femme, j'essayai de gagner son esprit, d'avoir sa vanite/ pour moi; afin d'e^tre su^rement aime/, je lui donnai mille raisons de mieux s'aimer elle-me^me, jamais je ne la laissai dans un e/tat d'indiffe/rence; les femmes veulent des e/motions a\ tout prix, je les lui pro- diguai; je l'eusse mise en cole\re pluto^t que de la voir insouciante avec moi. Si d'abord, anime/ d'une volonte/ ferme et du de/sir de me faire aimer, je pris un peu d'as- cendant sur elle, biento^t ma passion grandit, je ne fus plus mai^tre de moi, je tombai dans le vrai, je me perdis et devins e/perdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons, en poe/sie ou dans la conversation, <1amour>1 ; mais le sentiment qui se de/veloppa tout a\ coup dans ma double nature, je ne l'ai trouve/ peint nulle part, ni dans les phrases rhe/toriques et appre^te/es de J.-J. Rous- seau de qui j'occupais peut-e^tre le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux sie\cles litte/raires, ni dans les tableaux de l' Italie. La vue du lac de Brienne, quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo que posse\de le mare/chal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots e/pars dans les recueils d'anecdotes, mais surtout les prie\res des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines re/gions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pense/e faite a\ l'aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la ve/rite/, le fini, la soudainete/ du sentiment dans l'a^me! Oui! qui dit art, dit mensonge. L'amour passe par des transformations infinies avant de se me^ler pour toujours a\ notre vie et de la teindre a\ jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible e/chappe a\ l'analyse de l'artiste. La vraie passion s'ex- prime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer since\rement pour e^tre de moitie/ dans les rugissements de Lovelace, en lisant Cla- risse Harlowe. L'amour est une source nai%ve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivie\re, qui fleuve, change de nature et d'aspect a\ chaque flot, et se jette dans un incommensurable oce/an ou\ les esprits incomplets voient la monotonie, ou\ les grandes a^mes s'abi^ment en de perpe/tuelles contemplations. Comment oser de/crire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l'accent e/puise les tre/sors du langage, ces regards plus fe/conds que les plus riches poe\mes ? Dans chacune des sce\nes mystiques par lesquelles nous nous e/prenons insensiblement d'une femme, s'ouvre un abi^me a\ engloutir toutes les poe/sies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire par des gloses les vives et myste/rieuses agitations de l'a^me, quand les paroles nous manquent pour peindre les mys- te\res visibles de la beaute/ ? Quelles fascinations! Com- bien d'heures ne suis-je pas reste/ plonge/ dans une extase ineffable occupe/ a\ <1la>1 voir! Heureux, de quoi ? je ne sais. Dans ces moments, si son visage e/tait inonde/ de lumie\re, il s'y ope/rait je ne sais quel phe/nome\ne qui le faisait resplendir; l'imperceptible duvet qui dore sa peau de/li- cate et fine en dessinait mollement les contours avec la gra^ce que nous admirons dans les lignes lointaines de l'horizon quand elles se perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la caressa^t en s'unissant a\ elle ou qu'il s'e/chap- pa^t de sa rayonnante figure une lumie\re plus vive que la lumie\re me^me; puis une ombre passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en en changeant les teintes. Souvent une pense/e semblait se peindre sur son front de marbre; son oeil paraissait rougir, sa paupie\re vacillait, ses traits ondu- laient agite/s par un sourire; le corail intelligent de ses le\vres s'animait, se de/pliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes frai^ches; a\ chaque accident, elle avait parle/. Chaque nuance de beaute/ donnait des fe^tes nouvelles a\ mes yeux, re/ve/lait des gra^ces inconnues a\ mon coeur. Je voulais lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets pe/ne/traient d'a^me a\ a^me comme un son dans l'e/cho, et me prodiguaient des joies passage\res qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un de/lire que j'avais peine a\ compri- mer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j'aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu'elle aurait passe/ dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n'e/tait plus une admiration, un de/sir, mais un charme, une fatalite/. Souvent, rentre/ sous mon toit, je voyais indistinctement Foedora chez elle, et par- ticipais vaguement a\ sa vie; si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain : -- >> Vous avez souffert! >> Combien de fois n'est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit, e/voque/e par la puissance de mon extase! Tanto^t, soudaine comme une lumie\re qui jaillit, elle abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l'Etude qui s'enfuyaient de/sole/es; elle me forc#ait a\ l'ad- mirer en reprenant la pose attrayante ou\ je l'avais vue nague\re. Tanto^t j'allais moi-me^me au-devant d'elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espe/- rance en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine; puis je me re/veillais en pleurant. Un jour, apre\s m'avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout a\ coup elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. De/sespe/re/ d'une contradiction qui me cou^tait une journe/e de travail, et, le dirai-je ? mon der- nier e/cu, je me rendis la\ ou\ elle aurait du^ e^tre, voulant voir la pie\ce qu'elle avait de/sire/ voir. A peine place/, je rec#us un coup e/lectrique dans le coeur. Une voix me dit : -- Elle est la\! Je me retourne, j'aperc#ois la comtesse au fond de sa loge, cache/e dans l'ombre, au rez-de-chausse/e. Mon regard n'he/sita pas, mes yeux la trouve\rent tout d'abord avec une lucidite/ fabuleuse, mon a^me avait vole/ vers sa vie comme un insecte vole a\ sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils e/te/ avertis ? Il est de ces tressaillements intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets de notre nature inte/rieure sont aussi simples que les phe/nome\nes habituels de notre vision exte/rieure; aussi ne fus-je pas e/tonne/, mais fa^che/. Mes e/tudes sur notre puissance morale, si peu connue, ser- vaient au moins a\ me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon syste\me. Cette alliance du savant et de l'amoureux, d'une ve/ritable idola^trie et d'un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La Science e/tait souvent contente de ce qui de/sespe/rait l'amant, et, quand il croyait triompher, l'amant chassait loin de lui la Science avec bonheur. Foedora me vit et devint se/rieuse, je la ge^nais. Au premier entracte, j'allai lui faire une visite; elle e/tait seule, je restai. Quoique nous n'eussions jamais parle/ d'amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d'entente : elle me confiait ses projets d'amusement, et me demandait la veille avec une sorte d'inquie/tude amicale si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eu^t voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle devenait cares- sante; si elle faisait la fa^che/e, j'avais en quelque sorte le droit de l'interroger ; si je me rendais coupable d'une faute, elle se laissait longtemps supplier avant de me pardonner. Ces querelles, auxquelles nous avions pris gou^t, e/taient pleines d'amour. Elle y de/ployait tant de gra^ce et de coquetterie, et moi j'y trouvais tant de bonheur! En ce moment notre intimite/ fut tout a\ fait suspendue, et nous resta^mes l'un devant l'autre comme deux e/trangers. La comtesse e/tait glaciale; moi, j'appre/hendais un malheur. -- >> Vous allez m'accompagner >>, me dit-elle quand la pie\ce fut finie. Le temps avait change/ subitement. Lorsque nous sorti^mes il tombait une neige me^le/e de pluie. La voiture de Foedora ne put arriver jusqu'a\ la porte du the/a^tre. En voyant une femme bien mise oblige/e de tra- verser le boulevard, un commissionnaire e/tendit son parapluie au-dessus de nos te^tes, et re/clama le prix de son service quand nous fu^mes monte/s. Je n'avais rien, j'eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l'homme et ses mille vanite/s furent e/cra- se/s en moi par une douleur infernale. Ces mots : -- Je n'ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d'un ton dur qui parut venir de ma passion contrarie/e, dits par moi, fre\re de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur ! moi qui jadis avais donne/ sept cent mille francs avec tant de facilite/! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l'air. En revenant a\ son ho^tel, Foedora, distraite, ou affectant d'e^tre pre/occupe/e, re/pondit par de de/daigneux monosyllabes a\ mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrive/s chez elle, nous nous assi^mes devant la chemine/e. Quand le valet de chambre se fut retire/ apre\s avoir attise/ le feu, la com- tesse se tourna vers moi d'un air inde/finissable et me dit avec une sorte de solennite/ : -- >> Depuis mon retour en France, ma fortune a tente/ quelques jeunes gens, j'ai rec#u des de/clarations d'amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j'ai rencontre/ des hommes dont l'attache- ment e/tait si since\re et si profond qu'ils m'eussent encore e/pouse/e, me^me quand ils n'auraient trouve/ en moi qu'une fille pauvre comme je l'e/tais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m'ont e/te/ offerts; mais apprenez aussi que je n'ai jamais revu les personnes assez mal inspire/es pour m'avoir parle/ d'amour. Si mon affection pour vous e/tait le/ge\re, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d'amitie/ que d'orgueil. Une femme s'expose a\ recevoir une sorte d'affront lorsque, en se supposant aime/e, elle se refuse par avance a\ un sen- timent toujours flatteur. Je connais les sce\nes d'Arsi- noe/, d'Araminte, ainsi je me suis familiarise/e avec les re/ponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j'espe\re aujourd'hui ne pas e^tre mal juge/e par un homme supe/rieur pour lui avoir montre/ franchement mon a^me. >> Elle s'exprimait avec le sang-froid d'un avoue/, d'un notaire, expliquant a\ leurs clients les moyens d'un proce\s ou les articles d'un contrat. Le timbre clair et se/ducteur de sa voix n'accusait pas la moindre e/mo- tion; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et de/cents, me semble\rent avoir une froideur, une se/che- resse diplomatiques. Elle avait sans doute me/dite/ ses paroles et fait le programme de cette sce\ne. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir a\ nous de/chirer le coeur, quand elles se sont promis d'y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes- la\ sont adorables, elles aiment ou veulent e^tre aime/es! Un jour elles nous re/compenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, re/mune/rer nos bonnes oeuvres; elles nous rendront en plaisirs le centuple d'un mal dont la violence est appre/cie/e par elles, leur me/chancete/ n'est- elle pas pleine de passion ? Mais e^tre torture/ par une femme qui nous tue avec indiffe/rence, n'est-ce pas un atroce supplice ? En ce moment Foedora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espe/rances, brisait ma vie et de/truisait mon avenir avec la froide insouciance et l'inno- cente cruaute/ d'un enfant qui, par curiosite/, de/chire les ailes d'un papillon. -- >> Plus tard, ajouta Foedora, vous reconnai^trez, je l'espe\re, la solidite/ de l'affection que j'offre a\ mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et de/voue/e. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me me/priseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m'arre^te. Vous e^tes le seul homme auquel j'aie encore dit ces derniers mots. >> D'abord les paroles me manque\rent, et j'eus peine a\ mai^triser l'ouragan qui s'e/levait en moi; mais biento^t je refoulai mes sensations au fond de mon a^me, et me mis a\ sourire : -- >> Si je vous dis que je vous aime, re/pondis-je, vous me bannirez; si je m'accuse d'indiffe/rence, vous m'en punirez. Les pre^tres, les magistrats et les femmes ne de/pouillent jamais leur robe entie\rement. Le silence ne pre/juge rien; trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m'avoir adresse/ de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pense/e pourrait satis- faire mon orgueil. Mais laissons la personnalite/ loin de nous. Vous e^tes peut-e^tre la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une re/solution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espe\ce, vous e^tes un phe/nome\ne. Eh! bien, cher- chons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beau- coup de femmes fie\res d'elles-me^mes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d'e/goi%sme raffine/ qui vous fasse prendre en horreur l'ide/e d'appartenir a\ un homme, d'abdiquer votre vouloir et d'e^tre soumise a\ une supe/- riorite/ de convention qui vous offense ? vous me sem- bleriez mille fois plus belle. Auriez-vous e/te/ maltraite/e une premie\re fois par l'amour ? Peut-e^tre le prix que vous devez attacher a\ l'e/le/gance de votre taille, a\ votre de/licieux corsage, vous fait-il craindre les de/ga^ts de la maternite/ : ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secre\tes pour vous refuser a\ e^tre trop bien aime/e ? Avez- vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgre/ vous ? Ne vous fa^chez pas, je discute, j'e/tudie, je suis a\ millelieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien cre/er des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous e^tes un sujet pre/cieux pour l'observation me/dicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un de/gou^t fort le/gitime pour les hommes, je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon coeur se gonfler, vous devez nous me/priser, il n'existe pas d'homme qui soit digne de vous! >> Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui de/bitai en riant. Eh! bien, la parole la plus ace/re/e, l'ironie la plus aigue%, ne lui arrache\rent ni un mouvement ni un geste de de/pit. Elle m'e/coutait en gardant sur ses le\vres, dans ses yeux, son sourire d'habitude, ce sourire qu'elle prenait comme un ve^tement, et toujours le me^me pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les e/trangers. =- >> Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithe/a^tre ? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n'ai pas de sottes susceptibilite/s en amitie/ ! Beaucoup de femmes puni- raient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte. -- Vous pouvez me bannir de chez vous sans e^tre tenue de donner la raison de vos se/ve/rite/s. En disant cela, je me sentais pre^t a\ la tuer si elle m'avait conge/die/. -- Vous e^tes fou, s'e/cria-t-elle en souriant. -- Avez-vous jamais songe/, repris-je, aux effets d'un violent amour ? Un homme au de/sespoir a souvent assassine/ sa mai^tresse. -- Il vaut mieux e^tre morte que malheureuse, re/pondit- elle froidement. Un homme si passionne/ doit un jour abandonner sa femme et la laisser sur la paille apre\s lui avoir mange/ sa fortune. >> Cette arithme/tique m'abasour- dit. Je vis clairement un abi^me entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre. -- >> Adieu, lui dis-je froidement. -- Adieu, re/pondit-elle en incli- nant la te^te d'un air amical. A demain. >> Je la regardai pendant un moment en lui dardant tout l'amour auquel je renonc#ais. Elle e/tait debout, et me jetait son sourire banal, le de/testable sourire d'une statue de marbre, paraissant exprimer l'amour, mais froid. Concevras-tu bien mon cher, toutes les douleurs qui m'assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais pendant une lieue, ayant tout perdu ? Oh! savoir qu'elle ne pensait seulement pas a\ ma mise\re et me croyait, comme elle, riche et doucement voiture/ ! Combien de ruines et de de/ceptions ! Il ne s'agis- sait plus d'argent, mais de toutes les fortunes de mon a^me. J'allais au hasard, en discutant avec moi-me^me les mots de cette e/trange conversation, je m'e/garais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles et des ide/es! Et j'aimais tou- jours, j'aimais cette femme froide dont le coeur voulait e^tre conquis a\ tout moment, et qui, en effac#ant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une mai^tresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l'Institut, un mouvement fie/vreux me sai- sit. Je me souvins alors que j'e/tais a\ jeun. Je ne posse/dais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie de/for- mait mon chapeau. Comment pouvoir aborder de/sormais une femme e/le/gante et me pre/senter dans un salon sans un chapeau mettable! Gra^ce a\ des soins extre^mes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne a\ exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant cons- tamment a\ la main, j'avais maintenu le mien jusque-la\ dans un e/tat douteux. Sans e^tre curieusement neuf ou se\chement vieux, de/nue/ de barbe ou tre\s soyeux, il pou- vait passer pour le chapeau d'un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait a\ son dernier pe/riode, il e/tait blesse/, de/jete/, fini, ve/ritable haillon, digne repre/- sentant de son maitre. Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse e/le/gance. Ah! combien de sacrifices ignore/s n'avais-je pas faits a\ Foedora depuis trois mois! Souvent je consacrais l'argent ne/cessaire au pain d'une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes tra- vaux et jeu^ner, ce n'e/tait rien! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser e/clabousser, courir pour e/viter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l'entouraient, ah! pour un poe\te amoureux et distrait, cette ta^che avait d'innombrables difficulte/s. Mon bonheur, mon amour, de/pendait d'une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer a\ la voir si je me crottais, si je me mouillais! Ne pas posse/der cinq sous pour faire effacer par un de/crotteur la plus le/ge\re tache de boue sur ma botte! Ma passion s'e/tait augmente/e de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irri- table. Les malheureux ont des de/vouements desquels il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphe\re de luxe et d'e/le/gance; elles voient le monde a\ travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par e/goi%sme, cruelles par bon ton, ces femmes s'exemptent de re/fle/chir au nom de leurs jouissances, et s'absolvent de leur indiffe/rence au malheur par l'entrai^nement du plaisir. Pour elles un deni-er n'est jamais un million, c'est le million qui leur semble e^tre un denier. Si l'amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir de/lica- tement d'un voile, les ensevelir dans le silence; mais, en prodiguant leur fortune et leur vie, en se de/vouant, les hommes riches profitent des pre/juge/s mondains qui donnent toujours un certain e/clat a\ leurs amoureuses folies; pour eux le silence parle et le voile est une gra^ce, tandis que mon affreuse de/tresse me condamnait a\ d'e/pouvantables souffrances sans qu'il me fu^t permis de dire : J'aime! ou : Je meurs! Etait-ce du de/vouement apre\s tout ? N'e/tais-je pas richement re/compense/ par le plaisir que j'e/prouvais a\ tout immoler pour elle ? La comtesse avait donne/ d'extre^mes valeurs, attache/ d'ex- cessives jouissances aux accidents les plus vulgaires de ma vie. Nague\re insouciant en fait de toilette, je respec- tais maintenant mon habit comme un autre moi-me^me. Entre une blessure a\ recevoir et la de/chirure de mon frac, je n'aurais pas he/site/! Tu dois alors e/pouser ma situation et comprendre les rages de pense/es, la fre/ne/sie croissante qui m'agitaient en marchant, et que peut-e^tre la marche animait encore! J'e/prouvais je ne sais quelle joie infer- nale a\ me trouver au faite du malheur. Je voulais voir un pre/sage de fortune dans cette dernie\re crise; mais le mal a des tre/sors sans fond. La porte de mon ho^tel etait entrouverte. A travers les de/coupures en forme de coeur pratique/es dans le volet, j'aperc#us une lumie\re projete/e dans la rue. Pauline et sa me\re causaient en m'attendant. J'entendis prononcer mon nom, j'e/coutai. -- >> Raphae%l, disait Pauline, est bien mieux que l'e/tudiant du nume/ro sept! Ses cheveux blonds sont d'une si jolie couleur! Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le coeur ? Et puis, quoiqu'il ait l'air un peu fier, il est si bon, il a des manie\res si distingue/es ! Oh! il est vraiment tre\s bien! Je suis su^re que toutes les femmes doivent e^tre folles de lui. -- Tu en parles comme si tu l'aimais, reprit madame Gaudin. -- Oh! je l'aime comme un fre\re, re/pondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n'avais pas de l'amitie/ pour lui! Ne m'a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais ? Tu ne fais pas grande attention a\ mes progre\s, ma bonne me\re; mais je deviens si instruite que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des lec#ons, et alors nous pour- rons avoir une domestique. >> Je me retirai doucement; et, apre\s avoir fait quelque bruit, j'entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume de/licieux sur mes plaies. Ce nai%f e/loge de ma personne me rendit un peu de courage. J'avais besoin de croire en moi-me^me et de recueillir un jugement impartial sur la ve/ritable valeur de mes avantages. Mes espe/rances, ainsi ranime/es, se refle/te\rent peut-e^tre sur les choses que je voyais. Peut- e^tre aussi n'avais-je point encore bien se/rieusement exa- mine/ la sce\ne assez souvent offerte a\ mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors j'ad- mirai dans sa re/alite/ le plus de/licieux tableau de cette nature modeste si nai%vement reproduite par les peintres flamands. La me\re, assise au coin d'un foyer a\ demi e/teint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses le\vres un bon sourire. Pauline coloriait des e/crans, ses couleurs, ses pinceaux e/tale/s sur une petite table parlaient aux yeux par de piquants effets; mais, ayant quitte/ sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumie\re; il fallait e^tre subjugue/ par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, l'ide/al de sa te^te et sa virginale attitude! La nuit et le silence pre^taient leur charme a\ cette laborieuse veille/e, a\ ce paisible inte/rieur. Ces tra- vaux continus et gaiement supporte/s attestaient une re/signation religieuse pleine de sentiments e/leve/s. Une inde/finissable harmonie existait la\ entre les choses et les personnes. Chez Foedora le luxe e/tait sec, il re/veillait en moi de mauvaises pense/es; tandis que cette humble mise\re et ce bon naturel me rafraichissaient l'a^me. Peut- e^tre e/tais-je humilie/ en pre/sence du luxe; pre\s de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune ou\ la vie sim- plifie/e semblait se re/fugier dans les e/motions du coeur, peut-e^tre me re/conciliai-je avec moi-me^me en trouvant a\ exercer la protection que l'homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus pre\s de Pauline, elle me jeta un regard presque maternel, et s'e/cria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe : -- >> Dieu! comme vous e^tes pa^le ! Ah ! il est tout mouille/ ! Ma me\re va vous essuyer. Monsieur Raphae%l, reprit-elle apre\s une le/ge\re pause, vous e^tes friand de lait : nous avons eu ce soir de la cre\me, tenez, voulez-vous y gou^ter ? >> Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le pre/senta si vivement, me le mit sous le nez d'une si gentille fac#on, que j'hesitai. -- >> Vous me refuseriez ? >> dit-elle d'une voix alte/re/e. Nos deux fierte/s se compre- naient : Pauline paraissait souffrir de sa pauvrete/, et me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette cre\me e/tait peut-e^tre son de/jeuner du lendemain, j'acceptai cepen- dant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pe/tillait dans ses yeux. -- >> J'en avais besoin, lui dis-je en m'asseyant. (Une expression soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage ou\ Bossuet nous peint Dieu re/compensant un verre d'eau plus richement qu'une victoire ? -- Oui, dit-elle. Et son sein battait comme celui d'une jeune fauvette entre les mains d'un enfant. -- Eh! bien, comme nous nous quitterons biento^t, ajoutai-je d'une voix mal assure/e, laissez-moi vous te/moigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre me\re vous avez eus de moi. -- Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant. Son rire cachait une e/motion qui me fit mal. -- Mon piano, repris--je sans parai^tre avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instruments d'Erard : acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l'emporter dans le voyage que je compte entreprendre. >> Eclaire/es peut-e^tre par l'accent de me/lancolie avec lequel je prononc#ai ces mots, les deux femmes semble\rent m'avoir compris et me regarde\rent avec une curiosite/ me^le/e d'effroi. L'affec- tion que je cherchais au milieu des froides re/gions du grand monde, e/tait donc la\, vraie, sans faste, mais onc- tueuse et peut-e^tre durable. -- >> Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la me\re. Restez ici. Mon mari est en route a\ cette heure, reprit-elle. Ce soir, j'ai lu l'Evan- gile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attache/e dans une Bible, la clef a tourne/. Ce pre/sage annonce que Gaudin se porte bien et prospe\re. Pauline a recommence/ pour vous et pour le jeune homme du nume/ro sept; mais la clef n'a tourne/ que pour vous. Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l'ai vu en re^ve sur un vaisseau plein de serpents; heureusement l'eau e/tait trouble, ce qui signifie or et pierreries d'outre-mer. >> Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une me\re endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L'accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialite/ qui n'efface pas le chagrin, mais qui l'apaise, qui le berce et l'e/mousse. Plus perspicace que sa me\re, Pauline m'exa- minait avec inquie/tude, ses yeux intelligents semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une incli- nation de te^te la me\re et la fille; puis je me sauvai, crai- gnant de m'attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des re/solutions impossibles. Quand un homme se traine dans les de/combres de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources ; mais j'e/tais dans le ne/ant. Ah! mon cher, nous accusons trop facilement la mise\re. Soyons indulgents pour les effets du plus actif de tous les dissolvants sociaux. La\, ou\ re\gne la mise\re, il n'existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit. J'e/tais alors sans ide/es, sans force, comme une jeune fille tombe/e a\ genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste mai^tre de sa personne; mais un malheureux qui aime ne s'appartient plus et ne peut pas se tuer. L'amour nous donne une sorte de religion pour nous- me^mes, nous respectons en nous une autre vie; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espe/rance, une espe/rance qui vous fait accepter des tor- tures. Je m'endormis avec l'ide/e d'aller le lendemain confier a\ Rastignac la singulie\re de/termination de Foedora. -- >> Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui de\s neuf heures du matin, je sais ce qui t'ame\ne, tu dois e^tre conge/die/ par Foedora. Quelques bonnes a^mes jalouses de ton empire sur la comtesse ont annonce/ votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t'ont pre^te/es et les calomnies dont tu as e/te/ l'objet! -- Tout s'explique! >> m'e/criai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime. A mon gre/, j'e/tais un infa^me qui n'avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans son indulgence que la patiente charite/ de l'amour. -- >> N'allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Foedora posse\de la pe/ne/tration naturelle aux femmes profonde/ment e/goi%stes, elle t'aura juge/ peut-e^tre au moment ou\ tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe; en de/pit de ton adresse, elle aura lu dans ton a^me. Elle est assez dissimule/e pour qu'aucune dissimula- tion ne trouve gra^ce devant elle. Je crois, ajouta-t-il, t'avoir mis dans une mauvaise voie. Malgre la finesse de son esprit et de ses manie\res, cette cre/ature me semble impe/- rieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que par la te^te. Pour elle le bonheur gi^t tout entier dans le bien-e^tre de la vie, dans les jouissances sociales; chez elle, le sentiment est un ro^le, elle te rendrait malheu- reux, et ferait de toi son premier valet! >> Rastignac parlait a\ un sourd. Je l'interrompis, en lui exposant avec une apparente gaiete/ ma situation financie\re. -- >> Hier au soir, me re/pondit-il, une veine contraire m'a emporte/ tout l'argent dont je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j'eusse partage/ volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons de/jeuner au cabaret, les hui^tres nous donne- ront peut-e^tre un bon conseil. >> Il s'habilla, fit atteler son tilbury; puis semblables a\ deux millionnaires, nous arri- va^mes au Cafe/ de Paris avec l'impertinence de ces auda- cieux spe/culateurs qui vivent sur des capitaux imagi- naires. Ce diable de Gascon me confondait par l'aisance de ses manie\res et par son aplomb imperturbable. Au moment ou\ nous prenions le cafe/, apre\s avoir fini un repas fort de/licat et tre\s bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de te^te a\ une foule de jeunes gens e/galement recommandables par les gra^ces de leur personne et par l'e/le/gance de leur mise, me dit en voyant entrer un de ces <1dandys>1 : -- >> Voici ton affaire! >> Et il fit signe a\ un gentil- homme bien cravate/, qui semblait chercher une table a\ sa convenance, de venir lui parler. -- >> Ce gaillard-la\, me dit Rastignac a\ l'oreille, est de/core/ pour avoir publie/ des ouvrages qu'il ne comprend pas ; il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il posse\de des quarts, des tiers, des moitie/s, dans je ne sais combien de pie\ces de the/a^tre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n'est pas un homme, c'est un nom, une e/tiquette familie\re au public. Aussi se garderait-il bien d'entrer dans ces cabi- nets sur lesquels il y a cette inscription : <1Ici l'on peut e/crire>1 <1soi-me^me.>1 Il est fin a\ jouer tout un congre\s. En deux mots, c'est un me/tis en morale, ni tout a\ fait probe, ni comple\te- ment fripon. Mais chut! il s'est de/ja\ battu, le monde n'en demande pas davantage et dit de lui : C'est un homme honorable. -- Eh! bien, mon excellent ami, mon hono- rable ami, comment se porte Votre Intelligence ? lui dit Rastignac au moment ou\ l'inconnu s'assit a\ la table voi- sine. -- Mais ni bien, ni mal. Je suis accable/ de travail. J'ai entre les mains tous les mate/riaux ne/cessaires pour faire des me/moires historiques tre\s curieux, et je ne sais a\ qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se ha^ter, les me/- moires vont passer de mode. -- Sont-ce des me/moires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi ? -- Sur l'affaire du Collier. -- N'est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac en riant. Puis, se retournant vers le spe/cula- teur : -- Monsieur de Valentin, reprit-il en me de/signant, est un de mes amis que je vous pre/sente comme l'une de nos futures ce/le/brite/s litte/raires. Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il tra- vaille a\ une histoire royaliste de la re/volution. Puis, se penchant a\ l'oreille de ce singulier ne/gociant, il lui dit : -- C'est un homme de talent; mais un niais qui peut vous faire vos me/moires, au nom de sa tante, pour cent e/cus par volume. -- Le marche/ me va, re/pondit l'autre en haussant sa cravate. Garc#on, mes hui^tres, donc! -- Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d'avance, reprit Rastignac. -- Non, non. Je n'avancerai que cinquante e/cus pour e^tre plus su^r d'avoir promptement mon manuscrit. >> Rasti- gnac me re/pe/ta cette conversation mercantile a\ voix basse. Puis sans me consulter : >> -- Nous sommes d'ac- cord, lui re/pondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire ? -- Eh! bien, venez di^ner ici, demain soir, a\ sept heures >>. Nous nous leva^mes, Ras- tignac jeta de la monnaie au garc#on, mit la carte a\ payer dans sa poche, et nous sorti^mes. J'e/tais stupe/fait de la le/ge\rete/, de l'insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron. -- >> J'aime mieux m'embarquer pour le Bre/sil, et y ensei- gner aux Indiens l'alge\bre que je ne sais pas, que de salir le nom de ma famille! >> Rastignac m'interrompit par un e/clat de rire. -- >> Es-tu be^te! Prends d'abord les cinquante e/cus et fais les me/moires. Quand ils seront acheve/s, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbe/cile! Madame de Montbauron, morte sur l'e/chafaud, ses paniers, ses conside/rations, sa beaute/, son fard, ses mules valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu'elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d'industrie, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les me/moires. -- Oh! m'e/criai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde ? Le monde a des envers bien salement ignobles. -- Bon, re/pondit Rastignac, voila\ de la poe/sie, et il s'agit d'affaires. Tu es un enfant. Ecoute : quant aux me/moires, le public les jugera; quant a\ mon Proxe/ne\te litte/raire, n'a-t-il pas de/pense/ huit ans de sa vie, et paye/ ses relations avec la librairie par de cruelles expe/riences ? En partageant ine/galement avec lui le travail du livre, ta part d'argent n'est-elle pas aussi la plus belle ? Vingt- cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux e/crire des me/moires historiques, oeuvres d'art si jamais il en fut, quand Dide- rot a fait six sermons pour cent e/cus. -- Enfin, lui dis-je tout e/mu, c'est pour moi une ne/cessite/ : ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remerciements. Vingt-cinq louis me rendront bien riche. -- Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Finot me donne une commission dans l'affaire, ne devines-tu pas qu'elle sera pour toi ? Allons au bois de Boulogne, dit-il; nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois e/pouser, une char1nante personne, Alsacienne un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis oblige/ d'avoir l'air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connai^tre un tas de ballades, toutes drogues qui me sont de/fendues par le me/decin. Je n'ai pas encore pu la de/shabituer de son enthousiasme litte/raire, elle pleure des averses a\ la lecture de Goethe, et je suis oblige/ de pleurer un peu, par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre! Ah! si elle ne disait pas <1mon>1 <1anche,>1 et <1proulier>1 pour mon <1ange>1 et <1brouiller,>1 ce serait une femme accomplie >>. Nous vi^mes la comtesse, bril- lante dans un brillant e/quipage. La coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d'amour. Ah! j'e/tais bien heureux, je me croyais aime/, j'avais de l'argent et des tre/sors de pas- sion, plus de mise\re. Le/ger, gai, content de tout, je trou- vai la mai^tresse de mon ami charmante. Les arbres, l'air, le ciel, toute la nature semblait me re/pe/ter le sourire de Foedora. En revenant des Champs-Elyse/es, nous alla^mes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L'affaire du Collier me permit de quitter mon mise/rable pied de paix, pour passer a\ un formidable pied de guerre. De/sor- mais je pouvais sans crainte lutter de gra^ce et d'e/le/- gance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Foedora. Je revins chez moi. Je m'y enfermai, res- tant tranquille en apparence, pre\s de ma lucarne; mais disant d'e/ternels adieux a\ mes toits, vivant dans l'avenir, dramatisant ma vie, escomptant l'amour et ses joies. Ah! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d'une mansarde ! L'a^me humaine est une fe/e, elle me/tamorphose une paille en diamants; sous sa baguette les palais enchante/s e/closent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil. Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement a\ ma porte et m'apporta, devine quoi ? une lettre de Foedora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxem- bourg pour aller, de la\, voir ensemble le Muse/um et le jardin des Plantes. -- >> Un commissionnaire attend la re/ponse >>, me dit-elle apre\s un moment de silence. Je griffonnai promptement une lettre de remerciement que Pauline emporta. Je m'habillai. Au moment ou\, assez content de moi-me^me, j'achevais ma toilette, un frisson glacial me saisi a\ cette pense/e : Foedora est-elle venue en voiture ou a\ pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Mais, me dis-je, qu'elle soit a\ pied ou en voiture, est-on jamais certain de l'esprit fantasque d'une femme ? elle sera sans argent et voudra donner cent sous a\ un petit Savoyard parce qu'il aura de jolies guenilles. J'e/tais sans un rouge liard et ne devais avoir de l'argent que le soir. Oh! com- bien, dans ces crises de notre jeunesse, un poe\te paie cher la puissance intellectuelle dont il est investi par le re/gime et par le travail! En un instant, mille pense/es vives et douloureuses me pique\rent comme autant de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne, le temps e/tait fort incer- tain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journe/e; mais aussi ne tremblerais-je pas a\ tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer Finot le soir ? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Mal- gre/ la certitude de ne rien trouver, j'entrepris une grande exploration a\ travers ma chambre, je cherchai des e/cus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout, je secouai me^me de vieilles bottes. En proie a\ une fie\vre nerveuse, je regardais mes meubles d'un oeil hagard apre\s les avoir renverse/s tous. Compren- dras-tu le de/lire qui m'anima, lorsqu'en ouvrant pour la septie\me fois le tiroir de ma table a\ e/crire que je visitais avec cette espe\ce d'indolence dans laquelle nous plonge le de/sespoir, j'aperc#us colle/e contre une planche late/rale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une e/toile a\ son lever, une belle et noble pie\ce de cent sous ? Ne lui demandant compte ni de son silence ni de la cruaute/ dont elle e/tait coupable en se tenant ainsi cache/e, je la baisai comme un ami fide\le au malheur et la saluai par un cri qui trouva de l e/cho. Je me retournai brusque- ment et vis Pauline devenue pa^le. -- >> J'ai cru, dit-elle d'une voix e/mue, que vous vous faisiez mal. Le commis- sionnaire... Elle s'interrompit comme si elle e/touffait. Mais ma me\re l'a paye/ >>, ajouta-t-elle. Puis elle s'enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l'a^me tout le plaisir de la terre, et j'aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentiments d'adversite/, la comtesse avait renvoye/ sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s'expliquent pas toujours a\ elles-me^mes, elle voulait aller au jardin des Plantes par les boulevards et a\ pied. -- >> Mais il va pleuvoir >>, lui dis-je. Elle prit plaisir a\ me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps que nous marcha^mes dans le Luxembourg. Quand nous en sorti^mes, un gros nuage dont la marche excitait mon inquie/tude, ayant laisse/ tomber quelques gouttes d'eau, nous monta^mes dans un fiacre. Lorsque nous eu^mes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa se/re/nite/. En arrivant au Muse/um, je voulus renvoyer la voiture, Foedora me pria de la garder. Que de tortures ! Mais causer avec elle en comprimant un secret de/lire qui sans doute se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arre^te/; errer dans le jardin des Plantes, en parcourir les alle/es bocage\res et sentir son bras appuye/ sur le mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique : c'e/tait un re^ve en plein jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en nous arre^tant, n'avaient rien de doux ni d'amoureux, malgre/ leur apparente volupte/. Quand je cherchais a\ m'associer en quelque sorte a\ l'action de sa vie, je ren- contrais en elle une intime et secre\te vivacite/, je ne sais quoi de saccade/, d'excentrique. Les femmes sans a^me n'ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n'e/tions- nous unis, ni par une me^me volonte/, ni par un me^me pas. Il n'existe point de mots pour rendre ce de/saccord mate/riel de deux e^tres, car nous ne sommes pas encore habitue/s a\ reconnai^tre une pense/e dans le mouvement. Ce phe/nome\ne de notre nature se sent instinctivement, il ne s'exprime pas. >> Pendant ces violents paroxysmes de ma passion, reprit Raphae%l apre\s un moment de silence, et comme s'il re/pondait a\ une objection qu'il se fu^t adresse/e a\ lui- me^me, je n'ai pas disse/que/ mes sensations, analyse/ mes plaisirs, ni suppute/ les battements de mon coeur, comme un avare examine et pe\se ses pie\ces d'or. Oh! non, l'ex- pe/rience jette aujourd'hui sa triste lumie\re sur les e/ve/ne- ments passe/s, et le souvenir m'apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer ame\nent brin a\ brin les de/bris d'un naufrage sur la gre\ve. -- >> Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant d'un air confus. Apre\s vous avoir confie/ mon antipathie pour l'amour, je me sens plus libre en re/clamant de vous un bon office au nom de l'ami- tie/. N'aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de me/rite a\ m'obliger aujourd'hui ? >> Je la regardais avec douleur. N'e/prouvant rien pre\s de moi, elle e/tait pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait jouer un ro^le en actrice consomme/e; puis tout a\ coup son accent, un regard, un mot re/veillaient mes espe/rances; mais si mon amour ranime/ se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarte/ des siens s'en alte/ra^t, car ils semblaient, comme ceux des tigres, e^tre double/s par une feuille de me/tal. En ces moments-la\, je la de/testais. -- >> La protection du duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de ca^linerie, me serait tre\s utile aupre\s d'une personne toute-puissante en Russie, et dont l'intervention est ne/cessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne a\ la fois ma fortune et mon e/tat dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l'empereur. Le duc de Navarreins n'est-il pas votre cousin ? Une lettre de lui de/ciderait tout. -- Je vous appartiens, lui re/pondis-je, ordonnez. -- Vous e^tes bien aimable, reprit- elle en me serrant la main. Venez di^ner avec moi, je vous dirai tout comme a\ un confesseur >>. Cette femme si me/fiante, si discre\te, et a\ laquelle personne n'avait entendu dire un mot sur ses inte/re^ts, allait donc me consulter. -- >> Oh! combien j'aime maintenant le silence que vous m'avez impose/! m'e/criai-je. Mais j'aurais voulu quelque e/preuve plus rude encore. >> En ce moment, elle accueillit l'ivresse de mes regards et ne se refusa point a\ mon admiration, elle m'aimait donc! Nous arriva^mes chez elle. Fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai de/licieusement la journe/e, seul avec elle, chez elle; c'e/tait la premie\re fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu'a\ ce jour, le monde, sa ge^nante politesse et ses fac#ons froides nous avaient toujours se/pa- re/s, me^me pendant ses somptueux di^ners ; mais alors j'e/tais chez elle comme si j'eusse ve/cu sous son toit, je la posse/dais pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les e/ve/nements de la vie a\ ma guise, et me plongeait dans les de/lices d'un amour heureux. Me croyant son mari, je l'admirais occupe/e de petits de/tails; j'e/prouvais me^me du bonheur a\ lui voir o^ter son schall et son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux arrange/s, charmante. Cette jolie toilette avait e/te/ faite pour moi! Pendant le di^ner, elle me prodigua ses attentions et de/ploya des gra^ces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitie/ de la vie. Quand nous fu^mes tous deux devant un foyer pe/tillant, assis sur la soie, environne/s des plus de/sirables cre/ations d'un luxe oriental; quand je vis si pre\s de moi cette femme dont la beaute/ ce/le\bre faisait palpiter tant de coeurs, cette femme si difficile a\ conque/rir, me parlant, me rendant l'objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse fe/licite/ devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me sou- vins de l'importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m'avait e/te/ donne/ la veille. -- >> Quoi! de/ja\! >> dit-elle en me voyant prendre mon chapeau. Elle m'aimait! Je le crus du moins, en l'entendant prononcer ces deux mots d'une voix cares- sante. Pour prolonger mon extase, j'aurais alors volon- tiers troque/ deux anne/es de ma vie contre chacune des heures qu'elle voulait bien m'accorder. Mon bonheur s'augmenta de tout l'argent que je perdais ! Il e/tait minuit quand elle me renvoya. Ne/anmoins le lendemain, mon he/roi%ne me cou^ta bien des remords, je craignis d'avoir manque/ l'affaire des me/moires, devenue si capitale pour moi; je courus chez Rastignac, et nous alla^mes surprendre a\ son lever le titulaire de mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte ou\ il n'e/tait point question de ma tante, et apre\s la signature duquel il me compta cinquante e'cus. Nous de/jeuna^mes tous les trois. Quand j'eus paye/ mon nouveau chapeau, soixante cachets a\ trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs; mais toutes les difficulte/s de la vie s'e/taient aplanies pour quelques jours. Si j'avais voulu e/couter Rastignac, je pouvais avoir des tre/sors en adoptant avec franchise le <1syste\me anglais.>1 Il voulait absolument m'e/tablir un cre/dit et me faire faire des emprunts, en pre/tendant que les emprunts soutien- draient le cre/dit. Selon lui, l'avenir e/tait de tous les capitaux du monde le plus conside/rable et le plus solide. En hypothe/quant ainsi mes dettes sur de futurs contin- gents, il donna ma pratique a\ son tailleur, un artiste qui comprenait <1le jeune homme>1 et devait me laisser tranquille jusqu'a\ mon mariage. De\s ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j'avais mene/e pendant trois ans. J'allai fort assidu^ment chez Foedora, ou\ je ta^chai de surpasser en apparence les impertinents ou les he/ros de coterie qui s'y trouvaient. En croyant avoir e/chappe/ pour toujours a\ la mise\re, je recouvrai ma liberte/ d'esprit, j'e/crasai mes rivaux, et passai pour un homme plein de se/ductions, prestigieux, irre/sistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi : >> Un garc#on aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la te^te! >> Ils vantaient charitablement mon esprit aux de/pens de ma sensibilite/. >> Est-il heureux de ne pas aimer! s'e/criaient- ils. S'il aimait, aurait-il autant de gaiete/, de verve ? >> J'e/tais cependant bien amoureusement stupide en pre/- sence de Foedora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je me/disais de l'amour; j'e/tais tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel de/pit. Enfin, j'essayai de me rendre indispensable a\ sa vie, a\ son bonheur, a\ sa vanite/ : tous les jours pre\s d'elle, j'e/tais un esclave, un jouet sans cesse a\ ses ordres. Apre\s avoir ainsi dissipe/ ma journe/e, je revenais chez moi pour y travailler pendant les nuits, ne dormant gue\re que deux ou trois heures de la matine/e. Mais n'ayant pas, comme Rastignac, l'habitude du syste\me anglais, je me vis biento^t sans un sou. De\s lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, e/le/gant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie pre/caire, dans ce froid et pro- fond malheur soigneusement cache/ sous les trompeuses apparences du luxe. Je ressentis alors mes souffrances premie\res, mais moins aigue%s : je m'e/tais familiarise/ sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les ga^teaux et le the/, si parcimonieusement offerts dans les salons, e/taient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux di^ners de la comtesse me substantaient pendant deux jours. J'employai tout mon temps, mes efforts et ma science d'observation a\ pe/ne/trer plus avant dans l'impe/ne/trable caracte\re de Foedora. Jusqu'alors, l'espe/rance ou le de/sespoir avaient influence/ mon opinion, je voyais en elle tour a\ tour la femme la plus aimante ou la plus insen- sible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tris- tesse devinrent intole/rables : je voulus chercher un de/nou^ment a\ cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon a^me et me faisaient entrevoir des abi^mes entre nous. La com- tesse justifiait toutes mes craintes, je n'avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux; au the/a^tre une sce\ne attendrissante la trouvait froide et rieuse, elle re/servait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d'autrui. Enfin elle m'avait joue/! Heureux de lui faire un sacrifice, je m'e/tais presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navarreins, homme e/goi%ste qui rougissait de ma mise\re et qui avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me hai%r; il me rec#ut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l'apparence de l'insulte, son regard inquiet excita ma pitie/. J'eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvrete/ au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes conside/rables que lui occasionnait le trois pour cent, je lui dis alors quel e/tait l'objet de ma visite. Le changement de ses manie\res, qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me de/gou^ta. Eh! bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m'y e/crasa. Foedora trouva pour lui des enchantements, des prestiges inconnus; elle le se/duisit, traita sans moi cette affaire myste/rieuse de laquelle je ne sus pas un mot : j'avais e/te/ pour elle un moyen!... Elle paraissait ne plus m'apercevoir quand mon cousin e/tait chez elle, elle m'acceptait alors avec moins de plaisir peut-e^tre que le jour ou\ je lui fus pre/sente/. Un soir, elle m'humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu'aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d'e/pou- vantables viols. Souvent je l'accompagnais aux Bouffons ; la\, pre\s d'elle, tout entier a\ mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d'e/couter la musique, e/puisant mon a^me dans la double jouissance d'aimer et de retrou- ver les mouvements de mon coeur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion e/tait dans l'air, sur la sce\ne ; elle triomphait partout, excepte/ chez ma mai^tresse. Je prenais alors la main de Foedora, j'e/tudiais ses traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines harmonies qui, re/veille/es par les notes, font vibrer les a^mes a\ l'unisson; mais sa main e/tait muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon coeur e/mane/ de tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherche/, phrase conve- nue qui se reproduit au salon sur les le\vres de tous les portraits. Elle n'e/coutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli ne lui rap- pelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poe/sie de sa vie; son a^me e/tait aride. Foedora se produisait la\ comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquie\te, quoique tranquille, elle e/tait victime de la mode; sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne e/taient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale appa- rence de qui le coeur est tendre et de/licat sous un corps de bronze; mais elle cachait un coeur de bronze sous sa fre^le et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me de/chi- rait bien des voiles. Si le bon ton consiste a\ s'oublier pour autrui, a\ mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, a\ plaire aux autres en les rendant contents d'eux-me^mes, malgre/ sa finesse, Foedora n'avait pas efface/ tout vestige de sa ple/be/ienne origine : son oubli d'elle-me^me e/tait faussete/; ses manie\res, au lieu d'e^tre inne/es, avaient e/te/ laborieusement conquises; enfin sa politesse sentait la servitude. Eh! bien, ses paroles emmiel- le/es e/taient pour ses favoris l'expression de la bonte/, sa pre/tentieuse exage/ration e/tait un noble enthousiasme. Moi seul avais e/tudie/ ses grimaces, j'avais de/pouille/ son e^tre inte/rieur de la mince e/corce qui suffit au monde, et n'e/tais plus la dupe de ses singeries; je connaissais a\ fond son a^me de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j'avais honte pour elle. Et je l'aimais toujours! j'espe/rais fondre ses glaces sous les ailes d'un amour de poe\te. Si je pouvais une fois ouvrir son coeur aux tendresses de la femme, si je l'initiais a\ la sublimite/ des de/vouements, je la voyais alors parfaite; elle devenait un ange. Je l'aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l'aimer pour l'obtenir; un fat bien gourme/, un froid calculateur, en aurait triomphe/ peut- e^tre. Vaine, artificieuse, elle eu^t sans doute entendu le langage de la vanite/, se serait laisse/ entortiller dans les pie\ges d'une intrigue; elle eu^t e/te/ domine/e par un homme sec et glace/. Des douleurs ace/re/es entraient jusqu'au vif dans mon a^me, quand elle me re/ve/lait nai%vement son e/goi%sme. Je l'apercevais avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant a\ qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis ou\ reposer les siens. Un soir, j'eus le courage de lui peindre, sous des couleurs anime/es, sa vieillesse de/serte, vide et triste. A l'aspect de cette e/pou- vantable vengeance de la nature trompe/e, elle dit un mot atroce. -- >> J'aurai toujours de la fortune, me re/pon- dit-elle. Eh! bien, avec de l'or nous pouvons toujours cre/er autour de nous les sentiments qui sont ne/cessaires a\ notre bien-e^tre. >> Je sortis foudroye/ par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, en me bla^mant d'en e^tre si sottement idola^tre. Je n'aimais pas Pauline pauvre, Foedora riche n'avait-elle pas le droit de repousser Raphae%l ? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l'avons pas encore assassine/e. >> Foedora, me criait une voix sophistique, n'aime ni ne repousse personne; elle est libre, mais elle s'est autrefois donne/e pour de l'or. Amant ou e/poux, le comte russe l'a posse/de/e. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la. >> Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l'humanite/, dans une sphe\re a\ elle, enfer ou paradis. Ce myste\re femelle ve^tu de cachemire et de broderies mettait en jeu dans mon coeur tous les sentiments humains, orgueil, ambition, amour, curiosite/. Un caprice de la mode, ou cette envie de parai^tre original qui nous poursuit tous, avait amene/ la manie de vanter un petit spectacle du bou- levard. La comtesse te/moigna le de/sir de voir la figure enfarine/e d'un acteur qui faisait les de/lices de quelques gens d'esprit, et j'obtins l'honneur de la conduire a\ la premie\re repre/sentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge cou^tait a\ peine cent sous, je ne posse/dais pas un trai^tre liard. Ayant encore un demi-volume de me/moires a\ e/crire, je n'osais pas aller mendier un secours a\ Finot, et Rastignac, ma providence, e/tait absent. Cette ge^ne constante male/ficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Foedora m'avait fait avancer une voiture sans que je pusse me soustraire a\ son obligeance de parade : elle n'admit aucune de mes excuses, ni mon gou^t pour la pluie, ni mon envie d'aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans l'embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plai- santes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard ? La vie des jeunes gens est soumise a\ de singu- liers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue re/veilla des pense/es qui me bru^le\rent le coeur; j'essayai de de/tacher une planche au fond de la voiture en espe/- rant glisser sur le pave/; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris a\ rire convulsivement et demeurai dans un calme morne, he/be/te/ comme un homme au carcan. A mon arrive/e au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m'interrompit en disant : -- >> Si vous n'avez pas de monnaie../ >> Ah! la musique de Rossini n'e/tait rien aupre\s de ces paroles. Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai a\ mettre en gage le cercle d'or qui entourait le portrait de ma me\re. Quoique le Mont-de-Pie/te/ se fu^t toujours dessine/ dans ma pense/e comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi- me^me que de solliciter une aumo^ne. Le regard d'un homme a\ qui vous demandez de l'argent fait tant de mal! Certains emprunts nous cou^tent notre honneur, comme certains refus prononce/s par une bouche amie nous enle\vent une dernie\re illusion. Pauline travaillait, sa me\re e/tait couche/e. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux e/taient le/ge\rement releve/s, je crus Madame Gaudin profonde/ment endormie, en apercevant au milieu de l'ombre son profil calme et jaune imprime/ sur l'oreiller. -- >> Vous avez du chagrin, me dit Pauline qui posa son pinceau sur son coloriage. -- Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre un grand service >>, lui re/pondis-je. Elle me regarda d'un air si heureux que je tressaillis. -- M'aimerait-elle ? pensai-je. -- >> Pauline ? >> repris-je. Et je m'assis pre\s d'elle pour la bien e/tudier. Elle me devina, tant mon accent e/tait interrogateur; elle baissa les yeux, et je l'examinai, croyant pouvoir lire dans son coeur comme dans le mien, tant sa physionomie e/tait nai%ve et pure. -- >> Vous m'aimez ? lui dis-je. -- Un peu, passionne/ment, pas du tout! >> s'e/cria-t-elle. Elle ne m'aimait pas. Son accent moqueur et la gentillese du geste qui lui e/chappa peignaient seulement une fola^tre reconnaissance de jeune fille. Je lui avouai donc ma de/tresse, l'embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de m'aider. -- >> Comment, monsieur Raphae%l, dit- elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Pie/te/, et vous m'y envoyez! >> Je rougis, confondu par la logique d'un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle eu^t voulu compenser par une caresse la ve/rite/ de son exclamation. -- >> Oh! j'irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j'ai trouve/ derrie\re le piano deux pie\ces de cent sous qui s'e/taient glisse/es a\ votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table. -- Vous devez biento^t recevoir de l'argent, monsieur Raphae%l, me dit la bonne me\re qui montra sa te^te entre les rideaux, je puis bien vous pre^ter quelques e/cus en attendant. -- Oh! Pauline, m'e/criai-je en lui serrant la main, je voudrais e^tre riche. -- Bah! pourquoi? >> dit-elle d'un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne re/pondait a\ tous les bat- tements de mon coeur; elle retira vivement ses doigts, examina les miens : -- >> Vous e/pouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J'en suis su^re! >> Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa me\re. -- >> Vous e^tes bien cre/dule, Pauline! -- Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. >> Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant parai^tre une vive e/motion, et ne me regarda plus. En ce moment, j'aurais bien voulu croire a\ des chime\res. Un homme n'est pas tout a\ fait mise/rable quand il est superstitieux. Une superstition c'est souvent une espe/rance. Retire/ dans ma chambre, je vis en effet deux nobles e/cus dont la pre/sence me parut inexplicable. Au sein des pense/es confuses du premier sommeil, je ta^chai de ve/rifier mes de/penses pour me justifier cette trouvaille inespe/re/e, mais je m'endormis perdu dans d'inutiles calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment ou\ je sortais pour aller louer une loge. -- >> Vous n'avez peut-e^tre pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma me\re m'a charge/e de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! >> Elle jeta trois e/cus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins. L'admiration se/cha les larmes qui roulaient dans mes yeux : >> -- Pauline, lui dis-je, vous e^tes un ange! Ce pre^t me touche bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle vous me l'offrez. Je de/sirais une femme riche, e/le/gante, titre/e; he/las ! maintenant je vou- drais posse/der des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous et comme vous riche de coeur, je renoncerais a\ une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-e^tre raison. -- Assez! >> dit-elle/ Elle s'enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraiches retentirent dans l'escalier. -- Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien pre/cieux. Foedora, songeant aux e/manations populacie\res de la salle ou\ nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet, j'allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie et ma fortune. J'eus a\ la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me re%ve/la tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Biento^t elle se plaignit de l'odeur un peu trop forte d'un jasmin du Mexique, elle e/prouva un into- le%rable de/gou^t en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes, elle me reprocha de l'avoir amene/e la\. Quoiqu'elle fu^t pre\s de moi, elle voulut s'en aller; elle s'en alla. M'imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipe/ deux mois de mon existence, et ne pas lui plaire! Jamais ce de/mon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis pre\s d'elle dans un e/troit coupe/, je respirais son souffle, je touchais son gant parfume/, je voyais distinctement les tre%sors de sa beaute/, je sentais une vapeur douce comme l'iris : toute la femme et point de femme. En ce moment, un trait de lumie\re me permit de voir les profondeurs de cette vie myste/rieuse. Je pensai tout a\ coup au livre re/cemment publie/ par un poe\te, une vraie conception d'artiste taille/e dans la sta- tue de Polycle\s. Je croyais voir ce monstre qui, tanto^t officier, dompte un cheval fougueux, tanto^t jeune fille, se met a\ sa toilette et de/sespe\re ses amants, amant, de/ses- pe\re une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus re/soudre autrement Foedora, je lui racontai cette histoire fantastique ; mais rien ne de/cela sa ressemblance avec cette poe/sie de l'impossible, elle s' en amusa de bonne foi, comme un enfant d'une fable prise aux <1Mille et Une Nuits.>1 Pour re/sister a\ l'amour d'un homme de mon a^ge, a\ la chaleur communicative de cette belle contagion de l'a^me, Foe- dora doit e^tre garde/e par quelque myste\re, me dis-je en revenant chez moi. Peut-e^tre, semblable a\ lady Dela- cour, est-elle de/vore/e par un cancer ? Sa vie est sans doute une vie artificielle. A cette pense/e, j'eus froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en me^me temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l'avais e/tudie/e intellectuellement, pour la connaitre enfin tout entie\re, je re/solus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, a\ son insu. Voici comment j'exe/cutai cette entreprise, qui me de/vorait l'a^me comme un de/sir de vengeance mord le coeur d'un moine corse. Aux jours de re/ception, Foedora re/unissait une assemble/e trop nom- breuse pour qu'il fu\t possible au portier d'e/tablir une balance exacte entre les entre/es et les sorties. Su^r de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j'attendis impatiemment la prochaine soire/e de la com- tesse. En m'habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, a\ de/faut de poignard. Trouve/ sur moi, cet instrument litte/raire n'avait rien de suspect, et ne sachant jusqu'ou\ me conduirait ma re/solution roma- nesque, je voulais e^tre arme/. Lorsque les salons com- mence\rent a\ se remplir, j'allai dans la chambre a\ coucher y examiner les choses, et trouvai les persiennes et les volets ferme/s, ce fut un premier bonheur; comme la femme de chambre pourrait venir pour de/tacher les rideaux drape/s aux fene^tres, je la^chai leurs embrasses; je risquais beaucoup en me hasardant ainsi a\ faire le me/nage par avance, mais je m'e/tais soumis aux pe/rils de ma situation et les avais froidement calcule/s. Vers minuit, je vins me cacher dans l'embrasure d'une fene^tre. Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j'essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le dos appuye/ contre le mur, en me cramponnant a\ l'espagnolette. Apre\s avoir e%tudie/ mon e/quilibre, mes points d'appui, mesure/ l'espace qui me se/parait des rideaux, je parvins a\ me familiariser avec les difficulte/s de ma position, de manie\re a\ demeurer la\ sans e^tre de/couvert, si les crampes, la toux et les e/ter- nuements me laissaient tranquille. Pour ne pas me fati- guer inutilement, je me tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester sus- pendu comme une araigne/e dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi de gros plis semblables a\ des tuyaux d'orgue, ou\ je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espe\ces de meurtrie\res. J'entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs e/clats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation dimi- nua par degre/s. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux place/s pre\s de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par des gens presse/s de partir et qui furettent alors partout. J'augurai bien de mon entreprise en n'e/prou- vant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporte/ par un vieil amoureux de Foedora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi de je ne sais quelle exclamation assez e/nergique. La comtesse, qui n'avait plus autour d'elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d'y prendre le the/. Les calomnies, pour lesquelles la socie/te/ actuelle a re/serve/ le peu de croyance qui lui reste, se me^le\rent alors a\ des e/pigrammes, a\ des juge- ments spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitie/ pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies. -- >> Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant. -- Je le crois, re/pondit-il nai%vement. J'ai toujours eu raison dans mes haines. Et dans mes amitie/s, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-e^tre. J'ai fait une e/tude assez spe/ciale de l'idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout de/fendre. L'e/lo- quence ministe/rielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de sa probite/, de sa franchise. L'ouvrage d'un autre est-il lourd ? vous le pre/sentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal e/crit, vous en vantez les ide/es. Tel homme est sans foi, sans constance, vous e/chappe a\ tout moment ? Bah! il est se/duisant, prestigieux, il charme. S'agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez a\ la te^te les morts et les vivants; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous e^tes aussi perspicace a\ de/couvrir leurs de/fauts que vous e/tiez habile a\ mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette a\ la vue morale est le secret de nos conversations et tout l'art du courtisan. N'en pas user, c'est vouloir combattre sans armes des gens barde/s de fer comme des chevaliers bannerets. Et j'en use ! j'en abuse me^me quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car, d'ailleurs, mon e/pe/e vaut ma langue. >> Un des plus fervents admirateurs de Foedora, jeune homme dont l'impertinence e/tait ce/le\bre, et qui s'en faisait me^me un moyen de parvenir, releva le gant si de/daigneusement jete/ par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, a\ vanter outre mesure mes talents et ma personne. Rastignac avait oublie/ ce genre de me/disance. Cet e/loge sardonique trompa la comtesse qui m'immola sans pitie/; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes pre/tentions et de mes espe/rances. --- >> Il a de l'avenir, dit Rastignac. Peut-e^tre sera-t-il un jour homme a\ prendre de cruelles revanches, ses talents e/galent au moins son courage; aussi regarde/-je comme bien hardis ceux qui s'attaquent a\ lui, car il a de la me/moire... -- Et fait des me/moires, dit la comtesse, a\ qui parut de/plaire le profond silence qui re/gna. --- Des me/moires de fausse comtesse, madame, re/pliqua Ras- tignac. Pour les e/crire, il faut avoir une autre sorte de courage. --- Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m'est fide\le. >> Il me prit une vive tentation de me mon- trer soudain aux rieurs comme l'ombre de Banquo dans <1Macbeth.>1 Je perdais une mai^tresse, mais j'avais un ami ! Cependant l'amour me souffla tout a\ coup un de ces la^ches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endor- mir toutes nos douleurs. Si Foedora m'aime, pense/-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plai- santerie malicieuse ? Combien de fois le coeur n'a-t-il pas de/menti les mensonges de la bouche ? Enfin biento^t mon impertinent rival reste/ seul avec la comtesse, voulut partir. -- >> Eh! quoi, de/ja\ ? lui dit-elle avec un son de voix plein de ca^lineries et qui me fit palpiter. Ne me donne- rez-vous pas encore un moment! N'avez-vous donc plus rien a\ me dire, et ne me sacrifierez-vous point quel- ques-uns de vos plaisirs ? >> Il s'en alla. -- >> Ah! s'e/cria- t-elle en ba^illant, ils sont tous bien ennuyeux! >> Et tirant avec force un cordon, le bruit d'une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase du <1Pria che spunti.>1 Jamais per- sonne ne l'avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu a\ de bizarres interpre/tations. Elle avait, dit-on, pro- mis a\ son premier amant, charme/ de ses talents et jaloux d'elle par-dela\ le tombeau, de ne donner a\ personne un bonheur qu'il voulait avoir gou^te/ seul. Je tendis les forces de mon a^me pour aspirer les sons. De note en note la voix s'e/leva, Foedora sembla s'animer, les richesses de son gosier se de/ploye\rent, et cette me/lodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l'organe une clarte/ vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d'harmonique et de vibrant qui pe/ne/trait, remuait et chatouillait le coeur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beaute/ de cette voix fut donc un myste\re de plus dans une femme de/ja\ si myste/rieuse. Je la voyais alors comme je te vois, elle paraissait s'e/couter elle-me^me et ressentir une volupte/ qui lui fu^t particulie\re; elle e/prouvait comme une jouissance d'amour. Elle vint devant la chemine/e en achevant le principal motif de ce <1rondo!>1 mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se de/compo- se\rent et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d'o^ter un masque; actrice, son ro^le e/tait fini. Cependant l'espe\ce de fle/trissure imprime/e a\ sa beaute/ par son travail d'artiste, ou par la lassitude de la soire/e, n'e/tait pas sans charme. La voila\ vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauf- fer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, o^ta ses gants, de/tacha ses bracelets, et enleva par-dessus sa te^te une chai^ne d'or au bout de laquelle e/tait suspendue sa cassolette orne/e de pierres pre/cieuses. J'e/prouvais un plaisir indicible a\ voir ses mouvements empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d'un air de mauvaise humeur: <> Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Ou\ logeait-elle ? je ne sais. Elle arriva par un escalier de/robe/. J'e/tais curieux de l'examiner. Mon imagination de poe\te avait souvent incrimine/ cette invisible servante, grande fille brune, bien faite. -- >> Madame a sonne/ ? -- Deux fois, re/pondit Foedora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde ? -- J'e/tais a\ faire le lait d'amandes de Madame. >> Justine s'agenouilla, de/fit les cothurnes des souliers, de/chaussa sa mai^tresse, qui nonchalamment e/tendue sur un fau- teuil a\ ressorts, au coin du feu, ba^illait en se grattant la te^te. Il n'y avait rien que de tre\s naturel dans tous ses mouvements, et nul sympto^me ne me re/ve/la ni les souf- frances secre\tes, ni les passions que j'avais suppose/es. -- >> Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N'a-t-il pas encore de/fait les rideaux ce soir ? a\ quoi pense-t-il ? >> A cette observation, tout mon sang reflua vers mon coeur, mais il ne fut plus question des rideaux. -- >> L'existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah c#a\! prends garde de m'e/gratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satine/, je porte encore la marque de tes griffes. >> Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourre/es de cygne, et de/tacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux. -- >> Il faut vous marier, Madame, avoir des enfants. -- Des enfants! Il ne me manquerait plus que cela pour m'achever, s'e/cria-t-elle. Un mari! Quel est l'homme auquel je pourrais me... Etais-je bien coiffe/e ce soir ? -- Mais, pas tre\s bien. -- Tu es une sotte. -- Rien ne vous va plus mal que de trop cre^per vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses. -- Vraiment ? -- Mais oui, Madame, les cheveux cre^pe/s clair ne vont bien qu'aux blondes. -- Me marier ? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas ne/e. >> Quelle e/pou- vantable sce\ne pour un amant! Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athe/e en amour, ne croyant a\ aucun sentiment; et quelque faible que fu^t en elle ce besoin d'e/panchement cordial, naturel a\ toute cre/ature humaine, re/duite pour le satisfaire a\ causer avec sa femme de chambre, a\ dire des phrases se\ches ou des riens! J'en eus pitie/. Justine la de/lac#a. Je la contemplai curieusement au moment ou\ le dernier voile s'enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m'e/blouit; a\ travers sa chemise et a\ la lueur des bougies, son corps blanc et rose e/tincela comme une statue d'argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l'amour. He/las! un beau corps triomphera toujours des re/solutions les plus mar- tiales. La mai^tresse s'assit devant le feu, muette et pen- sive, pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d'alba^tre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, pre/para le lit, aida sa mai^tresse a\ se coucher; puis, apre\s un temps assez long employe/ par de minutieux services qui accusaient la profonde ve/ne/ration de Foedora pour elle-me^me, cette fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle e/tait agite/e, elle soupirait; ses le\vres laissaient e/chapper un le/ger bruit perceptible a\ l'oui%e et qui indiquait des mouvements d'impatience; elle avanc#a la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d'une liqueur brune; enfin, apre\s quelques soupirs pe/nibles, elle s'e/cria : --- >> Mon Dieu! >> Cette exclamation, et surtout l'accent qu'elle y mit, me brisa le coeur. Insensiblement elle resta sans mouve- ment. J'eus peur, mais biento^t j'entendis retentir la respiration e/gale et forte d'une personne endormie; j'e/cartai la soie criarde des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment inde/finissable. Elle e/tait ravissante ainsi. Elle avait la te^te sous le bras comme un enfant; son tran- quille et joli visage enveloppe/ de dentelles exprimait une suavite/ qui m'enflamma. Pre/sumant trop de moi-me^me, je n'avais pas compris mon supplice : e^tre si pre\s et si loin d'elle. Je fus oblige/ de subir toutes les tortures que je m'e/tais pre/pare/es. <1Mon Dieu!>1 ce lambeau d'une pense/e inconnue, que je devais remporter pour toute lumie\re, avait tout a\ coup change/ mes ide/es sur Foedora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de re/a- lite/s, pouvait s'interpre/ter e/galement par le bonheur ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines. Etait-ce impre/cation ou prie\re, souvenir ou ave- nir, regret ou crainte ? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d'indigence ou de richesse; il y tenait me^me un crime! L'e/nigme cache/e dans ce beau semblant de femme renaissait, Foedora pouvait e^tre explique/e de tant de manie\res qu'elle devenait inexplicable. Les fan- taisies du souffle qui passait entre ses dents, tanto^t faible, tanto^t accentue/, grave ou le/ger, formaient une sorte de langage auquel j'attachais des pense/es et des sentiments. Je re^vais avec elle, j'espe/rais m'initier a\ ses secrets en pe/ne/trant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires, entre mille jugements. A voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un coeur a\ cette femme. Je re/solus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-e^tre pourrais-je re/veiller en elle la pitie/, lui arra- cher une larme, a\ celle qui ne pleurait jamais. J'avais place/ toutes mes espe/rances dans cette dernie\re e/preuve, quand le tapage de la rue m'annonc#a le jour. Il y eut un moment ou\ je me repre/sentai Foedora se re/veillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement a\ ses co^te/s, m'y glisser, et l'e/treindre. Cette ide/e me tyrannisa si cruellement, que, voulant y re/sister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune pre/caution pour e/viter le bruit; mais j'arrivai heureusement a\ une porte de/robe/e qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le pre/sumai, la clef se trouvait a\ la serrure; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j'e/tais vu, je sautai vers la rue en trois bonds. Deux jours apres, un auteur devait lire une come/ die chez la comtesse, j'y allai dans l'intention de rester le dernier pour lui pre/senter une reque^te assez singulie\re; je voulais la prier de m'accorder la soire/e du lendemain, et de me la consa- crer tout entie\re, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le coeur me faillit. Chaque batte- ment de la pendule m'e/pouvantait. Il e/tait minuit moins un quart. --- >> Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le cra^ne sur l'angle de la chemine/e. >> Je m'accor- dai trois minutes de de/lai, les trois minutes se passe\rent, je ne me brisai pas le cra^ne sur le marbre, mon coeur s'e/tait alourdi comme une e/ponge dans l'eau. -- >> Vous e^tes extre^mement aimable, me dit-elle. -- Ah! madame, re/pondis-je, si vous pouviez me comprendre! -- Qu'avez- vous! reprit-elle, vous pa^lissez. -- J'he/site a\ re/clamer de vous une gra^ce. Elle m'encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous. -- Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment ? -- Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l'e/ten- due de votre engagement, je de/sire passer cette soire/e pre\s de vous, comme si nous e/tions fre\re et soeur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m'appre/cier assez pour e^tre certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous de/plaire; d'ailleurs, les audacieux ne proce\dent pas ainsi. Vous m'avez te/moigne/ de l'ami- tie/, vous e^tes bonne, pleine d'indulgence. Eh! bien, sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous re/trac- tez pas! >> m'e/criai-je en la voyant pre\s de parler, et je dis- parus. En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Foedora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j'e/tais su^r d'e^tre heureux. Ma mai^tresse devait m'appartenir, ou je me re/fugiais dans les bras de la mort. J'avais condamne/ mon la^che amour. Un homme est bien fort quand il s'avoue sa faiblesse. Ve^tue d'une robe de cachemire bleu, la comtesse e/tait e/tendue sur un divan, les pieds sur un coussin. Un be/ret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers He/breux, avait ajoute/ je ne sais quel piquant attrait d'e/trangete/ a\ ses se/ductions. Sa figure e/tait em- preinte d'un charme fugitif, qui semblait prouver que nous sommes a\ chaque instant des e^tres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le <1nous>1 de l'avenir et le <1nous>1 du passe/. Je ne l'avais jamais vue aussi e/cla- tante. -- >> Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez pique/ ma curiosite/ ? -- Je ne la tromperai pas, re/pondis-je froidement, en m'asseyant pre\s d'elle et lui prenant une main qu'elle m'abandonna. Vous avez une bien belle voix! --- Vous ne m'avez jamais entendue, s'e/cria-t-elle en laissant e/chapper un mouvement de surprise. -- Je vous prouverai le contraire quand cela sera ne/cessaire. Votre chant de/licieux serait-il donc encore un myste\re ? Rassurez-vous, je ne veux pas le pe/ne/trer. >> Nous res- ta^mes environ une heure a\ causer familie\rement. Si je pris le ton, les manie\res et les gestes d'un homme auquel Foedora ne devait rien refuser, j'eus aussi tout le respect d'un amant. En jouant ainsi, j'obtins la faveur de lui baiser la main; elle se de/ganta par un mouvement mignon, et j'e/tais alors si voluptueusement enfonce/ dans l'illusion a\ laquelle j'essayais de croire, que mon a^me se fondit et s'e/pancha dans ce baiser. Foedora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m'accuse pas de niaiserie; si j'avais voulu faire un pas de plus au-dela\ de cette ca^linerie fraternelle, j'eusse senti les griffes de la chatte. Nous resta^mes dix minutes envi- ron, plonge/s dans un profond silence. Je l'admirais, lui pre^tant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle e/tait a\ moi, a\ moi seul. Je posse/dais cette ravissante cre/ature, comme il e/tait permis de la posse/der, intuitive- ment; je l'enveloppai dans mon de/sir, la tins, la serrai, mon imagination l'e/pousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d'une fascination magne/tique. Aussi ai-je toujours regrette/ de ne pas m'e^tre entie\rement soumis cette femme; mais, en ce moment, je n'en voulais pas a\ son corps, je souhaitais une a^me, une vie, ce bonheur ide/al et complet, beau re^ve auquel nous ne croyons pas longtemps. -- >> Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernie\re heure de mon ivresse e/tait arrive/e, e/coutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l'ai dit mille fois, vous auriez du^ m'entendre. Ne voulant devoir votre amour ni a\ des gra^ces de fat, ni a\ des flatteries ou a\ des impor- tunite/s de niais, je n'ai pas e/te/ compris. Combien de maux n'ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous e^tes innocente! Mais dans quelques moments vous me jugerez. Il y a deux mise\res, madame : celle qui va par les rues effronte/ment en haillons, qui, sans le savoir, recommence Dioge\ne, se nourrissant de peu, re/duisant la vie au simple; heureuse plus que la richesse peut-e^tre, insouciante du moins, elle prend le monde la\ ou\ les puissants n'en veulent plus. Puis la mise\re du luxe, une mise\re espagnole, qui cache la mendicite/ sous un titre; fie\re, emplume/e, cette mise\re en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute d'un centime. L'une est la mise\re du peuple; l'autre, celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-e^tre n'ai-je pas de talent : je suis une exception. Mon nom m'ordonne de mourir pluto^t que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd'hui, je posse\de de la terre tout ce qu'il m'en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des que^teuses de bonne com- pagnie. Vous souvenez-vous du jour ou\ vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m'y trou- verais point ? >> Elle fit un signe de te^te affirmatif. >> J'avais employe/ mon dernier e/cu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fi^mes au Jardin des Plantes ? Votre voiture me cou^ta toute ma fortune. >> Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd'hui, dans l'ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du coeur. Ma passion de/borda par des mots flamboyants, par des traits de sen- timent oublie/s depuis, et que ni l'art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d'un amour de/teste/, mon amour dans sa force et dans la beaute/ de son espe/rance m'inspira ces paroles qui projettent toute une vie en re/pe/tant les cris d'une a^me de/chire/e. Mon accent fut celui des dernie\res prie\res faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m'arre^tai. Grand Dieu! ses larmes e/taient le fruit de cette e/motion factice achete/e cent sous a\ la porte d'un the/a^tre, j'avais eu le succe\s d'un bon acteur. -- >> Si j'avais su, dit-elle. -- N'achevez pas, m'e/criai-je. Je vous aime encore assez en ce moment pour vous tuer... >> Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J'e/clatai de rire. >> N'appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence; j'ai passe/ toute une nuit au pied de votre lit, sans... -- Monsieur, dit-elle en rougissant; mais apre\s ce premier mouvement donne/ a\ la pudeur que doit posse/der toute femme, me^me la plus insensible, elle me jeta un regard meprisant et me dit : Vous avez du^ avoir bien froid! -- Croyez-vous, madame, que votre beaute/ me soit si pre/cieuse ? lui re/pondis-je en devinant les pense/es qui l'agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d'une a^me plus belle encore que vous n'e^tes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du se/rail et se rendre heureux a\ bas prix! Mais j'e/tais ambitieux, je voulais vivre coeur a\ coeur avec vous, avec vous qui n'avez pas de coeur. Je le sais maintenant. Si vous deviez e^tre a\ un homme, je l'assassinerais. Mais non, vous l'aimeriez, et sa mort vous ferait peut-e^tre de la peine. Combien je souffre ! m'e/criai-je. -- Si cette promesse peut vous conso- ler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n'appar- tiendrai a\ personne. -- Eh! bien, repris-je en l'interrom- pant, vous insultez a\ Dieu me^me, et vous en serez punie! Un jour, couche/e sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumie\re, condamne/e a\ vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inoui%s. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si lar- gement jete/s sur votre passage! Ayant seme/ partout des impre/cations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d'une Justice qui re\gne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu. -- Ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je ne vous aime pas ; vous e^tes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d'e^tre seule, pourquoi changerais-je ma vie, e/goi%ste si vous voulez, contre les caprices d'un maitre ? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous commu- niquons que des chagrins. D'ailleurs, les enfants m'en- nuient. Ne vous ai-je pas loyalement pre/venu de mon caracte\re ? Pourquoi ne vous e^tes-vous pas contente/ de mon amitie/ ? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai cause/es en ne devinant pas le compte de vos petits e/cus, j'appre/cie l'e/tendue de vos sacrifices; mais l'amour peut seul payer votre de/vouement, vos de/lica- tesses, et je vous aime si peu, que cette sce\ne m'affecte de/sagre/ablement. -- Je sens combien je suis ridicule, par- donnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir rete- nir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour e/cou- ter avec de/lices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang. -- Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il parai^t qu'il est tre\s difficile de mourir a\ nos pieds, car je rencontre de ces morts-la\ partout. Il est minuit, permet- tez-moi de me coucher. -- Et dans deux heures vous vous e/crierez : <1Mon Dieu!>1 lui dis-je. -- Avant-hier! Oui dit-elle en riant, je pensais a\ mon agent de change, j'avais oublie/ de lui faire convertir mes rentes de <1cinq>1 en <1trois,>1 et dans la journe/e le <1trois>1 avait baisse/. >> Je la contemplais d'un oeil e/tincelant de rage. Ah! quelquefois un crime doit e^tre tout un poe\me, je l'ai compris. Familiarise/e sans doute avec les de/clarations les plus passionne/es, elle avait de/ja\ oublie/ mes larmes et mes paroles. -- >> Epou- seriez-vous un pair de France ? lui demandai-je froide- ment. -- Peut-e^tre, s'il e/tait duc. >> Je pris mon chapeau, je la saluai. -- >> Permettez-moi de vous accompagner jusqu'a\ la porte de mon appartement, dit-elle en mettant une ironie perc#ante dans son geste, dans la pose de sa te^te et dans son accent. -- Madame. -- Monsieur. -- Je ne vous verrai plus. -- Je l'espe\re, re/pondit-elle en inclinant la te^te avec une impertinente expression. -- Vous voulez e^tre duchesse ? repris-je anime/ par une sorte de fre/ne/sie que son geste alluma dans mon coeur. Vous e^tes folle de titres et d'honneurs ? Eh! bien, laissez-vous seulement aimer par moi, dites a\ ma plume de ne parler, a\ ma voix de ne retentir que pour vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon e/toile! Puis ne m'acceptez pour e/poux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois! -- Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employe/ votre temps chez l'avoue/, vos plaidoyers ont de la chaleur. -- Tu as le pre/sent, m'e/criai-je, et moi l'avenir. Je ne perds qu'une femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t'apportera la laideur et une mort solitaire, a\ moi la gloire ! -- Merci de la pe/roraison ! >> dit-elle en retenant un ba^illement et te/moignant par son attitude le de/sir de ne plus me voir. Ce mot m'imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m'en- fuis. Il fallait oublier Foedora, me gue/rir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m'im- posai donc des travaux exorbitants, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pa^les e/tudes. Malgre/ mon courage et les inspirations de mon de/sespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fanto^me brillant et moqueur de Foedora. Chacune de mes pense/es couvait une autre pense/e maladive, je ne sais quel de/sir, terrible comme un remords. J'imitai les anachore\tes de la The/- bai%de. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un de/sert, creusant mon a^me au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serre/ les reins avec une ceinture arme/e de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pe/ne/tra dans ma chambre. -- >> Vous vous tuez, me dit-elle d'une voix suppliante; vous devriez sortir, allez voir vos amis. -- Ah! Pauline! votre pre/diction e/tait vraie. Foedora me tue, je veux mourir. La vie m'est insupportable. -- Il n'y a donc qu'une femme dans le monde ? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ? >> Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m'e/tais pas aperc#u de sa retraite, j'avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Biento^t je fus oblige/ de porter le manuscrit de mes me/moires a\ mon entrepreneur de litte/rature. Pre/- occupe/ par ma passion, j'ignorais comment j'avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m'e/taient dus suffiraient a\ payer mes dettes; j'allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva change/, maigri. -- >> De quel ho^pital sors-tu? me dit-il. -- Cette femme me tue, re/pondis-je. Je ne puis ni la me/priser ni l'oublier. -- Il vaut mieux la tuer, tu n'y songeras peut-e^tre plus, s'e/cria-t-il en riant. -- J'y ai bien pense/, re/pondis-je. Mais si parfois je rafrai^chis mon a^me par l'ide/e d'un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre en re/alite/. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait gra^ce, et n'est pas Othello qui veut! -- Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m'in- terrompant. -- Je suis fou, m'e/criai-je. Je sens la folie rugir par moments dans mon cerveau. Mes ide/es sont comme des fanto^mes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je pre/fe\re la mort a\ cette vie. Aussi cherche/-je avec conscience le meilleur moyen de ter- miner cette lutte. Il ne s'agit plus de la Foedora vivante, de la Foedora du faubourg Saint-Honore/, mais de ma Foedora, de celle qui est la\, dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l'opium ? --- Bah! des souffrances atroces, re/pondit Rastignac. -- L'asphyxie ? -- Canaille! -- La Seine ? -- Les filets et la Morgue sont bien sales. -- Un coup de pistolet ? -- Et si tu te manques, tu restes de/figure/. Ecoute, reprit-il, j'ai comme tous les jeunes gens me/dite/ sur les suicides. Qui de nous, a\ trente ans, ne s'est pas tue/ deux ou trois fois ? Je n'ai rien trouve/ de mieux que d'user l'existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y pe/rirez. L'intempe/rance, Mon cher ! est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas a\ l'apoplexie fou- droyante ? L'apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plai- sirs physiques, n'est-ce pas l'opium en petite monnaie ? En nous forc#ant de boire a\ outrance, la de/bauche porte de mortels de/fis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n'a-t-il pas meilleur gou^t que les bourbes de la Seine ? Quand nous tombons noblement sous la table, n'est-ce pas une petite asphyxie pe/riodique ! Si la patrouille nous ramasse, en restant e/tendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enfle/s, turgides, bleus, verts, plus l'intelligence de la crise ? Ah! reprit-il ce long suicide n'est pas une mort d'e/picier en faillite. Les ne/go- ciants ont de/shonore/ la rivie\re, ils se jettent a\ l'eau pour attendrir leurs cre/anciers. A ta place, je ta^cherais de mou- rir avec e/le/gance. Si tu veux cre/er un nouveau genre de mort en te de/battant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m'ennuie, je suis de/sappointe/. L'Alsacienne qu'on m'a propose/e pour femme a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n'a que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enrage/e, peut-e^tre trouverons-nous le bonheur par hasard! >> Rastignac m'entrai^na. Ce projet faisait briller de trop fortes se/ductions, il rallumait trop d'espe/rances, enfin il avait une couleur trop poe/tique pour ne pas plaire a\ un poe\te. -- >> Et de l'argent ? lui dis-je. -- N'as-tu pas quatre cent cinquante francs ? -- Oui, mais je dois a\ mon tailleur, a\ mon ho^tesse. -- Tu payes ton tailleur ? Tu ne seras jamais rien, pas me^ e ministre. -- Mais que pouvons-nous avec vingt louis ? -- Aller au jeu. Je frissonnai. -- Ah! reprit-il en s'apercevant de ma pru- derie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le <1Syste\me>1 <1dissipationnel,>1 et tu as peur d'un tapis vert! -- Ecoute, lui re/pondis-je, j'ai promis a\ mon pe\re de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non seulement cette promesse est sacre/e, mais encore j'e/prouve une horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent e/cus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j'irai mettre mes affaires en ordre et reviendrai t'attendre chez toi. >> Voila\, mon cher, com- ment je me perdis. Il suffit a\ un jeune homme de ren- contrer une femme qui ne l'aime pas, ou une femme qui l'aime trop, pour que toute sa vie soit de/range/e. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur e/teint nos vertus. Revenu a\ mon ho^tel Saint-Quentin, je contemplai longtemps la mansarde ou\ j'avais mene/ la chaste vie d'un savant, une vie qui peut-e^tre aurait e/te/ honorable, longue, et que je n'aurais pas du^ quitter pour la vie passionne/e qui m'entrai^nait dans un gouffre. Pau- line me surprit dans une attitude me/lancolique. -- >> Eh bien, qu'avez-vous ? >> dit-elle. Je me levai froidement et comptai l'argent que je devais a\ sa me\re en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m'examina avec une sorte de terreur. -- >> Je vous quitte, ma che\re Pau- line. --- Je l'ai devine/, s'e/cria-t-elle. -- Ecoutez, mon enfant, je ne renonce pas a\ revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-anne/e. Si je ne suis pas de retour vers le 15 novembre, vous he/riterez de moi. Ce manuscrit cachete/, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur <1la>1 <1Volonte/,>1 vous le de/poserez a\ la Bibliothe\que du roi. Quant a\ tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon coeur. Pauline e/tait la\ comme une conscience vivante. -- Je n'aurai plus de lec#ons, dit-elle en me mon- trant le piano. Je ne re/pondis pas. -- M'e/crirez-vous ? -- Adieu, Pauline. >> Je l'attirai doucement a\ moi, puis sur son front d'amour, vierge comme la neige qui n'a pas touche/ terre, je mis un baiser de fre\re, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gau- din. Je mis ma clef a\ sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j'entendis derrie\re moi le pas le/ger d'une femme. -- >> Je vous avais brode/ cette bourse, la refuserez-vous aussi ? >> me dit Pauline. Je crus aperce- voir a\ la lueur du re/verbe\re une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Pousse/s tous deux par la me^me pense/e peut-e^tre, nous nous se/para^mes avec l'empresse- ment de gens qui auraient voulu fuir la peste. La vie de dissipation a\ laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprime/e par la chambre ou\ j'attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la chemine/e, s'e/levait une pendule surmonte/e d'une Ve/nus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare a\ demi consume/. Des meubles e/le/gants, pre/sents de l'amour, e/taient e/pars. De vieilles chaussettes trai^naient sur un voluptueux divan. Le confortable fau- teuil a\ ressorts dans lequel j'e/tais plonge/ portait des cica- trices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras de/chire/s, et montrait incruste/es sur son dossier la pommade et l'huile antique apporte/es par toutes les te^tes d'amis. L'opulence et la mise\re s'accouplaient nai%- vement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples borde/s de Lazzaroni. C'e/tait une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incoherences ne se soucie gue\re. Ce tableau ne manquait pas d'ailleurs de poe/sie. La vie s'y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomple\te comme elle est re/ellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte ou\ le maraudeur a pille/ tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allume/ la falourde du jeune homme qui risque au jeu mille francs et n'a pas une bu^che, qui court en tilbury sans posse/der une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l'e/carte/ lui donnent un trousseau de roi. Ici la bougie e/tait fiche/e dans le fourreau vert d'un briquet phosphorique; la\ gisait un portrait de femme de/pouille/ de sa monture d'or cisele/. Comment un jeune homme naturellement avide d'e/motions renoncerait-il aux attraits d'une vie aussi riche d'oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix ? J'e/tais presque assoupi quand, d'un coup de pied, Rastignac enfonc#a la porte de sa chambre, et s'e/cria : -- >> Victoire! nous pourrons mourir a\ notre aise! >> Il me montra son cha- peau plein d'or, le mit sur la table, et nous dansa^mes autour comme deux Cannibales ayant une proie a\ manger, hur- lant, tre/pignant, sautant, nous donnant des coups de poing a\ tuer un rhinoce/ros, et chantant a\ l'aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce cha- peau. -- >> Vingt-sept mille francs, re/pe/tait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d'or. A d'autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffi- ra-t-il pour mourir ? Oh! oui, nous expirerons dans un bain d'or. Houra! >> Et nous cabriola^mes derechef. Nous partagea^mes en he/ritiers, pie\ce a\ pie\ce, commenc#ant par les doubles napole/ons, allant des grosses pie\ces aux petites, et distillant notre joie en disant longtemps : A toi. A moi. -- >> Nous ne dormirons pas, s'e/cria Rastignac. Joseph, du punch! >> Il jeta de l'or a\ son fide\le domes- tique : -- >> Voila\ ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. >> Le lendemain, j'achetai des meubles chez Lesage, je louai l'appartement ou\ tu m'as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le de/corer. J'eus des chevaux. Je me lanc#ai dans un tourbillon de plaisirs creux et re/els tout a\ la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour a\ tour d'e/normes sommes, mais au bal, chez n s amis; jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement a\ des querelles ou a\ cette facilite/ confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie; mais peut-e^tre aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices ? Je hasardai quelques compositions litte/- raires qui me valurent des compliments. Les grands hommes de la litte/rature marchande, ne voyant point en moi de rival a\ craindre, me vante\rent, moins sans doute pour mon me/rite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un <1viveur,>1 pour me servir de l'expression pittoresque consacre/e par votre langage d'orgie. Je mettais de l'amour-propre a\ me tuer prompte- ment, a\ e/craser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J'e/tais toujours frais, e/le/gant. Je passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi cette e/pouvantable existence qui fait d un homme un enton- noir, un appareil a\ chyle, un cheval de luxe. Biento^t la De/bauche m'apparut dans toute la majeste/ de son hor- reur, et je la compris ! Certes les hommes sages et range/s qui e/tiquettent des bouteilles pour leurs he/ritiers ne peuvent gue\re concevoir ni la the/orie de cette large vie, ni son e/tat normal; en inculquerez-vous la poe/sie aux gens de province pour qui l'opium et le the/, si prodigues de de/lices, ne sont encore que deux me/dicaments ? A Paris me^me, dans cette capitale de la pense/e, ne se ren- contre-t-il pas des sybarites incomplets ? Inhabiles a\ supporter l'exce\s du plaisir, ne s'en vont-ils pas fatigue/s apre\s une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, apre\s avoir entendu quelque nouvel ope/ra de Rossini, condamnent la musique ? Ne renoncent-ils pas a\ cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger de pa^te/s de Ruffec, parce que le premier lui a donne/ une indigestion ? La de/bauche est certainement un art comme la poe/sie, et veut des a^mes fortes. Pour en saisir les myste\res, pour en savourer les beaute/s, un homme doit en quelque sorte s'adonner a\ de consciencieuses e/tudes. Comme toutes les sciences, elle est d'abord repoussante, e/pineuse. D'immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l'homme, non ses jouissances de de/tail, mais les syste\mes qui e/rigent en habitude ses sensations les plus rares, les re/sument, les lui fertilisent en lui cre/ant une vie dramatique dans sa vie, en ne/ces- sitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts sont des corrup- tions mises aussi loin de la porte/e humaine, aussi pro- fondes que l'est la De/bauche, et toutes sont de difficile acce\s. Mais quand une fois l'homme est monte/ a\ l'assaut de ces grands myste\res, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les ge/ne/raux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins porte/s vers la dissolution par le besoin d'opposer de violentes distractions a\ leur existence si fort en dehors de la vie commune. Apre\s tout, la guerre est la de/bauche du sang, comme la politique est celle des inte/re^ts. Tous les exce\s sont fre\res. Ces mons- truosite/s sociales posse\dent la puissance des abi^mes, elles nous attirent comme Sainte-He/le\ne appelait Napo- le/on; elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pense/e de l'infini existe peut-e^tre dans ces pre/cipices, peut-e^tre renferment-ils quelque grande flatterie pour l'homme; n'inte/resse-t-il pas alors tout a\ lui-me^me ? Pour contras- ter avec le paradis de ses heures studieuses, avec les de/lices de la conception, l'artiste fatigue/ demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les volupte/s de l'enfer, afin d'opposer le travail des sens au travail de ses faculte/s. Le de/lassement de lord Byron ne pouvait pas e^tre le boston babillard qui charme un rentier ; poe\te, il voulait la Gre\ce a\ jouer contre Mahmoud. En guerre, l'homme ne devient-il pas un ange extermi- nateur, une espe\ce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantements bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre fre^le enveloppe, qui entourent les passions comme d'une enceinte e/pineuse ? S'il se roule convulsivement et souffre une sorte d'agonie apre\s avoir abuse/ du tabac, le fumeur n'a-t-il pas assiste/ je ne sais en quelles re/gions a\ de de/licieuses fe^tes ? Sans se donner le temps d'essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu'a\ la cheville, l'Europe n'a-t-elle pas sans cesse recommence/ la guerre ? L'homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses acce\s d'amour! Pour l'homme prive/, pour le Mirabeau qui ve/ge\te sous un re\gne paisible et re^ve des tempe^tes, la de/bauche comprend tout; elle est une perpe/tuelle e/treinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d'abord le monstre e/pouvante, il faut l'attaquer par les cornes, c'est des fatigues inoui%es; la nature vous a donne/ je ne sais quel estomac e/troit ou paresseux ? vous le domptez, vous l'e/largissez, vous apprenez a\ porter le vin, vous apprivoisez l'ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempe/rament de colonel de cuirassiers, en vous cre/ant vous-me^me une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l'homme s'est ainsi me/tamorphose/, quand, vieux soldat, le ne/ophyte a fac#onne/ son a^me a\ l'artillerie, ses jambes a\ la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux quel est le mai^tre, ils se roulent l'un sur l'autre, tanto^t vainqueurs, tanto^t vaincus, dans une sphe\re ou\ tout est merveilleux, ou\ s'endorment les douleurs de l'a^me, ou\ revivent seulement des fanto^mes d'ide/es. De/ja\ cette lutte atroce est devenue ne/cessaire. Re/alisant ces fabuleux personnages qui, selon les le/gendes, ont vendu leur a^me au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troque/ sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fe/condes! Au lieu de couler longtemps entre deux rives mono- tones, au fond d'un Comptoir ou d'une Etude, l'exis- tence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la de/bauche est sans doute au corps ce que sont a\ l'a^me les plaisirs mystiques. L'ivresse vous plonge en des re^ves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l'e^tre celles de l'extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d'une jeune fille, des causeries de/li- cieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrie\re-pense/e, des voyages sans fatigue, des poe\mes de/roule/s en quelques phrases. La brutale satisfaction de la be^te au fond> de laquelle la science a e/te/ chercher une a^me, est suivie de torpeurs enchanteresses apre\s lesquelles soupirent les hommes ennuye/s de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la ne/cessite/ d'un repos complet, et la de/bauche n'est-elle pas une sorte d'impo^t que le ge/nie paie au mal ? Vois tous les grands hommes : s'ils ne sont pas voluptueux, la nature les cre/e che/tifs. Moqueuse ou jalouse, une puis- sance leur vicie l'a^me ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces heures avine/es, les hommes et les choses comparaissent devant vous, ve^tus de vos livre/es. Roi de la cre/ation, vous la transformez a\ vos souhaits. A travers ce de/lire perpe/tuel, le jeu vous verse, a\ votre gre/, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l'eus, un re/veil enrage/ : l'impuissance est assise a\ votre chevet. Vieux guerrier, une phtisie vous de/vore; diplo- mate, un ane/vrisme suspend dans votre coeur la mort a\ un fil; moi, peut-e^tre une pulmonie va me dire : >> Par- tons! >> comme elle a dit jadis a\ Raphae%l d'Urbin, tue/ par un exce\s d'amour. Voila\ comment j'ai ve/cu! J'arrivais ou trop to^t ou trop tard dans la vie du monde; sans doute ma force y eu^t e/te/ dangereuse si je ne l'avais amortie ainsi; l'univers n'a-t-il pas e/te/ gue/ri d'Alexandre par la coupe d'Hercule, a\ la fin d'une orgie! Enfin a\ certaines destine/es trompe/es, il faut le ciel ou l'enfer, la de/bauche ou l'hos- pice du mont Saint-Bernard. Tout a\ l'heure je n'avais pas le courage de moraliser ces deux cre/atures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N'e/taient-elles pas mon histoire personnifie/e, une image de ma vie! Je ne pouvais gue\re les accuser, elles m'apparaissaient comme des juges. Au milieu de ce poe\me vivant, au sein de cette e/tourdissante maladie, j'eus cependant deux crises bien fertiles en a^cres douleurs. D'abord quelques jours apre\s m'e^tre jete/ comme Sardanapale dans mon bu^cher, je rencontrai Foedora sous le pe/ristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures. -- >> Ah! je vous retrouve encore en vie. >> Ce mot e/tait la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu'elle dit a\ son sigisbe/e en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait a\ sa fausse perspicacite/. Oh! mourir pour elle, l'adorer encore, la voir dans mes exce\s, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir victime de sa plaisanterie! Ne pouvoir de/chirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter a\ ses pieds. Enfin, j'e/puisai facilement mon tre/sor; mais trois anne/es de re/gime m'avaient constitue/ la plus robuste de toutes les sante/s, et, le jour ou\ je me trouvai sans argent, je me portais a\ merveille. Pour conti- nuer de mourir, je signai des lettres de change a\ courte e/che/ance, et le jour du payement arriva. Cruelles e/mo- tions ! et comme elles font vivre de jeunes coeurs ! Je n'e/tais pas fait pour vieillir encore; mon a^me e/tait toujours jeune, vivace et verte. Ma pre/mie\re dette ranima toutes mes vertus qui vinrent a\ pas lents et m'apparurent de/so- le/es. Je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l'argent. Plus se/ve\re, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l'Europe. <1Notre nom, c'est>1 <1nous-me^mes,>1 a dit Euse\be Salverte. Apre\s des courses vagabondes, j'allais, comme le double d'un Allemand, revenir a\ mon logis d'ou\ je n'e/tais pas sorti, pour me re/veiller moi-me^me en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, ve^tus de gris, portant la livre/e de leur maitre, une plaque d'argent, jadis je les voyais avec indiffe/rence quand ils allaient par les rues de Paris; mais, aujourd'hui, je les hai%ssais par avance. Un matin, l'un d'eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j'avais griffonne/es ? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi- me^me! Les huissiers, aux faces insouciantes a\ tous les de/sespoirs, me^me a\ la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent a\ un condamne/ : -- >> Voici trois heures et demie qui sonnent. >> Leurs clercs avaient le droit de s'emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s'en moquer. JE DEVAIS! Devoir, est-ce donc s'appartenir ? D'autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie ? pourquoi j'avais mange/ des puddings a\ la <1chipolata,>1 pourquoi je buvais a\ la glace ? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m'amusais sans les payer ? Au milieu d'une poe/sie, au sein d'une ide/e, ou a\ de/jeuner, entoure/ d'amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant a\ la main un chapeau ra^pe/. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui fle/trira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler; il m'enle\vera ma gaiete, ma maitresse, tout jusqu'a\ mon lit. Le remords est plus tole/rable, il ne nous met ni dans la rue ni a\ Sainte-Pe/lagie, il ne nous plonge pas dans cette exe/crable sentine du vice, il ne nous jette qu'a\ l'e/chafaud ou\ le bourreau anoblit : au moment de notre supplice, tout le monde croit a\ notre innocence; tandis que la socie/te/ ne laisse pas une vertu au de/bauche/ sans argent. Puis ces dettes a\ deux pattes, habille/es de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multi- colores; ces dettes incarne/es avec lesquelles nous nous trouvons face a\ face au coin d'une rue, au moment ou\ nous sourions, ces gens allaient avoir l'horrible privile\ge de dire : -- >> Monsieur de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah! qu'il n'ait pas l'air de me faire mauvaise mine! >> Il faut saluer nos cre/anciers, les saluer avec gra^ce. >> Quand me paierez-vous ? >> disent-ils. Et nous sommes dans l'obligation de mentir, d'implorer un autre homme pour de l'argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu'un soufflet, de subir sa morale de Bare^me et sa crasse ignorance. Une dette est une oeuvre d'imagination qu'ils ne comprennent pas. Des e/lans de l'a^me entrai^nent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de ge/ne/reux ne guide ceux qui vivent dans l'argent et ne connaissent que l'argent. J'avais horreur de l'ar- gent. Enfin la lettre de change peut se me/tamorphoser en vieillard charge/ de famille, flanque/ de vertus. Je devrais peut-e^tre a\ un vivant tableau de Greuze, a\ un paralytique environne/ d'enfants, a\ la veuve d'un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles cre/anciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons paye/s, nous leur devons encore des secours. La veille de l'e/che/ance, je m'e/tais couche/ dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exe/cution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une men- teuse espe/rance. Mais en me re/veillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon a^me emprisonne/e dans le portefeuille d'un banquier, couche/e sur des e/tats, e/crite a\ l'encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles; elles e/taient dans ma pendule, sur mes fau- teuils, ou incruste/es dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des har- pies du Cha^telet, ces doux esclaves mate/riels allaient donc e^tre enleve/s par des recors, et brutalement jete/s sur la place. Ah! ma de/pouille e/tait encore moi-me^me. La son- nette de mon appartement retentissait dans mon coeur, elle me frappait ou\ l'on doit frapper les rois, a\ la te^te. C'e/tait un martyre, sans le ciel pour re/compense. Oui, pour un homme ge/ne/reux, une dette est l'enfer, mais l'enfer avec des huissiers et des agents d'affaires. Une dette impaye/e est la bassesse, un commencement de fripon- nerie, et pis que tout cela, un mensonge! elle e/bauche des crimes, elle assemble les madriers de l'e/chafaud. Mes lettres de change furent proteste/es. Trois jours apre\s je les payai; voici comment. Un spe/culateur vint me pro- poser de lui vendre l'i^le que je posse/dais dans la Loire et ou\ e/tait le tombeau de ma me\re. J'acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acque/reur, je sentis au fond de l'e/tude obscure une frai^cheur semblable a\ celle d'une cave. Je frissonnai en reconnaissant le me^me froid humide qui m'avait saisi sur le bord de la fosse ou\ gisait mon pe\re. J'accueillis ce hasard comme un funeste pre/sage. Il me semblait entendre la voix de ma me\re et voir son ombre; je ne sais quelle puissance faisait reten- tir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d'un bruit de cloches! Le prix de mon i^le me laissa, toutes dettes paye/es, deux mille francs. Certes, j'eusse pu revenir a\ la paisible existence du savant, retour- ner a\ ma mansarde apre\s avoir expe/rimente/ la vie, y reve- nir la te^te pleine d observations immenses et jouissant de/ja\ d'une espe\ce de re/putation. Mais Foedora n'avait pas la^che/ sa proie. Nous nous e/tions souvent trouve/s en pre/sence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants e/tonne/s de mon esprit, de mes chevaux, de mes succe\s, de mes e/quipages. Elle restait froide et insen- sible a\ tout, me^me a\ cette horrible phrase : Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n'e/tais pas heureux! En creu- sant ainsi la vie jusqu'a\ la fange, j'avais toujours senti davantage les de/lices d'un amour partage/, j'en poursui- vais le fanto^me a\ travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j'e/tais trompe/ dans mes belles croyances, j'e/tais puni de mes bienfaits par l'ingratitude, re/compense/ de mes fautes par mille plai- sirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le de/bauche/! Enfin Foedora m'avait communique/ la le\pre de sa vanite/. En sondant mon a^me, je la trouvai gangrene/e, pourrie. Le de/mon m'avait imprime/ son ergot au front. Il m'e/tait de/sormais impossible de me passer des tressaillements continuels d une vie a\ tout moment risquee, et des exe/cra- bles raffinements de la richesse. Riche a\ millions, j'aurais toujours joue/, mange/, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-me^me. J'avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne che\re pour m'e/tourdir. Les liens qui attachent un homme a\ la famille e/taient brise/s en moi pour toujours. Gale/rien du plaisir, je devais accomplir ma destine/e de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des exce\s in- croyables; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable a\ un rentier viager, j'aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec une pie\ce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de Rastignac... -- He/ ! he/! s'e/cria-t-il en pensant tout a\ coup a\ son talisman qu'il tira de sa poche. Soit que, fatigue/ des luttes de cette longue journe/e, il n'eu^t plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu'exaspe/re/ par l'image de sa vie, il se fu^t insensiblement enivre/ par le torrent de ses paroles, Raphae%l s'anima, s'exalta comme un homme comple\tement prive/ de raison. -- Au diable la mort! s'e/cria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre main- tenant! Je suis riche, j'ai toutes les vertus. Rien ne me re/sistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? He/! he/! Ohe/! J'ai souhaite/ deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier! Vous m'appartenez, fameuse proprie/te/! Je suis riche, je peux vous acheter tous, me^me le de/pute/ qui ronfle la\. Allons, canaille de la haute socie/te/, be/nissez-moi! Je suis pape. En ce moment les exclamations de Raphae%l, jusque-la\ couvertes par la basse continue des ronflements, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se re/veil- le\rent en criant, ils virent l'interrupteur mal assure/ sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de jurements. -- Taisez-vous! reprit Raphae%l. Chiens, a\ vos niches ! Emile, j'ai des tre/sors, je te donnerai des cigares de la Havane. -- Je t'entends, re/pondit le poe\te, <1Foedora ou la mort>1 ! Va ton train! Cette sucre/e de Foedora t'a trompe/. Toutes les femmes sont filles d'Eve. Ton histoire n'est pas du tout dramatique. -- Ah! tu dormais, sournois ? -- Non! Foedora ou la mort, j'y suis. -- Re/veille-toi, s'e/cria Raphae%l en frappant Emile avec la Peau de chagrin comme s'il voulait en tirer du fluide e/lectrique. -- Tonnerre! dit Emile en se levant et en saisissant Raphae%l a\ bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie. -- Je suis millionnaire. -- Si tu n'es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre. --- Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Ne/ron! je suis Nabuchodonosor! -- Mais, Raphae%l, nous sommes en me/chante compa- gnie, tu devrais rester silencieux, par dignite/. -- Ma vie a e/te/ un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m'amuserai pas a\ dissiper de vils e/cus, j'imiterai, je re/sumerai mon e/poque en consommant des vies humaines, et des intelli- gences, des a^mes. Voila\ un luxe qui n'est pas mesquin, n'est-ce pas l'opulence de la peste! Je lutterai avec la fie\vre jaune, bleue, verte, avec les arme/es, avec les e/cha- fauds. Je puis avoir Foedora. Mais non, je ne veux pas de Foedora, c'est ma maladie, je meurs de Foedora! Je veux oublier Foedora. -- Si tu continues a\ crier, je t'emporte dans la salle a\ manger. -- Vois-tu cette Peau ? c'est le testament de Salomon. Il est a\ moi, Salomon, ce petit cuistre de roi! J'ai l'Arabie, Pe/tre/e encore. L'univers a\ moi. Tu es a\ moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde! Je peux acheter toute ta boutique de journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu re/gleras mon papier. Valet! <1valet,>1 cela veut dire : il se porte bien, parce qu'il ne pense a\ rien. A ce mot, Emile emporta Raphae%l dans la salle a\ man- ger. -- Eh! bien, oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas e^tre re/dacteur en chef d'un journal, tais-toi! sois de/cent, par conside/ration pour moi! M'aimes-tu ? -- Si je t'aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je peux gue/rir les cors. As-tu des cors ? je te les o^te. -- Jamais je ne l'ai vu si stupide. -- Stupide, mon ami ? Non. Cette Peau se re/tre/cit quand j'ai un de/sir... c'est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane la\-dessous ! le brachmane donc e/tait un goguenard, parce que les de/sirs, vois-tu, doivent e/tendre... -- Eh! bien, oui. -- Je te dis... -- Oui, cela est tre\s vrai, je pense comme toi. Le de/sir e/tend... -- Je te dis, la Peau... -- Oui. -- Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi. -- Comment veux-tu que j'adopte les divagations de ton ivresse ? -- Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure. -- Allons, il ne s'endormira pas, s'e/cria Emile en voyant Raphae%l occupe/ a\ fureter dans la salle a\ manger. Valentin anime/ d'une adresse de singe, gra^ce a\ cette singulie\re lucidite/ dont les phe/nome\nes contrastent par- fois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l'ivresse, sut trouver une e/critoire et une serviette, en re/pe/tant toujours : -- Prenons la mesure! Prenons la mesure! -- Eh! bien, oui, reprit Emile, prenons la mesure! Les deux amis e/tendirent la serviette et y superpose\rent la Peau de chagrin. Emile, dont la main semblait e^tre plus assure/e que celle de Raphae%l, de/crivit a\ la plume, par une ligne d'encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait : -- J'ai souhaite/ deux cent mille livres de rente, n'est-il pas vrai ? Eh! bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin. -- Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t'arrange sur ce canape/ ? Allons, es-tu bien ? -- Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m'amuseras, tu chasseras mes mouches. L'ami du malheur a droit d'e^tre l'ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci... ga...res... de la Hav... -- Allons, cuve ton or, millionnaire. Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc bonsoir a\ Nabuchodonosor ? Amour! A boire! France... gloire et riche... Riche... Biento^t les deux amis unirent leurs ronflements a\ la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies s'e/teignirent une a\ une en faisant e/clater leurs bobe\ches de cristal. La nuit enveloppa d'un cre^pe cette longue orgie dans laquelle le re/cit de Raphae%l avait e/te/ comme une orgie de paroles, de mots sans ide/es, et d'ide/es auxquelles les expressions avaient souvent manque/. Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, ba^illant, fatigue/e, et les joues marbre/es par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa te^te avait repose/. Euphrasie, re/veille/e par le mouvement de sa compagne, se dressa tout a\ coup en jetant un cri rauque; sa jolie figure si blanche, si frai^che la veille, e/tait jaune et pa^le comme celle d'une fille allant a\ l'ho^pital. Insen- siblement les convives se remue\rent en poussant des ge/missements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accable\rent a\ leur re/veil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fene^tres des salons. L'assemble/e se trouva sur pied, rappele/e a\ la vie par les chauds rayons du soleil qui pe/tilla sur les te^tes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant brise/ l'e/le/gant e/difice de leurs coiffures et fane/ leurs toilettes, les femmes frappe/es par l'e/clat du jour pre/sente\rent un hideux spectacle : leurs cheveux pendaient sans gra^ce, leurs physionomies avaient change/ d'expression, leurs yeux si brillants e/taient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d'e/clat aux lumie\res faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles, quand elles sont repose/es, e/taient devenues vertes; les bouches nague\re de/licieuses et rouges, maintenant se\ches et blanches, portaient les honteux stigmates de l'ivresse. Les hommes reniaient leurs mai^tresses nocturnes a\ les voir ainsi de/colore/es, cadave/reuses comme des fleurs e/crase/es dans une rue apre\s le passage des processions. Ces hommes de/dai- gneux e/taient plus horribles encore. Vous eussiez fre/mi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cerne/s qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, he/be/te/es par un sommeil ge^ne/, plus fatigant que re/pa- rateur. Ces visages ha^ves ou\ paraissaient a\ nu les appe/tits physiques sans l poe/sie dont les de/core notre a^me, avaient je ne sais quoi de fe/roce et de froidement bestial. Ce re/veil du vice sans ve^tement ni fard, ce squelette du mal de/guenille/, froid, vide et prive/ des sophismes de l'esprit ou des enchantements du luxe, e/pouvanta ces intre/pides athle\tes, quelque habitue/s qu'ils fussent a\ lutter avec la de/bauche. Artistes et courtisanes garde\rent le silence en examinant d'un oeil hagard le de/sordre de l'appartement ou\ tout avait e/te/ de/vaste/, ravage/ par le feu lorsque Taillefer, entendant le ra^le sourd de ses ho^tes, essaya de les saluer par une grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette sce\ne infernale l'image du crime sans remords. (Voir <1l'Auberge rouge.)>1 Le tableau fut complet. C'e/tait la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible me/lange des pompes et des mise\res humaines, le re/veil de la de/bauche, quand de ses mains fortes elle a presse/ tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d'elle que d'ignobles de/bris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d'une famille pestife/re/e : plus de par- fums ni de lumie\res e/tourdissantes, plus de gaiete/ ni de de/sirs; mais le de/gou^t avec ses odeurs nause/abondes et sa poignante philosophie, mais le soleil e/clatant comme la ve/rite/, mais un air pur comme la vertu, qui contras- taient avec une atmosphe\re chaude, charge/e de miasmes, les miasmes d'une orgie! Malgre/ leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pense\rent a\ leur re/veil d'au- trefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croise/es champe^tres orne/es de che\vrefeuilles et de roses, un frais paysage enchante/ par les joyeuses rou- lades de l'alouette, vaporeusement illumine/ par les lueurs de l'aurore et pare/ des fantaisies de la rose/e. D'autres se peignirent le de/jeuner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le pe\re, ou\ tout respirait un charme inde/finissable, ou\ les mets e/taient simples comme les coeurs. Un artiste songeait a\ la paix de son atelier, a\ sa chaste statue, au gracieux mode\le qui l'attendait. Un jeune homme, se souvenant du pro- ce\s d'ou\ de/pendait le sort d'une famille, pensait a\ la transaction importante qui re/clamait sa pre/sence. Le savant regrettait son cabinet ou\ l'appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d'eux-me^mes. En ce moment, Emile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d'une boutique en vogue, apparut en riant. -- Vous e^tes plus laids que des recors, s'e/cria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd'hui; la journe/e est perdue, m'est avis de de/jeuner. A ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes alle\rent languissamment re/tablir le de/sordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux pre^che\rent les plus sages. Les courti- sanes se moque\rent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force a\ continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s'anime\rent, forme\rent des groupes, s'interroge\rent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un de/jeuner splendide fut servi. Les convives se rue\rent alors dans la salle a\ manger. La\, si tout porta l'empreinte ineffac#able des exce\s de la veille, au moins y eut-il trace d'existence et de pense/e comme dans les dernie\res convulsions d'un mourant. Semblable au convoi du mardi gras, la saturnale e/tait enterre/e par des masques fatigue/s de leurs danses, ivres de l'ivresse, et voulant convaincre le plaisir d'impuissance pour ne pas s'avouer la leur. Au moment ou\ cette intre/pide assem- ble/e borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment apre\s le di^ner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir devine/ quelque succession a\ de/guster, a\ partager, a\ inventorier, a\ grossoyer, une succession pleine d'actes a\ faire, grosse d'honoraires, aussi juteuse que le filet trem- blant dans lequel l'amphitryon plongeait alors son couteau. -- Oh! oh! nous allons de/jeuner par-devant notaire, s'e/cria de Cursy. -- Vous arrivez a\ propos pour coter et parapher toutes ces pie\ces, lui dit le banquier en lui montrant le festin. -- Il n'y a pas de testament a\ faire, mais pour des contrats de mariage, peut-e^tre! dit le savant qui pour la premie\re fois depuis un an s'e/tait supe/rieurement marie/. -- Oh! oh! -- Ah! ah! -- Un instant, re/pliqua Cardot assourdi par un choeur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire se/rieuse. J'apporte six millions a\ l'un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s'adressant a\ Raphae%l, qui, dans ce moment, s'occupait sans ce/re/monie a\ s'essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre me\re n'e/tait- elle pas une demoiselle O'Flaharty ? -- Oui, re/pondit Raphae%l assez machinalement, <1Barbe->1 <1Marie.>1 -- Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de nais- sance et celui de madame de Valentin ? -- Je le crois. -- Eh! bien, monsieur, vous e^tes seul et unique he/ri- tier du major O'Flaharty, de/ce/de/ en aou^t 1828, a\ Cal- cutta. -- C'est une fortune incalculable! s'e/cria le jugeur. --- Le major ayant dispose/ par son testament de plu- sieurs sommes en faveur de >quelques e/tablissements publics, sa succession a e/te/ re/clame/e a\ la Compagnie des Indes par le gouvernement franc#ais, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle Barbe-Marie O'Flaharty, lorsque hier a\ table... En ce moment, Raphae%l se leva soudain en laissant e/chapper le mouvement brusque d'un homme qui rec#oit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicte/ par une sourde envie, tous les yeux se tourne\rent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable a\ celui d'un parterre qui se courrouce, une rumeur d'e/meute commenc#a, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apporte/e par le notaire. Rendu a\ toute sa raison par la brusque obe/issance du sort, Raphae%l e/tendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesure/, nague\re, la Peau de chagrin. Sans rien e/couter, il y superposa le talisman, et frissonna violem- ment en voyant une petite distance entre le contour trace/ sur le linge et celui de la Peau. -- He/ bien! qu'a-t-il donc! s'e/cria Taillefer, il a sa fortune a\ bon compte. -- <1Soutiens-le, Cha^tillon,>1 dit Bixiou a\ Emile, la joie va le tuer. Une horrible pa^leur dessina tous les muscles de la figure fle/trie de cet he/ritier, ses traits se contracte\rent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixe\rent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entoure/ de courtisanes fane/es, de visages rassasie/s, cette agonie de la joie, e/tait une vivante image de sa vie. Raphae%l regarda trois fois le talisman qui jouait a\l'aise dans les impitoyables lignes imprime/es sur la serviette, il essayait de douter; mais un clair pressentiment ane/antissait son incre/dulite/. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du de/sert, il avait un peu d'eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorge/es. Il voyait ce que chaque de/sir devait lui cou^ter de jours. Puis il croyait a\ la Peau de chagrin, il s'e/coutait respirer, il se sentait de/ja\ malade, il se demandait : Ne suis-je pas pulmonique ? Ma me\re n'est-elle pas morte de la poitrine ? -- Ah! ah! Raphae%l, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina. -- Buvons a\ la mort de son oncle, le major Martin O'Flaharty ? Voila\ un homme. -- Il sera pair de France. -- Bah! qu'est-ce qu'un pair de France apre\s Juillet ? dit le jugeur. -- Auras-tu loge aux Bouffons ? -- J'espe\re que vous nous re/galerez tous, dit Bixiou. -- Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Emile. Le hourra de cette assemble/e rieuse re/sonnait aux oreilles de Valentin sans qu'il pu^t saisir le sens d'un seul mot; il pensait vaguement a\ l'existence me/canique et sans de/sirs d'un paysan de Bretagne, charge/ d'enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du cidre a\ me^me son <1piche/,>1 croyant a\ la Vierge et au roi, communiant a\ Pa^ques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son <1recteur.>1 Le spectacle offert en ce moment a\ ses regards, ces lambris dore/s, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient a\ la gorge et le faisaient tousser. -- De/sirez-vous des asperges ? lui cria le banquier. -- <1fe ne de/sire rien,>1 lui re/pondit Raphae%l d'une voix tonnante. -- Bravo! re/pliqua Taillefer. Vous comprenez la for- tune, elle est un brevet d'impertinence. Vous e^tes des no^tres! Messieurs, buvons a\ la puissance de l'or. Mon- sieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui de/sormais, LES FRANCAIS SONT EGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en te^te de la Charte. Il n'obe/ira pas aux lois, les lois lui obe/iront. Il n'y a pas d'e/chafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires! -- Oui, re/pliqua Raphae%l, ils sont eux-me^mes leurs bourreaux! -- Encore un pre/juge/! cria le banquier. -- Buvons, dit Raphae%l en mettant le talisman dans sa poche. -- Que fais-tu la\ ? dit Emile en lui arre^tant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s'adressant a\ l'assemble/e assez surprise des manie\res de Raphae%l, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, posse\de un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment me^me ou\ il les forme. A moins de passer pour un laquais, pour un homme sans coeur, il va nous enrichir tous. -- Ah! mon petit Raphae%l, je veux une parure de perles, s'e/cria Euphrasie. -- S'il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attele/es de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina. -- Souhaitez cent mille livres de rente pour moi. -- Des cachemires! -- Payez mes dettes! -- Envoie une apoplexie a\ mon oncle, le grand sec! -- Raphae%l, je te tiens quitte a\ dix millelivres de rente. -- Voila\ bien des donations! s'e/cria le notaire. -- Il devrait bien me gue/rir de la goutte. -- Faites baisser les rentes, s'e/cria le banquier. Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d'artifice. Ces furieux de/sirs e/taient peut-e^tre plus se/rieux que plaisants. -- Mon cher ami, dit Emile d'un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente, exe/cute-toi de bonne gra^ce, allons ! -- Emile, dit Raphae%l, tu ne sais donc pas a\ quel prix ? -- Belle excuse! s'e/cria le poe\te. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis ? -- J'ai presque envie de souhaiter votre mort a\ tous, re/pondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives. -- Les mourants sont furieusement cruels, dit Emile en riant. Te voila\ riche, ajouta-t-il se/rieusement, eh! bien, je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement e/goi%ste. Tu es de/ja\ stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire a\ ta Peau de chagrin. Raphae%l, qui craignit les moqueries de cette assemble/e, garda le silence, but outre mesure et s'enivra pour oublier un moment sa funeste puissance. L'AGONIE Dans les premiers jours du mois de de/cembre, un vieillard septuage/naire allait, malgre/ la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez a\ la porte de chaque ho^tel, et cherchant l'adresse de monsieur le marquis Raphae%l de Valentin, avec la nai%vete/ d'un enfant et l'air absorbe/ des philosophes. L'empreinte d'un violent chagrin aux prises avec un caracte\re despotique e/clatait sur cette figure accompagne/e de longs cheveux gris en de/sordre, desse/- che/s comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eu^t rencontre/ ce singulier personnage, ve^tu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l'aurait, de retour a\ l'atelier, transfigure/ sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait : <1Poe\te classique en que^te d'une>1 <1rime.>1 Apre\s avoir ve/rifie/ le nume/ro qui lui avait e/te/ indi- que/, cette vivante palinge/ne/sie de Rollin frappa doucement a\ la porte d'un magnifique ho^tel. -- Monsieur Raphae%l y est-il ? demanda le bonhomme a\ un suisse en livre/e. -- Monsieur le marquis ne rec#oit personne, re/pondit le valet en avalant une e/norme mouillette qu'il retirait d'un large bol de cafe/. -- Sa voiture est la\, re/pondit le vieil inconnu en montrant un brillant e/quipage arre^te/ sous le dais de bois qui repre/sentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron e/taient abrite/es. Il va sortir, je l'atten- drai. -- Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jus- qu'a\ demain matm, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture pre^te pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viage\re si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne e/trange\re a\ l'ho^tel. En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez a\ celui d'un huissier ministe/riel sortit du vestibule et descendit pre/cipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur e/bahi. -- Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui. Les deux vieillards, attire/s l'un vers l'autre par une sympathie ou par une curiosite/ mutuelle, se rencontre\rent au milieu de la vaste cour d'honneur, a\ un rond-point ou\ croissaient quelques touffes d'herbe entre les pave/s. Un silence effrayant re/gnait dans cet ho^tel. En voyant Jona- thas, vous eussiez voulu pe/ne/trer le myste\re qui planait sur sa figure, et dont parlaient les moindres choses dans cette maison morne. Le premier soin de Raphae%l, en recueillant l'immense succession de son oncle, avait e/te/ de de/couvrir ou\ vivait le vieux serviteur de/voue/ sur l'affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maitre auquel il croyait avoir dit un e/ternel adieu; mais rien n'e/gala son bonheur quand le marquis le promut aux e/minentes fonctions d'intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance interme/diaire place/e entre Raphae%l et le monde entier. Ordonnateur supre^me de la fortune de son mai^tre, exe/cuteur aveugle d'une pense/e inconnue, il e/tait comme un sixie\me sens a\ travers lequel les e/motions de la vie arrivaient a\ Raphae%l. -- Monsieur, je de/sirerais parler a\ monsieur Raphae%l, dit le vieillard a\ Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre a\ l'abri de la pluie. -- Parler a\ monsieur le marquis, s'e/cria l'intendant. A peine m'adresse-t-il la parole, a\ moi son pe\re nourri- cier. -- Mais je suis aussi son pe\re nourricier, s'e/cria le vieil homme. Si votre femme l'a jadis allaite/, je lui ai fait sucer moi-me^me le sein des muses. Il est mon nourris- son, mon enfant, <1carus alumnus>1 ! J'ai fac#onne/ sa cervelle, cultive/ son entendement, de/veloppe/ son ge/nie, et j'ose le dire, a\ mon honneur et gloire. N'est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre e/poque ? Je l'ai eu, sous moi, en sixie\me, en troisie\me et en rhe/torique. Je suis son professeur. -- Ah! monsieur est monsieur Porriquet. -- Pre/cise/ment. Mais monsieur... -- Chut, chut! fit Jonathas a\ deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison e/tait ensevelie. -- Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade ? -- Mon cher monsieur, re/pondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon mai^tre. Voyez-vous, il n'existe pas a\ Paris deux maisons semblables a\ la no^tre. Entendez- vous ? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet ho^tel qui appartenait pre/ce/demment a\ un duc et pair. Il a de/pense/ trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? c'est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pie\ce de notre maison est un vrai miracle. Bon! me suis-je dit en voyant cette magnifi- cence, c'est comme chez de/funt monsieur son grand- pe\re! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n'a voulu voir personne. Il me\ne une dro^le de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous ? une vie inconciliable. Monsieur se le\ve tous les jours a\ la me^me heure. Il n'y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse entrer dans sa chambre. J'ouvre a\ sept heures, e/te/ comme hiver. Cela est convenu singulie\rement. Etant entre/, je lui dis : Monsieur le marquis, il faut vous re/veiller et vous habiller. Il se re/veille et s'habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la me^me fac#on et de la me^me e/toffe. Je suis oblige/ de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui e/viter la peine d'en demander une neuve. C'te imagination! Au fait, il a mille francs a\ manger par jour, il fait ce qu'il veut, ce cher enfant. D'ailleurs, je l'aime tant, qu'il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous ? Au reste, il m'a charge/ de tant de ve/tilles, que j'ai de quoi m'occuper. Il lit les journaux, pas vrai ? Ordre de les mettre au me^me endroit, sur la me^me table. Je viens aussi, a\ la me^me heure, lui faire moi-me^me la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille e/cus de rente viage\re qui l'attendent apre\s la mort de monsieur, si le de/jeuner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant monsieur, a\ dix heures, tous les matins, et le di^ner a\ cinq heures pre/cises. Le menu est dresse/ pour l'anne/e entie\re, jour par jour. Monsieur le marquis n'a rien a\ souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive a\ Paris, il le mange. Le programme est imprime/, il sait le matin son di^ner par coeur. Pour lors, il s'habille a\ la me^me heure avec les me^mes habits, le me^me linge, pose/s toujours par moi, entendez-vous ? sur le me^me fauteuil. Je dois encore veiller a\ ce qu'il ait toujours le me^me drap; en cas de besoin, si sa redingote s'abi^me, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S'il fait beau, j'entre et je dis a\ mon mai^tre : Vous devriez sortir, monsieur ? Il me re/pond oui, ou non. S'il a ide/e de se promener, il n'attend pas ses chevaux, ils sont toujours attele/s; le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez la\. Le soir, apre\s le di^ner, monsieur va un jour a\ l'Ope/ra et l'autre aux Ital... mais non, il n'est pas encore alle/ aux Italiens, je n'ai pu me procurer une loge qu'hier. Puis, il rentre a\ onze heures pre/cises pour se coucher. Pendant les inter- valles de la journe/e ou\ il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous ? une ide/e qu'il a. J'ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d'acheter des livres nou- veaux, afin qu'il les trouve le jour me^me de leur vente sur sa chemine/e. J'ai la consigne d'entrer d'heure en heure chez lui, pour veiller au feu, a\ tout, pour voir a\ ce que rien ne lui manque; il m'a donne/, monsieur, un petit livre a\ apprendre par coeur, et ou\ sont e/crits tous mes devoirs, un vrai cate/chisme. En e/te/, je dois, avec des tas de glace, maintenir la tempe/rature au me^me degre/ de fraicheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs a\ manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a e/te/ prive/ assez longtemps du ne/cessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet a\ l'ho^tel et dans le jardin! Enfin, mon mai^tre n'a pas un seul de/sir a\ former, tout marche au doigt et a\ l'oeil, et <1recta>1 ! Et il a raison, si l'on ne tient pas les domestiques, tout va a\ la de/bandade. Je lui dis tout ce qu'il doit faire, et il m'e/coute. Vous ne sauriez croire a\ quel point il a pousse/ la chose. Ses appar- tements sont... en... en comment donc ? ah! en enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac ! toutes les portes s'ouvrent d'elles- me^mes par un me/canisme. Pour lors, il peut aller d'un bout a\ l'autre de sa maison sans trouver une seule porte ferme/e. C'est gentil et commode et agre/able pour nous autres ! C#a nous a cou^te/ gros, par exemple! Enfin, finale- ment, monsieur Porriquet, il m'a dit : >> Jonathas, tu auras soin de moi comme d'un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu'il a dit. Tu penseras a\ mes besoins, pour moi. >> Je suis le mai^tre, entendez- vous ? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi ? Ah! par exemple, voila\ ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C'est inconciliable! -- Il fait un poe\me, s'e/cria le vieux professeur. -- Vous croyez, monsieur, qu'il fait un poe\me ? C'est donc bien assujettissant, c#a ! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me re/pe\te souvent qu'il veut vivre comme une verge/tation, en verge/tant. Et pas plus tard qu'hier, mon- sieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s'habillant : >> Voila\ ma vie. Je verge\te, mon pauvre Jonathas. >> A cette heure, d'autres pre/tendent qu'il est <1monomane.>1 C'est inconciliable ! -- Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravite/ magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre mai^tre s'occupe d'un grand ouvrage. Il est plonge/ dans de vastes me/di- tations, et ne veut pas en e^tre distrait par les pre/occupa- tions de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intel- lectuels, un homme de ge/nie oublie tout. Un jour le ce/le\bre Newton... -- Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas. -- Newton, un grand ge/ome\tre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuye/ sur une table; quand il sortit de sa re^verie, il croyait le lendemain e^tre encore a\ la veille, comme s'il eu^t dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui e^tre utile. -- Minute, s'e/cria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l'ancien, s'entend! que vous n'entreriez pas a\ moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous e^tes la\, et je lui demanderai comme c#a : Faut-il le faire monter ? Il re/pondra <1oui>1 ou <1non.>1 Jamais je ne lui dis : <1Souhaitez-vous ? voulez-vous ? de/sirez-vous ?>1 Ces mots-la\ sont raye/s de la conversation. Une fois il m'en est e/chappe/ un. -- Veux-tu me faire mourir ? m'a-t-il dit, tout en cole\re. Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; mais il revint promptement avec une re/ponse favorable, et conduisit le vieil e/me/rite a\ travers de somptueux appartements dont toutes les portes e/taient ouvertes. Porriquet aperc#ut de loin son e/le\ve au coin d'une chemine/e. Enveloppe/ d'une robe de chambre a\ grands dessins, et plonge/ dans un fauteuil a\ ressorts, Raphae%l lisait le journal. L'extre^me me/lancolie a\ laquelle il paraissait e^tre en proie e/tait exprime/e par l'attitude maladive de son corps affaisse/; elle e/tait peinte sur son front, sur son visage pa^le comme une fleur e/tiole/e. Une sorte de gra^ce effe/mine/e et les bizarreries particulie\res aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables a\ celles d'une jolie femme, avaient une blancheur molle et de/licate. Ses che- veux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherche/e. Une calotte grecque, entrai^ne/e par un gland trop lourd pour le le/ger cachemire dont elle e/tait faite, pendait sur un co^te/ de sa te^te. Il avait laisse/ tomber a\ ses pieds le couteau de malachite enrichi d'or dont il s'e/tait servi pour couper les feuillets d'un livre. Sur ses genoux e/tait le bec d'ambre d'un magnifique houka de l'Inde dont les spirales e/mail- le/es gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d'en sucer les frais parfums. Cependant, la fai- blesse ge/ne/rale de son jeune corps e/tait de/mentie par des yeux bleus ou\ toute la vie semblait s'e^tre retire/e, ou\ brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d'abord. Ce regard faisait mal a\ voir. Les uns pouvaient y lire du de/sespoir; d'autres, y deviner un combat inte/- rieur, aussi terrible qu'un remords/ C'e/tait le coup d'oeil profond de l'impuissant qui refoule ses de/sirs au fond de son coeur, ou celui de l'avare jouissant par la pense/e de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s'y refusant pour ne pas amoindrir son tre/sor; ou le regard du Prome/the/e enchai^ne/, de Napole/on de/chu qui apprend a\ l'Elyse/e, en 1815, la faute strate/gique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l'obtient pas. Ve/ritable regard de conque/rant et de damne/! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphae%l avait jete/ sur la Seine ou sur sa dernie\re pie\ce d'or mise au jeu. Il soumet- tait sa volonte/, son intelligence, au grossier bon sens d'un vieux paysan a\ peine civilise/ par une domesticite/ de cinquante anne/es. Presque joyeux de devenir une sorte d'automate, il abdiquait la vie pour vivre, et de/pouillait son a^me de toutes les poe/sies du de/sir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepte/ le de/fi, il s'e/tait fait chaste a\ la manie\re d'Orige\ne, en cha^trant son imagination. Le lendemain du jour ou\, soudainement enrichi par un testament, il avait vu de/croi^tre la Peau de chagrin, il s'e/tait trouve/ chez son notaire. La\, un me/decin assez en vogue avait raconte/ se/rieusement, au dessert, la manie\re dont un Suisse attaque/ de pulmonie s'en e/tait gue/ri. Cet homme n'avait pas dit un mot pendant dix ans, et s'e/tait soumis a\ ne respirer que six fois par minute dans l'air e/pais d'une vacherie, en suivant un re/gime alimentaire extre^mement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-me^me Raphae%l, qui voulait vivre a\ tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d'une machine a\ vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et de/bile. En apercevant le marquis a\ l'oeil de/vorant, au front charge/ de pense/es, il ne put reconnai^tre l'e/le\ve au teint frais et rose, aux membres juve/niles, dont il avait garde/ le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon gou^t, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, la\ ou\ il eu^t voulu voir Childe- Harold. -- Bonjour, pe\re Porriquet, dit Raphae%l a\ son profes- seur en pressant les doigts glace/s du vieillard dans une main bru^lante et moite. Comment vous portez-vous ? -- Mais moi je vais bien, re/pondit le vieillard effraye/ par le contact de cette main fie/vreuse. Et vous ? -- Oh! j'espe\re me maintenir en bonne sante/. -- Vous travaillez sans doute a\ quelque bel ouvrage ? -- Non, re/pondit Raphae%l. <1Exegi monumentum,>1 pe\re Porriquet, j'ai acheve/ une grande page, et j'ai dit adieu pour toujours a\ la Science. A peine sais-je ou\ se trouve mon manuscrit. -- Le style en est pur, sans doute ? demanda le pro- fesseur. Vous n'aurez pas, j'espe\re, adopte/ le langage barbare de cette nouvelle e/cole qui croit faire merveille en inventant Ronsard. -- Mon ouvrage est une oeuvre purement physiolo- gique. -- Oh! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se pre^ter aux exigences des de/couvertes. Ne/anmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin, ne ga^te jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s'interrom- pant, j'oubliais l'objet de ma visite. C'est une visite inte/- resse/e. Se rappelant trop tard la verbeuse e/le/gance et les e/lo- quentes pe/riphrases auxquelles un long professorat avait habitue/ son mai^tre, Raphae%l se repentit presque de l'avoir rec#u; mais au moment ou\ il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret de/sir en jetant un furtif coup d'oeil a\ la Peau de chagrin, suspendue devant lui et applique/e sur une e/toffe blanche ou\ ses contours fatidiques e/taient soigneusement dessine/s par une ligne rouge qui l'encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphae%l e/touffait le plus le/ger de ses caprices et vivait de manie\re a\ ne pas causer le moindre tressaille- ment a\ ce terrible talisman. La Peau de chagrin e/tait comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en re/veiller la fe/rocite/. Il e/couta donc patiemment les ampli- fications du vieux professeur, le pe\re Porriquet mit une heure a\ lui raconter les perse/cutions dont il e/tait devenu l'objet depuis la re/volution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait e/mis le voeu patrio- tique de laisser les e/piciers a\ leurs comptoirs, les hommes d'Etat au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l'avait banni de sa chaire en l'accusant de carlisme. Le vieillard se trou- vait sans place, sans retraite et sans pain. Etant la provi- dence d'un pauvre neveu dont il payait la pension au se/minaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui- me^me que pour son enfant adoptif, prier son ancien e/le\ve de re/clamer aupre\s du nouveau ministre, non sa re/inte/gration, mais l'emploi de proviseur dans quelque colle\ge de province. Raphae%l e/tait en proie a\ une somno- lence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir a\ ses oreilles. Oblige/ par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au de/bit lent et lourd, il avait e/te/ stupe/fie/, magne/- tise/ par une inexplicable force d'inertie. -- Eh! bien, mon bon pe\re Porriquet, re/pliqua-t-il sans savoir pre/cise/ment a\ quelle interrogation il re/pondait, je n'y puis rien, rien du tout. <1fe souhaite bien vivement>1 que vous re/ussissiez... En ce moment, sans apercevoir l'effet que produisirent sur le front jaune et ride/ du vieillard ces banales paroles, pleines d'e/goi%sme et d'insouciance, Raphae%l se dressa comme un jeune chevreuil effraye/. Il vit une le/ge\re ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut e/pouvante/. -- Allez, vieille be^te! s'e/cria-t-il, vous serez nomme/ proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viage\re de mille e/cus pluto^t qu'un souhait homicide ? Votre visite ne m'aurait rien cou^te/. Il y a cent mille emplois en France, et je n'ai qu'une vie! Une vie d'homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas ! Jonathas parut. -- Voila\ de tes oeuvres, triple sot, pourquoi m'as-tu propose/ de recevoir monsieur ? dit-il en lui montrant le vieillard pe/trifie/. T'ai-je remis mon a^me entre les mains pour la de/chirer ? Tu m'arraches en ce moment dix anne/es d'existence! Encore une faute comme celle-ci et tu me conduiras a\ la demeure ou\ j'ai conduit mon pe\re. N'aurais- je pas mieux aime/ posse/der la belle Foedora que d'obliger cette vieille carcasse, espe\ce de haillon humain ? J'ai de l'or pour lui. D'ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu'est-ce que cela me ferait ? La cole\re avait blanchi le visage de Raphae%l; une le/ge\re e/cume sillonnait ses le\vres tremblantes, et l'expression de ses yeux e/tait sanguinaire. A cet aspect, les deux vieillards furent saisis d'un tressaillement convulsif, comme deux enfants en pre/sence d'un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil; il se fit une sorte de re/action dans son a^me, des larmes coule\rent abondam- ment de ses yeux flamboyants. -- Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfai- santes pense/es ! plus d'amour ! plus rien! Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d'une voix douce. Je vous aurai largement re/compense/ de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d'un bon et digne homme. Il y avait tant d'a^me dans l'accent qui nuanc#a ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleure\rent comme on pleure en entendant un air atten- drissant chante/ dans une langue e/trange\re. -- Il est e/pileptique, dit Porriquet a\ voix basse. -- Je reconnais votre bonte/, mon ami, reprit douce- ment Raphae%l, vous voulez m'excuser. La maladie est un accident, l'inhumanite/ serait un vice. Laissez-moi main- tenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou apre\s-demain, peut-e^tre me^me ce soir, votre nomination, car la <1re/sistance>1 a triomphe/ du <1mouvement.>1 Adieu. Le vieillard se retira, pe/ne/tre/ d'horreur et en proie a\ de vives inquie/tudes sur la sante/ morale de Valentin. Cette sce\ne avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-me^me et s'interrogeait comme s'il se fu^t re/veille/ apre\s un songe pe/nible. > -- Ecoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s'adres- sant a\ so vieux serviteur. Ta^che de comprendre la mis- sion que je t:ai confie/e! -- Oui, monsieur le marquis. -- Je suis comme un homme mis hors la loi commune. -- Oui, monsieur le marquis. -- Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort! Tu dois e^tre une barrie\re entre le monde et moi. -- Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ride/. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens ? Une famille anglaise qui repart pour Londres m'a ce/de/ le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux premie\res. Tombe/ dans une profonde re^verie, Raphae%l n'e/coutait plus. Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupe/ simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l'e/cusson d'une antique et noble famille ? Quand ce coupe/ passe rapidement, les grisettes l'admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie frai^che comme une paille de riz, les moel- leux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livre/e se tiennent derrie\re cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gi^t une te^te bru^lante aux yeux cerne/s, la te^te de Raphae%l, triste et pensif. Fatale image de la richesse! Il court a\ travers Paris comme une fuse/e, arrive au pe/ristyle du the/a^tre Favart, le marchepied se de/ploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde. -- Qu'a-t-il fait celui-la\ pour e^tre si riche ? dit un pauvre e/tudiant en droit, qui, faute d'un e/cu, ne pou- vait entendre les magiques accords de Rossini. Raphae%l marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort envie/s jadis. En attendant le second acte de la <1Semiramide,>1 il se promenait au foyer, errait a\ travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n'e/tait pas encore entre/. Le sentiment de la proprie/te/ n'existait de/ja\ plus au fond de son coeur. Semblable a\ tous les malades, il ne songeait qu'a\ son mal. Appuye/ sur le manteau de la chemine/e, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux e/le/gants, d'anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la re/volution de juillet, enfin tout un monde de spe/culateurs et de journalistes, Raphae%l vit a\ quelques pas de lui, parmi toutes les te^tes, une figure e/trange et surnaturelle. Il s'avanc#a en clignant les yeux fort insolemment vers cet e^tre bizarre, afin de le contem- pler de plus pre\s. Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule a\ la Mazarin que montrait vaniteusement l'inconnu, e/taient teints en noir; mais, applique/ sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosme/tique avait produit une couleur viola^tre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumie\res. Son visage e/troit et plat, dont les rides e/taient comble/es par d'e/paisses couches de rouge et de blanc, exprimait a\ la fois la ruse et l'inquie/tude. Cette enluminure manquait a\ quelques endroits de la face et faisait singuli-e\rement ressortir sa de/cre/pitude et son teint plombe/; aussi e/tait-il impossible de ne pas rire en voyant cette te^te au menton pointu, au front proe/minent, assez semblable a\ ces grotesques figures de bois sculpte/es en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs. En exami- nant tour a\ tour ce vieil Adonis et Raphae%l, un observa- teur aurait cru reconnai^tre dans le marquis les yeux d'un jeune homme sous le masque d'un vieillard, et dans l'in- connu les yeux ternes d'un vieillard sous le masque d'un jeune homme. Valentin cherchait a\ se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravate/, botte/ en adulte, qui faisait sonner ses e/perons et se croi- sait les bras comme s'il avait toutes les forces d'une pe/tu- lante jeunesse a\ de/penser. Sa de/marche n'accusait rien de ge^ne/, ni d'artificiel. Son e/le/gant habit, soigneusement boutonne/, de/guisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d'un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espe\ce de poupe/e pleine de vie avait pour Raphae%l tous les charmes d'une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfume/, re/cem- ment restaure/, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la ve/rite/ dans ses confus souvenirs : il reconnut le marchand de curiosite/s, l'homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet e/chappait a\ ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses le\vres froides, tendues par un faux ra^te- lier. A ce rire, la vive imagination de Raphae%l lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la te^te ide/ale que les peintres ont donne/e au Me/phistophe/le\s de Goethe. Mille superstitions s'empare\rent de l'a^me forte de Raphae%l, il crut alors a\ la puissance du de/mon, a\ tous les sortile\ges rapporte/s dans les le/gendes du moyen a^ge et mises en oeuvre par les poe\tes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la Vierge Marie. Une radieuse et frai^che lumie\re lui permit d'apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d'Urbin : des nuages, un vieillard a\ barbe blanche, des te^tes aile/es, une belle femme assise dans une aure/ole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables cre/ations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombe\rent sur le foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille, la de/testable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et le/ger, qui, ve^tue d'une robe e/clatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se mon- trer, insolente, le front hardi, les yeux pe/tillants, a\ ce monde envieux et spe/culateur pour te/moigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les tre/sors. Raphae%l se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal pre/sent du vieil homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l'humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont nague\re la chute semblait impossible. Le fune\bre sourire du centenaire s'adressait a\ Euphrasie qui re/pondit par un mot d'amour; il lui offrit son bras desse/che/, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec de/lices les regards de passion et les compliments jete/s par la foule a\ sa mai^tresse, sans voir les rires de/daigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il e/tait l'objet. -- Dans quel cimetie\re cette jeune goule a-t-elle de/terre/ ce cadavre ? s'e/cria le plus e/le/gant de tous les romantiques. Euphrasie se prit a\ sourire. Le railleur e/tait un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant un frac e/courte/, le cha- peau sur l'oreille, la repartie vive, tout le langage du genre. -- Combien de vieillards, se dit Raphae%l en lui-me^me couronnent une vie de probite/, de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l'amour. -- He/! bien, monsieur, s'e/cria Valentin en arre^tant le marchand et lanc#ant une oeillade a\ Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des se/ve\res maximes de votre philo- sophie ? -- Ah! re/pondit le marchand d'une voix de/ja\ casse/e, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J'avais pris l'existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d'amour. En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quitte\rent le foyer pour se rendre a\ leurs places. Le vieillard et Raphae%l se se/pare\rent. En entrant dans sa loge, le marquis aperc#ut Foedora, place/e a\ l'autre co^te/ de la salle pre/cise/ment en face de lui. Sans doute arrive/e depuis peu, la comtesse rejetait son e/charpe en arrie\re, se de/couvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d'une coquette occupe/e a\ se poser : tous les regards e/taient concentre/s sur elle. Un jeune pair de France l'accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu'elle lui avait donne/e a\ porter. A son geste, a\ la manie\re dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphae^l devina la tyrannie a\ laquelle son successeur e/tait soumis. Fascine/ sans doute comme il l'avait e/te/ jadis, dupe/ comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d'un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourments auxquels Valentin avait heureusement renonce/. Une joie inexprimable anima la figure de Foedora quand, apre\s avoir braque/ sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examine/ les toilettes, elle eut la conscience d'e/craser par sa parure et par sa beaute/ les plus jolies, les plus e/le/gantes femmes de Paris; elle se mit a\ rire pour montrer ses dents blanches, agita sa te^te orne/e de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d'un be/ret gauchement pose/ sur le front d'une princesse russe, ou d'un chapeau manque/ qui coiffait horriblement mal la fille d'un ban- quier. Tout a\ coup, elle pa^lit en rencontrant les yeux fixes de Raphae%l, son amant de/daigne/ la foudroya par un into- le/rable coup d'oeil de me/pris. Quand aucun de ses amants bannis ne me/connaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, e/tait a\ l'abri de ses se/ductions. Un pouvoir impune/ment brave/touche a\ sa ruine. Cette maxime est grave/e plus profonde/ment au coeur d'une femme qu'a\ la te^te des rois. Aussi Foedora voyait-elle en Raphae%l la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille a\ l'Ope/ra, e/tait de/ja\ devenu ce/le\bre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible e/pigramme avait fait a\ la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons caute/riser une plaie, mais nous n'y connaissons pas encore de reme\de au mal que produit une phrase. Au moment ou\ toutes les femmes regarde\rent alternativement le marquis et la comtesse, Foedora aurait voulu abi^mer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgre/ son talent pour la dissimulation, ses rivales devine\rent sa souf- france. Enfin sa dernie\re consolation lui e/chappa. Ces mots de/licieux : je suis la plus belle! cette phrase e/ternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanite/ devint un men- songe. A l'ouverture du second acte, une femme vint se placer pre\s de Raphae%l, dans une loge qui jusqu'alors e/tait reste/e vide. Le parterre entier laissa e/chapper un mur- mure d'admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regarde\rent l'inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolonge/, que, pen- dant le lever du rideau, les musiciens de l'orchestre se tourne\rent d'abord pour re/clamer le silence; mais ils s'unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations anime/es s'e/tablirent dans chaque loge. Les femmes s'e/taient toutes arme/es de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L'enthou- siasme se calma par degre/s, les chants retentirent sur la sce\ne, tout rentra dans l'ordre. La bonne compagnie, honteuse d'avoir ce/de/ a\ un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manie\res polies. Les riches veulent ne s'e/tonner de rien, ils doivent reconnai^tre au premier aspect d'une belle oeuvre le de/faut qui les dispen- sera de l'admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes reste\rent immobiles sans e/couter la musique, perdus dans un ravissement nai%f, occupe/s a\ contempler la voisine de Raphae%l. Valentin aperc#ut dans une baignoire, et pre\s d'Aquilina, l'ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace appro- bative. Puis il vit Emile, qui, debout a\ l'orchestre, sem- blait lui dire : -- Mais regarde donc la belle cre/ature qui est pre\s de toi! Enfin Rastignac assis pre\s de madame de Nucingen et de sa fille, tortillait ses gants comme un homme au de/sespoir d'e^tre enchai^ne/ la\, sans pouvoir aller pre\s de la divine inconnue. La vie de Raphae%l de/pendait d'un pacte encore inviole/ qu'il avait fait avec lui-me^me, il s'e/tait promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre a\ l'abri d'une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artiste- ment dispose/, de/truisait l'harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie a\ la terreur qui l'avait saisi le matin, quand, pour un simple voeu de politesse, le talisman s'e/tait si promptement res- serre/, Raphae%l re/solut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il pre/sentait le dos au coin de sa loge, et de/robait avec impertinence la moitie/ de la sce\ne a\ l'inconnue, ayant l'air de la me/pri- ser, d'ignorer me^me qu'une jolie femme se trouva^t derrie\re lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuye/ son coude sur le bord de la loge, et se mettait la te^te de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fu^t pose/e devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient a\ deux amants brouille/s qui se boudent, se tournent le dos et vont s'embrasser au premier mot d'amour. Par moments, les le/gers marabouts ou les cheveux de l'inconnue effleuraient la te^te de Raphae%l et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; biento^t il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-me^me fit entendre le murmure effe/mine/ de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprime/ par la respi- ration a\ la poitrine, au dos, aux vetements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain a\ Raphae%l comme une e/tincelle e/lectrique; le tulle et la den- telle transmirent fide\lement a\ son e/paule chatouille/e la de/licieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux e^tres de/sunis par le bon ton, se/pare/s par les abi^mes de la mort, respire\rent ensemble et pen- se\rent peut-e^tre l'un a\ l'autre. Les pe/ne/trants parfums de l'aloe\s acheve\rent d'enivrer Raphae%l. Son imagination irrite/e par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choque/e sans doute de se trouver en contact avec un e/tranger, l'inconnue fit un mouvement semblable; leurs visages, anime/s par la me^me pense/e, reste\rent en pre/sence. -- Pauline! -- Monsieur Raphae%l! Pe/trifie/s l'un et l'autre, ils se regarde\rent un instant en silence. Raphae%l voyait Pauline dans une toilette simple et de bon gou^t. A travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu'une femme eu^t admire/es Puis c'e/tait toujours sa modestie virginale, sa ce/leste candeur, sa gracieuse attitude. L'e/toffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le coeur. -- Oh! venez demain, dit-elle, venez a\ l'ho^tel Saint- Quentin, y reprendre vos papiers. J'y serai a\ midi. Soyez exact. Elle se leva pre/cipitamment et disparut. Raphae/l voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Foedora, la trouva laide; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, e/touffant dans cette salle, le coeur plein, il sortit et revint chez lui. -- Jonathas, dit-il a\ son vieux domestique au moment ou\ il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me re/veille qu'a\ midi moins vingt minutes. -- Je veux e^tre aime/ de Pauline, s'e/cria-t-il le lende- main en regardant le talisman avec une inde/finissable angoisse. La Peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas re/aliser un de/sir accompli de/ja\. -- Ah! s'e/cria Raphae%l en se sentant de/livre/ comme d'un manteau de plomb qu'il aurait porte/ depuis le jour ou\ le talisman lui avait e/te/ donne/, tu mens, tu ne m'obe/is pas, le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C'e/tait donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n'osait pas croire a\ sa propre pense/e. Il se mit aussi simplement qu'il l'e/tait jadis, et voulut aller a\ pied a\ son ancienne demeure, en essayant de se reporter en ide/e a\ ces jours heureux ou\ il selivrait sans danger a\ la furie de ses de/sirs, ou\ il n'avait point encore juge/ toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l'ho^tel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette mai^tresse accomplie, si souvent re^ve/e, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poe\tes, comprenant la poe/sie et vivant au sein du luxe; en un mot Foedora doue/e d'une belle a^me, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l'e/tait Foedora. Quand il se trouva sur le seuil use/, sur la dalle casse/e de cette porte ou\, tant de fois, il avait eu des pense/es de de/sespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit : -- N'e^tes-vous pas monsieur Raphae%l de Valentin ? -- Oui, ma bonne me\re, re/pondit-il. -- Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y e^tes attendu. -- Cet ho^tel est-il toujours tenu par madame Gaudin ? demanda-t-il. -- Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison a\ elle, de l'autre co^te/ de l'eau. Son mari est revenu. Dame! il a rapporte/ des mille et des cents. L'on dit qu'elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m'a donne/ <1gratis>1 son fonds et son restant de bail. Ah! c'est une bonne femme tout de me^me! Elle n'est pas plus fie\re aujourd'hui qu'elle ne l'e/tait hier. Raphae%l monta lestement a\ sa mansarde, et quand il atteignit les dernie\res marches de l'escalier, il entendit les sons du piano. Pauline e/tait la\ modestement ve^tue d'une robe de percaline; mais la fac#on de la robe, les gants, le chapeau, le cha^le, ne/gligemment jete/s sur le lit, re/ve/- laient toute une fortune. -- Ah! vous voila\ donc! s'e/cria Pauline en tournant la te^te et se levant par un nai%f mouvement de joie. Raphae%l vint s'asseoir pre\s d'elle, rougissant, honteux, heureux; il la regarda sans rien dire. -- Pourquoi nous avez-vous donc quitte/es ? reprit-elle en baissant les yeux au moment ou\ son visage s'empour- pra. Qu'e^tes-vous devenu ? -- Ah! Pauline, j'ai e/te/, je suis bien malheureux encore ! -- La\! s'e/cria-t-elle tout attendrie. J'ai devine/ votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en re/alite/, hein! monsieur Raphae%l, est-ce toujours comme autrefois ? Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roule\rent dans ses yeux, il s'e/cria : -- Pauline!... je... Il n'acheva pas, ses yeux e/tincele\rent d'amour, et son coeur de/borda dans son regard. -- Oh! il m'aime, il m'aime, s'e/cria Pauline. Raphae%l fit un signe de te^te, car il se sentit hors d'e/tat de prononcer une seule parole. A ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tanto^t riant, tanto^t sanglotant : -- Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais e^tre bien pauvre aujour- d'hui. J'ai mille fois dit que je paierais ce mot : <1il m'aime,>1 de tous les tre/sors de la terre. O mon Raphae%l! j'ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon coeur aussi, il y a tant d'amour pour toi dans ce coeur! Tu ne sais pas ? mon pe\re est revenu. Je suis une riche he/ritie\re. Ma me\re et lui me laissent entie\rement mai^tresse de mon sort; je suis libre, comprends-tu ? En proie a\ une sorte de de/lire, Raphae%l tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait e^tre une sorte de convulsion. Pauline se de/gagea les mains, les jeta sur les e/paules de Raphae%l et le saisit; ils se comprirent, se serre\rent et s'embras- se\rent avec cette sainte et de/licieuse ferveur, de/gage/e de toute arrie\re-pense/e, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux a^mes prennent possession d'elles-me^mes. -- Ah! s'e/cria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d'ou\ me vient tant de hardiesse! reprit-elle en rougissant. -- De la hardiesse, ma Pauline ? Oh! ne crains rien, c'est de l'amour, de l'amour vrai, profond, e/ternel comme le mien, n'est-ce pas ? -- Oh! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a e/te/ si longtemps muette pour moi! -- Tu m'aimais donc ? -- Oh! Dieu, si je t'aimais ! combien de fois j'ai pleure/, la\, tiens, en faisant ta chambre, de/plorant ta mise\re et la mienne. Je me serais vendue au de/mon pour t'e/viter un chagrin! Aujourd'hui, <1mon>1 Raphae^l, car tu es bien a\ moi : a\ moi cette belle te^te, a\ moi ton coeur! Oh! oui, ton coeur, surtout, e/ternelle richesse ! Eh ! bien, ou\ en suis-je ? reprit- elle apre\s une pause. Ah! m'y voici : nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j'e/tais pauvre, je tien- drais peut-e^tre a\ porter ton nom, a\ e^tre nomme/e ta femme; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais e^tre encore et toujours ta ser- vante. Va, Raphae%l, en t'offrant mon coeur, ma per- sonne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujour- d'hui que le jour ou\ j'ai mis la\, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pie\ce d cent sous. Oh! comme alors ta joie m'a fait mal. -- Pourquoi es-tu riche, s'e/cria Raphae%l, pourquoi n'as-tu pas de vanite/ ? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de de/sespoir, d'amour. -- Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, a^me ce/leste, ce titre et ma fortune ne vau- dront pas... -- Un seul de tes cheveux, s'e/cria-t-elle. -- Moi aussi, j'ai des millions; mais que sont mainte- nant les richesses pour nous ? Ah! j'ai ma vie, je puis te l'offrir, prends-la. -- Oh! ton amour, Raphae%l, ton amour vaut le monde. Comment, ta pense/e est a\ moi ? mais je suis la plus heureuse des heureuses. -- L'on va nous entendre, dit Raphae%l. -- He/! il n'y a personne, re/pondit-elle en laissant e/chapper un geste mutin. -- He/! bien, viens, s'e/cria Valentin en lui tendant les bras. Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphae%l : -- Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m'avez donne/s, pour effacer la peine que vos joies m'ont faite, pour toutes les nuits que j'ai passe/es a\ peindre mes e/crans. -- Tes e/crans! -- Puisque nous sommes riches, mon tre/sor, je puis te dire tout. Pauvre enfant! combien il est facile de tromper les hommes d'esprit! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois ? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu'il ne t'en revenait pour ton argent. Je t'attrapais sur tout : le feu, l'huile, et l'argent donc ? Oh! mon Raphae%l, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse. -- Mais comment faisais-tu donc ? -- Je travaillais jusqu'a\ deux heures du matin, re/pondit-elle, et je donnais a\ ma me\re une moitie/ du prix de mes e/crans, a\ toi l'autre. Ils se regarde\rent pendant un moment, tous deux he/be/te/s de joie et d'amour. -- Oh! s'e/cria Raphae%l, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin. -- Serais-tu marie/ ? cria Pauline. Ah! je ne veux te ce/der a\ aucune femme. -- Je suis libre, ma che/rie. -- Libre, re/pe/ta-t-elle. Libre, et a\ moi! Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphae%l avec une de/votieuse ardeur. -- J'ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle be^te, ta comtesse Foedora! Quel plaisir j'ai ressenti hier en me voyant salue/e par tous ces hommes. Elle n'a jamais e/te/ applaudie, elle! Dis, cher, quand mon dos a touche/ ton bras, j'ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m'a crie/ : Il est la\. Je me suis retourne/e, et je t'ai vu. Oh! je me suis sauve/e, je me sen- tais l'envie de te sauter au cou devant tout le monde. -- Tu es bien heureus de pouvoir parler, s'e/cria Raphae%l. Moi, j'ai le coeur serre/. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, a\ te regarder ainsi, heureux, content. -- Oh! re/pe\te-moi cela, mon amour! -- Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j'essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir... -- Oh! s'e/cria-t-elle, cette belle a^me, ce beau ge/nie, ce coeur que je connais si bien, tout est a\ moi, comme je suis a\ toi. -- Pour toujours, ma douce cre/ature, dit Raphae%l d'une voix e/mue. Tu seras ma femme, mon bon ge/nie. Ta pre/sence a toujours dissipe/ mes chagrins et rafraichi mon a^me; en ce moment, ton sourire ange/lique m'a pour ainsi dire purifie/. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passe/ cruel et mes tristes folies me semblent n'e^tre plus que de mauvais songes. Je suis pur, pre\s de toi. Je sens l'air du bonheur. Oh! sois la\ toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son coeur palpitant. -- Vienne la mort quand elle voudra, s'e/cria Pauline en extase, j'ai ve/cu. Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues! --- Oh! mon Raphae%l, dit Pauline apre\s quelques heures de silence, je voudrais qu'a\ l'avenir personne n'entra^t dans cette che\re mansarde. -- Il faut murer la porte, mettre une grille a\ la lucarne et acheter la maison, re/pondit le marquis. -- C'est cela, dit-elle. Puis, apre\s un moment de silence : -- Nous avons un peu oublie/ de chercher tes manuscrits ? Ils se prirent a\ rire avec une douce innocence. -- Bah! je me moque de toutes les sciences, s'e/cria Raphae%l. -- Ah! monsieur, et la gloire ? -- Tu es ma seule gloire. -- Tu e/tais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers. -- Ma Pauline... -- Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh! bien ? -- Ou\ demeures-tu donc ? -- Rue Saint-Lazare. Et toi ? -- Rue de Varennes. -- Comme nous serons loin l'un de l'autre, jusqu'a\ ce que... Elle s'arre^ta en regardant son ami d'un air coquet et malicieux. -- Mais, re/pondit Raphae%l, nous avons tout au plus une quinzaine de jours a\ rester se/pare/s. -- Vrai! dans quinze jours nous serons marie/s! Elle sauta comme un enfant. Oh! je suis une fille de/nature/e, reprit-elle, je ne pense plus ni a\ pe\re, ni a\ me\re, ni a\ rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre che/ri ? mon pe\re est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant. Il a manque/ mourir au Havre, ou\ nous sommes alle/es le chercher. Ah! Dieu, s'e/cria-t-elle en regardant l'heure a\ sa montre, de/ja\ trois heures. Je dois me trouver a\ son re/veil, a\ quatre heures. Je suis la mai^tresse au logis : ma me\re fait toutes mes volonte/s, mon pe\re m'adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonte/, ce serait mal! Le pauvre pe\re, c'est lui qui m'a envoye/e aux Italiens hier, tu viendras le voir demain, n'est-ce pas ? -- Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l'honneur d'accepter mon bras ? -- Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N'est-ce pas un palais, notre tre/sor ? -- Pauline, encore un baiser ? -- Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphae%l, ce sera toujours ainsi, je crois re^ver. Ils descendirent lentement l'escalier; puis, bien unis, marchant du me^me pas, tressaillant ensemble sous le poids du me^me bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrive\rent sur la place de la Sorbonne, ou\ la voiture de Pauline attendait. -- Je veux aller chez toi, s'e/cria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m'asseoir a\ la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-telle en rougissant. -- Joseph, dit-elle a\ un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner a\ la maison. Il est trois heures un quart, et je dois e^tre revenue a\ quatre. Georges pres- sera les chevaux. Et les deux amants furent en peu d'instants mene/s a\ l'ho^tel de Valentin. -- Oh! que je sui contente d'avoir examine/ tout cela, s'e/cria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphae%l. Quand je m'endormirai, je serai la\, en pense/e. Je me figurerai ta che\re te^te sur cet oreiller. Dis-moi, Raphae%l, tu n'as pris conseil de personne pour meubler ton ho^tel ? -- De personne. -- Bien vrai ? Ce n'est pas une femme qui... -- Pauline! -- Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon gou^t. Je veux avoir demain un lit pareil au tien. Raphae%l, ivre de bonheur, saisit Pauline. -- Oh! mon pe\re, mon pe\re! dit-elle. -- Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s'e/cria Valentin. -- Combien tu es aimant! je n'osais pas te le propo- ser... -- N'es-tu donc pas ma vie ? Il serait fastidieux de consigner fide\lement ces ado- rables bavardages de l'amour auxquels l'accent, le regard, un geste intraduisible, donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au coeur autant de plaisir que l'homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, pre\s de son feu, pensant a\ la soudaine et comple\te re/ali- sation de toutes ses espe/rances, une ide/e froide lui traversa l'a^me comme l'acier d'un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s'e/tait le/ge\rement re/tre/cie. Il prononc#a le grand juron franc#ais, sans y mettre les je/suitiques re/ticences de l'abbesse des Andouillettes, pencha la te^te sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arre^te/s sur une pate\re, sans la voir. -- Grand Dieu! s'e/cria-t-il. Quoi! tous mes de/sirs, tous ! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matine/e lui avait cou^te/ d'existence : -- Je n'en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glace/e sortit de ses pores, tout a\ coup il obe/it a\ un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s'e/criant : -- Je suis bien be^te ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d'un puits : Vogue la gale\re, dit-il. Au diable toutes ces sottises! Raphae%l se laissa donc aller au bonheur d'aimer, et ve/cut coeur a\ coeur avec Pauline. Leur mariage, retarde/ par des difficulte/s peu inte/ressantes a\ raconter, devait se ce/le/brer dans les premiers jours de mars. Ils s'e/taient e/prouve/s, ne doutaient point d'eux-me^mes, et le bonheur leur ayant re/ve/le/ toute la puissance de leur affection, jamais deux a^mes, deux caracte\res ne s'e/taient aussi par- faitement unis qu'ils le furent par la passion; en s'e/tu- diant ils s'aime\rent davantage : de part et d'autre me^me de/licatesse, me^me pudeur, me^me volupte/, la plus douce de toutes les volupte/s, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour a\ tour les de/sirs de l'un faisaient la loi de l'autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu'ils ne pussent satisfaire, et partant n'avaient point de caprices. Un gou^t exquis, le sentiment du beau, une vraie poe/sie animaient l'a^me de l'e/pouse; de/daignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d'Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphae%l fuyaient d'ailleurs le monde, la solitude leur e/tait si belle, si fe/conde! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli me/nage de contre- bande aux Italiens ou a\ l'Ope/ra. Si d'abord quelques me/disances e/gaye\rent les salons, biento^t le torrent d'e/ve/- nements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs; enfin, espe\ce d'excuse aupre\s des prudes, leur mariage e/tait annonce/, et par hasard leurs gens se trou- vaient discrets; donc, aucune me/chancete/ trop vive ne les punit de leur bonheur. Vers la fin du mois de fe/vrier, e/poque a\ laquelle d'assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphae%l de/jeunaient ensemble dans une petite serre, espe\ce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pa^le soleil de l'hiver, dont les rayons se brisaient a\ travers des arbustes rares, tie/dissait alors la tempe/rature. Les yeux e/taient e/gaye/s par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumie\re et de l'ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes foyers, les deux jeunes e/poux riaient sous un berceau de came/lias, de lilas, de bruye\res. Leurs te^tes joyeuses s'e/levaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte afri- caine colore/e comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n'offraient pas la moindre trace d'humidite/. L'ameublement e/tait de bois en apparence grossier, mais dont l'e/corce polie brillait de proprete/. Un jeune chat accroupi sur la table ou\ l'avait attire/ l'odeur du lait se laissait barbouiller de cafe/ par Pauline; elle fola^trait avec lui, de/fendait la cre\ me qu'elle lui permettait a\ peine de flairer afin d'exercer sa patience et d'entretenir le combat; elle e/clatait de rire a\ chacune de ses grimaces, et de/bi- tait mille plaisanteries pour empe^cher Raphae%l de lire le journal, qui, dix fois de/ja\, lui e/tait tombe/ des mains. Il abondait dans cette sce\ne matinale un bonheur inexpri- mable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphae%l feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait a\ la de/robe/e Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enve- loppe/e d'un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en de/sordre et montrant un petit pied blanc veine/ de bleu dans une pantoufle de velcurs noir. Charmante a\ voir en de/shabille/, de/licieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait e^tre tout a\ la fois jeune fille et femme; peut-e^tre plus jeune fille que femme, elle jouissait d'une fe/licite/ sans me/lange, et ne connaissait de l'amour que ses premie\res joies. Au moment ou\, tout a\ fait absorbe/ par sa douce re^verie, Raphae%l avait oublie/ son journal, Pauline le saisit, le chif- fonna, en fit une boule, le lanc#a dans le jardin, et le chat courut apre\s la politique qui tournait comme toujours sur elle-me^me. Quand Raphae%l, distrait par cette sce\ne enfantine, voulut continuer a\ lire et fit le geste de lever la feuille qu'il n'avait plus, e/clate\rent des rires francs, joyeux, renaissant d'eux-me^mes comme les chants d'un oiseau. -- Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d'enfant avait fait couler. N'est-ce pas une fe/lonie, reprit-elle redevenant femme tout a\ coup, que de lire des proclamations russes en ma pre/sence, et de pre/fe/rer la prose de l'empereur Nicolas a\ des paroles, a\ des regards d'amour ? -- Je ne lisais pas, mon ange aime/, je te regardais. En ce moment le pas lourd du jardinier dont les sou- liers ferre/s faisaient crier le sable des alle/es retentit pre\s de la serre. -- Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosite/ comme je n'en ai jamais vu. En tirant tout a\ l'heure, sous votre respect, un seau d'eau, j'ai amene/ cette singulie\re plante marine! La voila\! Faut, tout de me^me, que ce soit bien accoutume/ a\ l'eau, car ce n'e/tait point mouille/, ni humide. C'e/tait sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j'ai pense/ qu'il fallait la lui apporter, et que c#a l'inte/resserait. Et le jardinier montrait a\ Raphae%l l'inexorable Peau de chagrin qui n'avait pas six pouces carre/s de superficie. -- Merci, Vanie\re, dit Raphae%l. Cette chose est tre\s curieuse. -- Qu'as-tu, mon ange ? tu pa^lis! s'e/cria Pauline. -- Laissez-nous, Vanie\re. -- Ta voix m'effraie, reprit la jeune fille, elle est sin- gulie\rement alte/re/e. Qu'as-tu ? Que te sens-tu ? Ou\ as-tu mal ? Tu as mal! Un me/decin! cria-t-elle. Jonathas, au secours ! -- Ma Pauline, tais-toi, re/pondit Raphae%l qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a pre\s de moi une fleur dont le parfum m'incommode. Peut-e^tre est-ce cette verveine ? Pauline s'e/lanc#a sur l'innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin. -- Oh! ange, s'e/cria-t-elle en serrant Raphae%l par une e/treinte aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses le\vres vermeilles a\ baiser, en te voyant pa^lir, j'ai compris que je ne te sur- vivrais pas : ta vie est ma vie. Mon Raphae%l, passe-moi ta main sur le dos ? J'y sens encore <1la petite mort,>1 j'y ai froid. Tes le\vres sont bru^lantes. Et ta main ?... elle est glace/e, ajouta-t-elle. -- Folle! s'e/cria Raphae%l. -- Pourquoi cette larme ? dit-elle. Laisse-la-moi boire. -- Oh! Pauline, Pauline, tu m'aimes trop. -- Il se passe en toi quelque chose d'extraordinaire, Raphae%l ? Sois vrai, je saurai biento^t ton secret. Donne- moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin. -- Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d'horreur sur le talisman. -- Quel changement de voix! re/pondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du destin. -- M'aimes-tu ? reprit-il. -- Si je t'aime, est-ce une question ? -- Eh! bien, laisse-:moi, va-t'en! La pauvre petite sortit. -- Quoi! s'e/cria Raphae%l quand il fut seul, dans un sie\cle de lumie\res ou\ nous avons appris que les diamants sont les cristaux du carbone, a\ une e/poque ou\ tout s'ex- plique, ou\ la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses miracles a\ l'Acade/mie des Sciences, dans un temps ou\ nous ne croyons plus qu'aux paraphes des notaires, je croirais, moi! a\ une espe\ce de <1Mane/, Thekel, Phare\s?>1 Non, de par Dieu! je ne pense- rai pas que l'Etre Supre^me puisse trouver du plaisir a\ tourmenter une honne^te cre/ature. Allons voir les savants. Il arriva biento^t, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpe^trie\re, immense se/minaire d'ivrognerie, devant une petite mare ou\ s'e/baudissaient des canards remarquables par la rarete/ des espe\ces et dont les ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d'une cathe/drale, pe/tillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards du monde e/taient la\, criant, barbotant, grouillant, et formant une espe\ce de chambre canarde rassemble/e contre son gre/, mais heureusement sans charte ni prin- cipes politiques, et vivant sans rencontrer de chasseurs, sous l'oeil des naturalistes qui les regardaient par hasard. -- Voila\ monsieur Lavrille, dit un porte-clefs a\ Raphae%l qui avait demande/ ce grand pontife de la zoologie. Le marquis vit un petit homme profonde/ment enfonce/ dans quelques sages me/ditations a\l'aspect de deux canards. Ce savant, entre deux a^ges, avait une physionomie douce, encore adoucie par un air obligeant; mais il re/gnait dans toute sa personne une pre/occupation scientifique : sa perruque incessamment gratte/e et fantasquement retrous- se/e, laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des de/couvertes qui, semblable a\ toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience du <1moi.>1 Raphae%l, homme de science et d'e/tude, admira ce naturaliste dont les veilles e/taient consacre/es a\ l'agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient encore la gloire de la France; mais une petite mai^tresse aurait ri sans doute de la solution de continuite/ qui se trouvait entre la culotte et le gilet raye/ du savant, interstice d'ail- leurs chastement rempli par une chemise qu'il avait copieusement fronce/e en se baissant et se levant tour a\ tour au gre/ de ses observations zooge/ne/siques. Apre\s quelques premie\res phrases de politesse, Raphae%l crut ne/cessaire d'adresser a\ monsieur Lavrille un compli- ment banal sur ses canards. -- Oh! nous sommes riches en canards, re/pondit le naturaliste. Ce genre est d'ailleurs, comme vous le savez sans doute, le plus fe/cond de l'ordre des palmipe\des. Il commence au <1cygne,>1 et finit au <1canard zinzin,>1 en compre- nant cent trente-sept varie/te/s d'individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs moeurs, leur patrie, leur physio- nomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu'un blanc ne ressemble a\ un ne\gre. En ve/rite/, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps nous ne nous doutons gue\re de l'e/tendue... Il s'interrompit a\ l'aspect d'un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. -- Vous voyez la\ le cygne a\ cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire! Tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie a\ duvet ou canard <1Eider,>1 sous l'e/dredon de laquelle dorment nos petites maitresses ; est-elle jolie! qui n'admirerait ce petit ventre d'un blanc rougea^tre, ce bec vert ? Je viens, monsieur, reprit-il, d'e^tre te/moin d'un accouplement dont j'avais jusqu'alors de/sespe/re/. Le mariage s'est fait assez heureusement, et j'en attendrai fort impatiemment le re/sultat. Je me flatte d'obtenir une cent trente-huitie\me espe\ce a\ laquelle peut- e^tre mon nom sera donne/! Voici les nouveaux e/poux, dit-il en montrant deux canards. C'est d'une part une oie rieuse <1(anas albifrons),>1 de l'autre le grand canard siffleur <1(anas ruffina>1 de Buffon). J'avais longtemps he/site/ entre le canard siffleur, le canard a\ sourcils blancs et le canard souchet <1(anas clypeata)>1 : tenez, voici le souchet, ce gros sce/le/rat brun-noir dont le col est ver- da^tre et si coquettement irise/. Mais, monsieur, le canard siffleur e/tait huppe/, vous comprenez alors que je n'ai plus balance/. Il ne nous manque ici que le canard varie/ a\ calotte noire. Ces messieurs pre/tendent unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard sarcelle a\ bec recourbe/, quant a\ moi... Il fit un geste admirable qui peignit a\ la fois la modestie et l'orgueil des savants, orgueil plein d'ente^tement, modestie pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m'occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis a\ vos ordres. En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphae%l soumit la Peau de chagrin aux inves- tigations de monsieur Lavrille. -- Je connais ce produit, re/pondit le savant apre\s avoir braque/ sa loupe sur le talisman; il a servi a\ quelque dessus de boi^te. Le chagrin est fort ancien! Aujourd'hui les gainiers pre/fe\rent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la de/pouille du <1raja>1 <1sephen,>1 un poisson de la mer Rouge... -- Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l'extre^me bonte/... -- Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose : entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la diffe/rence de l'oce/an a\ la terre, du poisson a\ un quadrupe\de. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l'animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie. -- Voyons! s'e/cria Raphae%l. -- Monsieur, re/pondit le savant en s'enfonc#ant dans son fauteuil, ceci est une peau d'a^ne. -- Je le sais, dit le jeune homme. -- Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un a^ne extre^mement rare, l'onagre des anciens, <1equus asinus,>1 le <1koulan>1 des Tatars, Pallas est alle/ l'observer, et l'a rendu a\ la science. En effet, cet animal avait longtemps passe/ pour fantastique. Il est, comme vous le savez, ce/le\bre dans l'Ecriture sainte ; Moi%se avait de/fendu de l'accoupler avec ses conge/ne\res. Mais l'onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a e/te/ l'objet, et dont parlent souvent les prophe\tes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, de/clare, dans ses <1Act. Petrop.,>1 tome II, que ces exce\s bizarres sont encore religieusement accre/- dite/s chez les Persans et les Nogai%s comme un reme\de souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous doutons gue\re de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muse/um ne posse\de pas d'onagre. Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de myste\res : son oeil est muni d'une espe\ce de tapis re/flecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination, sa robe est plus e/le/gante et plus polie que ne l'est celle de nos plus beaux chevaux; elle est sillonne/e de bandes plus ou moins fauves, et ressemble beaucoup a\ la peau du ze\bre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d'on- doyant, de gras au toucher; sa vue e/gale en justesse et en pre/cision la vue de l'homme; un peu plus grand que nos plus beaux a^nes domestiques, il est doue/ d'un courage extraordinaire. Si, par hasard, il est surpris, il se de/fend avec une supe/riorite/ remarquable contre les be^tes les plus fe/roces; quant a\ la rapidite/ de sa marche, elle ne peut se comparer qu'au vol des oiseaux; un onagre, monsieur, tuerait a\ la course les meilleures chevaux arabes ou per- sans. D'apre\s le pe\re du consciencieux docteur Nie/buhr, de qui, vous le savez sans doute, nous de/plorons la perte re/cente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admi- rables cre/atures est de sept mille pas ge/ome/triques par heure. Nos a^nes de/ge/ne/re/s ne sauraient donner une ide/e de cet a^ne inde/pendant et fier. Il a le port leste, anime/, l'air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mou- vements pleins de coquetterie! c'est le roi zoologique de l'Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent me^me une myste/rieuse origine, et le nom de Salomon se me^le aux re/cits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribue/es a\ ces nobles animaux. Enfin un onagre apprivoise/ vaut des sommes immenses; il est presque impossible de le saisir dans les montagnes, ou\ il bondit comme un chevreuil, et semble voler comme un oiseau. La fable des chevaux aile/s, notre Pe/gase, a sans doute pris naissance dans ces pays, ou\ les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d'un rocher a\ un autre. Les a^nes de selle, obtenus en Perse par l'accouplement d'une a^nesse avec un onagre apprivoise/, sont peints en rouge, suivant une imme/moriale tradition. Cet usage a donne/ lieu peut-e^tre a\ notre proverbe : Me/chant comme un a^ne rouge. A une e/poque ou\ l'histoire naturelle e/tait tre\s ne/glige/e en France, un voyageur aura, je pense, amene/ un de ces animaux curieux qui sup- portent fort impatiemment l'esclavage. De la\, le dicton! La peau que vous me pre/sentez, reprit le savant, est la peau d'un onagre. Nous varions sur l'origine du nom. Les uns pre/tendent que <1Chagri>1 est un mot turc, d'autres veulent que <1Chagri>1 soit la ville ou\ cette de/pouille zoolo- gique subit une pre/paration chimique assez bien de/crite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous admirons ; monsieur Martellens m'a e/crit que <1Cha^agri>1 est un ruisseau. -- Monsieur, je vous remercie de m'avoir donne/ des renseignements qui fourniraient une admirable note a\ quelque Dom Calmet, si les be/ne/dictins existaient encore ; mais j'ai eu l'honneur de vous faire observer que ce frag- ment e/tait primitivement d'un volume e/gal... a\ cette carte ge/ographique, dit Raphae%l en montrant a\ Lavrille un atlas ouvert : or depuis trois mois elle s'est sensible- ment contracte/e... -- Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les de/pouilles d'e^tres primitivement organise/s sont sujettes a\ un de/pe/rissement naturel, facile a\ concevoir, et dont les progre\s sont soumis aux influences atmosphe/- riques. Les me/taux eux-me^mes se dilatent ou se res- serrent d'une manie\re sensible, car les inge/nieurs ont observe/ des espaces assez conside/rables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte. Aussi n'avons-nous pas la pre/tention de connai^tre tous les phe/nome\nes de la nature. -- Monsieur, reprit Raphae%l presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. E^tes-vous bien su^r que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu'elle puisse s'e/tendre ? -- Oh! certes. Ah! peste, dit monsieur Lavrille en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le ce/le\bre professeur de me/canique, il trouvera certainement un moyen d'agir sur cette Peau, de l'amollir, de la distendre. -- Oh! monsieur, vous me sauvez la vie. Raphae%l salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes se/che/es. Il rem- portait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine : une nomenclature! Ce bonhomme ressemblait a\ Sancho Panc#a racontant a\ Don Quichotte l'histoire des che\vres, il s'amusait a\ compter des animaux et a\ les nume/roter. Arrive/ sur le bord de la tombe, il connaissait a\ peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau jete/ par Dieu a\ travers l'oce/an des mondes, dans un but ignore/. Raphae%l e/tait content. -- Je vais tenir mon a^ne en bride, s'e/criait-il. Sterne avait dit avant lui : >> Me/nageons notre a^ne, si nous voulons vivre vieux. >> Mais la be^te est si fantasque! Planchette e/tait un grand homme sec, ve/ritable poe\te perdu dans une perpe/tuelle contemplation, occupe/ a\ regarder toujours un abi^me sans fond, LE MOUVEMENT. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journe/es entie\res a\ fumer un cigare e/teint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marie/ les boutons de leurs ve^tements avec les boutonnie\res. Un jour, apre\s avoir longtemps mesure/ le vide, ou entasse/ des X sous des Aa -- gG, ils ont analyse/ quelque loi naturelle et de/compose/ le plus simple des principes; tout a\ coup la foule admire une nouvelle machine ou quelque haquet dont la facile structure nous e/tonne et nous confond! Le savant modeste sourit en disant a\ ses admirateurs : -- Qu'ai-je donc cre/e/ ? Rien. L'homme n'invente pas une force, il la dirige, et la science consiste a\ imiter la nature. Raphae%l surprit le me/canicien plante/ sur ses deux jambes, comme un pendu tombe/ droit sous sa potence. Planchette examinait une bille d'agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu'elle s'y arre^ta^t. Le pauvre homme n'e/tait ni de/core/, ni pensionne/, car il ne savait pas enluminer ses calculs. Heureux de vivre a\ l'affu^t d'une de/couverte, il ne pensait ni a\ la gloire, ni au monde, ni a\ lui-me^me, et vivait dans la science pour la science. -- Cela est inde/finissable, s'e/cria-t-il. -- Ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphae%l, je suis votre serviteur. Comment va la maman ? Allez voir ma femme. -- J'aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphae%l qui tira le savant de sa re^verie en lui demandant le moyen d'agir sur le talisman qu'il lui pre/senta. -- Dussiez-vous rire de ma cre/dulite/, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette Peau me semble posse/der une force de re/sistance contre laquelle rien ne peut pre/valoir. -- Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent tou- jours la science assez cavalie\rement, tous nous disent a\ peu pre\s ce qu'un incroyable disait a\ Lalande en lui amenant des dames apre\s l'e/clipse : >> Ayez la bonte/ de recommencer. >> Quel effet voulez-vous produire ? La Me/canique a pour but d'appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-me^me, je vous le de/clare avec humilite/, nous sommes impuissants a\ le de/finir. Cela pose/, nous avons remarque/ quelques phe/nome\nes constants qui re/gissent l'action des solides et des fluides. En reproduisant les causes ge/ne/ratrices de ces phe/nome\nes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse de/termine/e, les lancer, les diviser simplement ou a\ l'infini, soit que nous les cassions ou les pulve/risions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les e/tendre. Cette science, mon- sieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant la\. De quel nom appellerons-nous cet acte si physique- ment naturel et si moralement extraordinaire ? Mouve- ment, locomotion, changement de lieu ? Quelle immense vanite/ cache/e sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution ? Voila\ pourtant toute la science. Nos machines emploient ou de/composent cet acte, ce fait. Ce le/ger phe/nome\ne adapte/ a\ des masses va faire sauter Paris. Nous pouvons augmenter la vitesse aux de/pens de la force, et la force aux de/pens de la vitesse. Qu'est-ce que la force et la vitesse ? Notre science est inhabile a\ le dire, comme elle l'est a\ cre/er un mouvement. Un mouvement, quel qu'il soit, est un immense pouvoir, et l'homme n'invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l'essence me^me du pouvoir. Tout est mou- vement. La pense/e est un mouvement. La nature est e/tablie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est e/ternel, croyez qu'il est toujours en mouvement ? Dieu est le mouvement, peut-e^tre. Voila\ pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompre/hensible, intangible. Qui jamais a touche/ compris, mesure/ le mouvement ? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons me^me le nier comme nous nions Dieu. Ou\ est-il ? ou\ n'est-il pas ? D'ou\ part- il ? Ou\ en est le principe ? Ou\ en est la fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous e/chappe. Il est e/vident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout a\ la fois effet et cause. Il lui faut comme a\ nous l'espace, et qu'est-ce que l'espace ? Le mouvement seul nous le re/ve\le; sans le mouvement, il n'est plus qu'un mot vide de sens. Proble\me insoluble, semblable au vide, semblable a\ la cre/ation, a\ l'infini, le mouvement confond la pense/e humaine, et tout ce qu'il est permis a\ l'homme de conce- voir, c'est qu'il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupe/s par cette bille dans l'espace, reprit le savant, il se rencontre un abi^me pour la raison humaine, un abi^me ou\ est tombe/ Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez soumettre a\ une force inconnue, nous devons d'abord e/tudier cette substance; d'apre\s sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y re/sistera; si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager; nous n'atteindrons pas le but propose/. Voulez-vous la comprimer ? il faut transmettre un mouvement e/gal a\ toutes les parties de la substance de manie\re a\ diminuer uniforme/ment l'inter- valle qui les se/pare. De/sirez-vous l'e/tendre ? nous devrons ta^cher d'imprimer a\ chaque mole/cule une force excen- trique e/gale; car, sans l'observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuite/. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement. A quel effet vous arre^tez-vous ? -- Monsieur, dit Raphae%l impatiente/, je de/sire une pression quelconque assez forte pour e/tendre inde/fini- ment cette Peau... --- La substance e/tant finie, re/pondit le mathe/maticien, ne saurait e^tre inde/finiment distendue, mais la compres- sion multipliera ne/cessairement l'e/tendue de sa surface aux de/pens de l'e/paisseur; elle s'amincira jusqu'a\ ce que la matie\re manque... -- Obtenez ce re/sultat, monsieur, s'e/cria Raphae%l, et vous aurez gagne/ des millions. -- Je vous volerais votre argent, re/pondit le profes- seur avec le flegme d'un Hollandais. Je vais vous de/mon- trer en deux mots l'existence d'une machine sous laquelle Dieu lui-me^me serait e/crase/ comme une mouche. Elle re/- duirait un homme a\ l'e/tat de papier brouillard, un homme botte/, e/peronne/, cravate/, chapeau, or, bijoux, tout... -- Quelle horrible machine! -- Au lieu de jeter leurs enfants a\ l'eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l'homme pour sa proge/niture. Tout entier a\ son ide/e, Planchette prit un pot de fleurs vide, troue/ dans le fond et l'apporta sur la dalle du gno- mon; puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphae%l resta charme/ comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Apre\s avoir pose/ sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit a\ les vider en sifflant comme si Raphae%l n'eu^t pas e/te/ la\. -- Voila\ les e/le/ments de la machine, dit-il. Il attacha par un coude en terre glaise l'un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manie\re a\ ce que le trou du sureau correspondi^t a\ celui du vase. Vous eussiez dit d'une e/norme pipe. Il e/tala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d'une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et sur la portion qui repre/sentait le manche. Enfin il mit un pa^te/ de terre glaise a\ l'extre/mite/ du tube en sureau, il y planta l'autre branche creuse, tout droit, en pratiquant un autre coude pour la joindre a\ la branche horizontale, en sorte que l'air, ou tel fluide ambiant donne/, pu^t circuler dans cette machine improvise/e, et courir depuis l'embou- chure du tube vertical, a\ travers le canal interme/diaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide. --- Monsieur, cet appareil, dit-il a\ Raphae%l avec le se/rieux d'un acade/micien prononc#ant son discours de re/ception, est un des plus beaux titres du grand Pascal a\ notre admiration. -- Je ne comprends pas. Le savant sourit. Il alla de/tacher d'un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoye/ une liqueur ou\ se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l'adapta soigneuse- ment au trou de la branche creuse qu'il avait fixe/e verti- calement dans l'argile, en opposition au grand re/servoir figure/ par le pot de fleurs; puis, au moyen d'un arrosoir, il y versa la quantite/ d'eau ne/cessaire pour qu'elle se trouva^t e/galement bord a\ bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphae%l pensait a\ sa Peau de chagrin. -- Monsieur, dit le me/canicien, l'eau passe encore aujourd'hui pour un corps incompressible, n'oubliez pas ce principe fondamental, ne/anmoins elle se comprime; mais si le/ge\rement, que nous devons compter sa faculte/ contractile comme ze/ro. Vous voyez la surface que pre/- sente l'eau arrive/e a\ la superficie du pot de fleurs. -- Oui, monsieur. -- Eh! bien, supposez cette surface mille fois plus e/tendue que ne l'est l'orifice du ba^ton de sureau par lequel j'ai verse/ le liquide. Tenez, j'o^te l'entonnoir. -- D'accord. -- Eh! bien, monsieur, si par un moyen quelconque j'augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l'eau par l'orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d'y descendre, montera dans le re/servoir figure/ par le pot de fleurs jusqu'a\ ce que le liquide arrive a\ un me^me niveau dans l'un et dans l'autre... -- Cela est e/vident, s'e/cria Raphae%l. -- Mais il y a cette diffe/rence, reprit le savant, que si la mince colonne d'eau ajoute/e dans le petit tube vertical y pre/sente une force e/gale au poids d'une livre par exemple, comme son action se transmettra fide\lement a\ la masse liquide et viendra re/agir sur tous les points de la surface qu'elle pre/sente dans le pot de fleurs, il s'y trouvera mille colonnes d'eau qui, tendant toutes a\ s'e/lever comme si elles e/taient pousse/es par une force e/gale a\ celle qui fait descendre le liquide dans le ba^ton de sureau verti- cal, produiront ne/cessairement ici, dit Planchette en montrant a\ Raphae%l l'ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus conside/rable que la puissance introduite la\. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois plante/ droit dans la glaise. -- Cela est tout simple, dit Raphae%l. Planchette sourit. -- En d'autres termes, reprit-il avec cette te/nacite/ de logique naturelle aux mathe/maticiens, il faudrait, pour repousser l'irruption de l'eau, de/ployer, sur chaque partie de la grande surface, une force e/gale a\ la force agissant dans le conduit vertical; mais, a\ cette diffe/rence pre\s, que si la colonne liquide y est haute d'un pied, les mille petites colonnes de la grande surface n'y auront qu'une tre\s faible e/le/vation. Maintenant, dit Planchette en donnant une chiquenaude a\ ses ba^tons, remplac#ons ce petit appa- reil grotesque par des tubes me/talliques d'une force et d'une dimension convenables, si vous couvrez d'une forte platine mobile la surface fluide du grand re/servoir, et qu'a\ cette platine vous en opposiez une autre dont la re/sistance et la solidite/ soient a\ toute e/preuve, si de plus vous m'accordez la puissance d'ajouter sans cesse de l'eau par le petit tube vertical a\ la masse liquide, l'objet, pris entre les deux plans solides, doit ne/cessairement ce/der a\ l'immense action qui le comprime inde/finiment. Le moyen d'introduire constamment de l'eau par le petit tube est une niaiserie en me/canique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide a\ une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous alors, mon cher monsieur, dit-il en pre- nant le bras de Valentin, qu'il n'existe gue\re de substance qui, mise entre ces deux re/sistances inde/finies, ne soit contrainte a\ s'e/taler. -- Quoi! l'auteur des Lettres provinciales a invente/... s'e/cria Raphae%l. -- Lui seul, monsieur. La Me/canique ne connai^t rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l'expansibilite/ de l'eau, a cree/ la machine a\ vapeur. Mais l'eau n'est expansible qu'a\ un certain degre/, tandis que son incompressibilite/, e/tant une force en quelque sorte ne/gative, se trouve ne/cessairement infinie. -- Si cette Peau s'e/tend, dit Raphae%l, je vous promets d'e/lever une statue colossale a\ Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau proble\me de me/canique re/solu dans chaque pe/riode de dix ans, de doter vos cousines, arrie\re-cousines, enfin de ba^tir un ho^pital destine/ aux mathe/maticiens devenus fous ou pauvres. -- Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit- il avec le calme d'un homme vivant dans une sphe\re tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce me/canicien distingue/ vient de fabriquer, d'apre\s mes plans, une machine perfectionne/e avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau. -- A demain, monsieur. -- A demain. -- Parlez-moi de la Me/canique! s'e/cria Raphae%l. N'est-ce pas la plus belle de toutes les sciences ? L'autre avec ses onagres, ses classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus bon a\ marquer les points dans un billard public. Le lendemain, Raphae%l tout joyeux vint chercher Planchette, et ils alle\rent ensemble dans la rue de la Sante/, nom de favorable augure Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un e/tablissement immense, ses regards tombe\ rent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C'e/tait une pluie de feu, un de/luge de clous, un oce/an de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d'e/crous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d'aciers en barres. La limaille prenait a\ la gorge. Il y avait du fer dans la tempe/rature, les hommes e/taient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il e/tait organise/, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obe/issant a\ tous les caprices. A travers les hurlements des soufflets, les <1crescendo>1 des marteaux, les sifflements des tours qui faisaient grogner le fer, Raphae%l arriva dans une grande pie\ce, propre et bien ae/re/e, ou\ il put contempler a\ son aise la presse immense dont lui avait parle/ Planchette. Il admira des espe\ces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau. -- Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d'acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles. -- Peste! s'e/cria Raphae%l. Planchette glissa lui-me^me la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et, plein de cette se/curite/ que donnent les convictions scientifiques, il manoeuvra vivement le balancier. -- Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d'une voix tonnante en se laissant tomber lui- me^me a\ terre. Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L'eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d'une puissance incommensurable, et se dirigea heureu- sement sur une vieille forge qu'elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l'em- porte avec elle. -- Oh! dit tranquillement Planchette, le Chagrin est sain comme mon oeil! Mai^tre Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou quelque interstice dans le grand tube. -- Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est loge/ dedans. L'Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la Peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la cole\re, de/chargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eu^t mugi dans ses ateliers. -- Il n'y parai^t seulement pas, s'e/cria Planchette en caressant le Chagrin rebelle. Les ouvriers accoururent. Le contremaitre prit la Peau et la plongea dans le charbon de terre d'une forge. Tous range/s en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d'un e/norme soufflet. Raphae%l, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces te^tes poudre/es de fer, ces ve^tements noirs et luisants, ces poitrines poilues, Raphae%l se crut transporte/ dans le monde nocturne et fantastique des ballades alle- mandes. Le contremai^tre saisit la Peau avec des pinces apre\s l'avoir laisse/e dans le foyer pendant dix minutes. -- Rendez-la-moi, dit Raphae%l. Le contremai^tre la pre/senta par plaisanterie a\ Raphae%l. Le marquis mania facilement la Peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d'horreur s'e/leva, les ouvriers s'enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l'ate- lier de/sert. -- Il y a de/cide/ment quelque chose de diabolique la\- dedans, s'e/cria Raphae%l au de/sespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus! -- Monsieur, j'ai tort, re/pondit le mathe/maticien d'un air contrit, nous devions soumettre cette Peau singulie\re a\ l'action d'un laminoir. Ou\ avais-je les yeux en vous pro- posant une pression. -- C'est moi qui l'ai demande/e, re/pliqua Raphae%l. Le savant respira comme un coupable acquitte/ par douze jure/s. Cependant inte/resse/ par le proble\me e/trange que lui offrait cette peau, il re/fle/chit un moment et dit : -- Il faut traiter cette substance inconnue par des re/actifs. Allons voir Japhet, la Chimie sera peut-e^tre plus heureuse que la Me/canique. Valentin mit son cheval au grand trot, dans l'espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet a\ son laboratoire. -- He/! bien, mon vieil ami, dit Planchette en aperce- vant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un pre/cipite/, comment va la Chimie ? -- Elle s'endort. Rien de neuf. L'Acade/mie a cepen- dant reconnu l'existence de la salicine. Mais la salicine, l'asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des de/couvertes. -- Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphae%l, il parait que vous en e^tes re/duits a\ inventer des noms. -- Cela est pardieu vrai, jeune homme! -- Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous de/composer cette substance, si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d'avance <1la diaboline,>1 car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique. -- Voyons, voyons cela, s'e/cria joyeusement le chi- miste, ce sera peut-e^tre un nouveau corps simple. -- Monsieur, dit Raphae%l, c'est tout simplement un morceau de peau d'a^ne. -- Monsieur ? reprit gravement le ce/le\bre chimiste. -- Je ne plaisante pas, re/pliqua le marquis en lui pre/sentant la Peau de chagrin. Le baron Japhet appliqua sur la Peau les houppes ner- veuses de sa langue si habile a\ de/guster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit apre\s quelques essais : -- Point de gou^t! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d'acide phthorique. Soumise a\ l'action de ce principe, si prompt a\ de/sor- ganiser les tissus animaux, la Peau ne subit aucune alte/- ration. -- Ce n'est pas du chagrin, s'e/cria le chimiste. Nous allons traiter ce myste/rieux inconnu comme un mine/ral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible ou\ j'ai pre/cise/ment de la potasse rouge. Japhet sortit et revint biento^t. -- Monsieur, dit-il a\ Raphae%l, laissez-moi prendre un morceau de cette singulie\re substance, elle est si extraor- dinaire... -- Un morceau! s'e/cria Raphae%l, pas seulement la valeur d'un cheveu. D'ailleurs essayez, dit-il d'un air tout a\ la fois triste et goguenard. Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la Peau, il tenta de la briser par une forte de/charge d'e/lectricite/, puis il la soumit a\ l'action de la pile voltai%que, enfin les foudres de sa science e/choue\rent sur le terrible talisman. Il e/tait sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphae%l, ne s'apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le re/sultat d'une dernie\re expe/rience. Le chagrin sortit victorieux d'un e/pouvantable choc auquel il avait e/te/ soumis, gra^ce a\ une quantite/ raisonnable de chlorure d'azote. -- Je suis perdu! s'e/cria Raphae%l. Dieu est la\. Je vais mourir. Il laissa les deux savants stupe/faits. --Gardons-nous bien de raconter cette aventure a\ l'Acade/mie, nos colle\gues s'y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste apre\s une longue pause pendant laquelle ils se regarde\rent sans oser se communiquer leurs pense/es. Les deux savants e/taient comme des chre/tiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le ciel. La science ? impuissante! Les acides ? eau claire! La potasse rouge ? de/shonore/e! La pile voltai%que et la foudre ? deux bilboquets ! -- Une presse hydraulique fendue comme une mouil- lette! ajouta Planchette. -- Je crois au diable, dit le baron Japhet apre\s un moment de silence. -- Et moi a\ Dieu, re/pondit Planchette. Tous deux e/taient dans leur ro^le. Pour un me/canicien, l'univers est une machine qui veut un ouvrier; pour la chimie, cette oeuvre d'un de/mon qui va de/composant tout, le monde est un gaz doue/ de mouvement. -- Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste. -- Bah! pour nous consoler, messieurs les doctrinaires ont cre/e/ ce ne/buleux axiome : Be^te comme un fait. -- Ton axiome, re/pliqua le chimiste, me semble, a\ moi, fait comme une be^te. Ils se prirent a\ rire, et di^ne\rent en gens qui ne voyaient plus qu'un phe/nome\ne dans un miracle. En rentrant chez lui, Valentin e/tait en proie a\ une rage froide; il ne croyait plus a\ rien, ses ide/es se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout home en pre/sence d'un fait impossible. Il avait cru volontiers a\ quelque de/faut secret dans la machine de Spieghalter, l'impuissance de la science et du feu ne l'e/tonnait pas; mais la souplesse de la Peau quand il la maniait, mais sa durete/ lorsque les moyens de destruction mis a\ la disposition de l'homme e/taient dirige/s sur elle, l'e/pouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le ver- tige. -- Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois a\ jeun, je n'ai ni faim ni soif, et je sens dans ma poi- trine un foyer qui me bru^le. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre ou\ elle avait e/te/ nague\re enferme/e, et apre\s avoir de/crit par une ligne d'encre rouge le contour actuel du talisman, il s'assit dans son fauteuil. -- De/ja\ huit heures, s'e/cria-t-il. Cette journe/e a passe/ comme un songe. Il s'accouda sur le bras du fauteuil, s'appuya la te^te dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces me/di- tations fune\bres, dans ces pense/es de/vorantes dont le secret est emporte/ par les condamne/s a\ mort. -- Ah! Pauline, s'e/cria-t-il, pauvre enfant! il y a des abi^mes que l'amour ne saurait franchir, malgre/ la force de ses ailes. En ce moment il entendit tre\s distinctement un soupir e/touffe/, et reconnut par un des plus touchants privile\ges de la passion le souffle de sa Pauline. -- Oh! se dit-il, voila\ mon arre^t. Si elle e/tait la\, je voudrais mourir dans ses bras. Un e/clat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la te^te vers son lit, il vit a\ travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant heureux d'une malice qui re/ussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses e/paules ; elle e/tait la\ semblable a\ une rose du Bengale sur un monceau de roses blanches. -- J'ai se/duit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m'appartient- il pas, a\ moi qui suis ta femme ? Ne me gronde pas, che/ri, je ne voulais que dormir pre\s de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans ses mousselines, et s'assit sur les genoux de Raphae/l : De quel abi^me parlais-tu donc, mon amour ? dit-elle en lais- sant voir sur son front une expression soucieuse. -- De la mort. -- Tu me fais mal, re/pondit-elle. Il y a certaines ide/es auxquelles, nous autres, pauvres femmes, nous ne pou- vons nous arre^ter, elles nous tuent. Est-ce force d'amour ou manque de courage ? je ne sais. La mort ne m'effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble que j'aurais encore ve/cu plus de cent ans. Qu'importe le nombre de jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons e/puise/ toute une vie de paix et d'amour ? -- Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons, dit Raphae%l. -- Mourons donc, re/pondit-elle en riant. Vers les neuf heures du matin, le jour passait a\ travers les fentes des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre ou\ repo- saient les deux amants. Quelques dorures e/tincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol e/dredon que les jeux de l'amour avaient jete/ par terre. Suspendue a\ une grande psyche/, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers mignons avaient e/te/ laisse/s loin du lit. Un rossignol vint se poser sur l'appui de la fene^tre, ses gazouillements re/pe/te/s, le bmit de ses ailes soudainement de/ploye/es quand il s'en- vola, re/veille\rent Raphae%l. -- Pour mourir, dit-il en achevant une pense/e com- mence/e dans son re^ve, il faut que mon organisation, ce me/canisme de chair et d'os anime/ par ma volonte/, et qui fait de moi un individu <1homme,>1 pre/sente une le/sion sensible. Les me/decins doivent connai^tre les sympto^mes de la vitalite/ attaque/e, et pouvoir me dire si je suis en sante/ ou malade. Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la te^te, exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollici- tudes de l'amour. Gracieusement e/tendue comme un jeune enfant et le visage tourne/ vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entrou- verte par un souffle e/gal et pur. Ses petites dents de por- celaine relevaient la rougeur de ses le\vres frai^ches sur lesquelles errait un sourire; l'incarnat de son teint e/tait plus vif, et la blancheur en e/tait pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu'aux heures les plus amou- reuses de la journe/e. Son gracieux abandon si plein de confiance me^lait au charme de l'amour les adorables attraits de l'enfance endormie. Les femmes, me^me les plus naturelles, obe/issent encore pendant le jour a\ cer- taines conventions sociales qui enchai^nent les nai%ves expansions de leur a^me; mais le sommeil semble les rendre a\ la soudainete/ de vie qui de/core le premier a^ge : Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces che\res et ce/lestes cre/atures chez qui la raison n'a encore jete/ ni pense/es dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se de/tachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelle me^le/es a\ ses cheveux en de/sordre lui donnaient un petit air mutin; mais elle s'e/tait endormie dans le plaisir, ses longs cils e/taient applique/s sur sa joue comme pour garantir sa vue d'une lueur trop forte ou pour aider a\ ce recueillement de l'a^me quand elle essaie de retenir une volupte/ parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et rouge, encadre/e par une touffe de cheveux et dessine/e dans une coque de malines, eu^t rendu fou d'amour un artiste, peintre, un vieillard, eu^t peut-e^tre restitue/ la raison a\ quelque insense/. Voir sa mai^tresse endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant me^me en re^ve, au moment ou\ la cre/ature semble cesser d'e^tre, et vous offrant encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser! voir une femme confiante, demi nue, mais enveloppe/e dans son amour comme dans un man- teau, et chaste au sein du de/sordre; admirer ses ve^tements e/pars, un bas de soie rapidement quitte/ la veille pour vous plaire, une ceinture de/noue/e qui vous accuse une foi infinie, n'est-ce pas une joie sans nom ? Cette ceinture est un poe\me entier : la femme qu'elle prote/geait n'existe plus, elle vous appartient, elle est devenue <1vous>1 , de/sor- mais la trahir, c'est se blesser soi-me^me. Raphae%l attendri contempla cette chambre charge/e d'amour, pleine de sou- venirs, ou\ le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint a\ cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments e/taient a\ lui sans partage. Il de/sira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussito^t les yeux comme si un rayon de soleil l'eu^t frappe/e. -- Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, me/chant! Ces deux te^tes empreintes d'une gra^ce due a\ l'amour, a\ la jeunesse, au demi-jour et au silence formaient une de ces divines sce\nes dont la magie passage\re n'appartient qu'aux premiers jours de la passion, comme la nai%vete/, la candeur sont les attributs de l'enfance. He/las ! ces joies printanie\res de l'amour, de me^me que les rires de notre jeune a^ge, doivent s'enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous de/sespe/rer ou nous jeter quelque par- fum consolateur, selon les caprices de nos me/ditations secretes. -- Pourquoi t'es-tu re/veille/e ? dit Raphae%l. J'avais tant de plaisir a\ te voir endormie, j'en pleurais. -- Et moi aussi, re/pondit-elle, j'ai pleure/ cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Ecoute, mon Raphae%l, e/coute-moi ? Lorsque tu dors, ta respiration n'est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui re/sonne, et qui m'a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux se\che, absolument semblable a\ celle de mon pere qui meurt d'une phtisie. J'ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fie\vre, j'en suis su^re, ta main e/tait moite et bru^lante. Che/ri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te gue/rir encore si, par malheur... Mais non, s'e/cria-t-elle joyeuse- ment, il n'y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les me/decins. De ses deux bras, elle enlac#a Raphae%l, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l'a^me arrive : -- Je ne de/sire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs. -- Ces projets-la\ se font toujours quand nous sommes en bonne sante/, re/pondit Raphae%l en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline; mais il eut alors un horrible acce\s de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d'un cercueil, qui font pa^lir le front des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, apre\s avoir remue/ leurs nerfs, e/branle/ leurs co^tes, fatigue/ leur moelle e/pinie\re, et imprime/ je ne sais quelle lourdeur a\ leurs veines. Raphae%l abattu, pa^le, se coucha lentement, affaisse/ comme un homme dont toute la force s'est dissi- pe/e dans un dernier effort. Pauline le regarda d'un oeil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse. -- Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher a\ Raphae%l les horribles pressentiments qui l'agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT. La te^te de Raphae%l e/tait devenue livide et creuse comme un cra^ne arrache/ aux profondeurs d'un cimetie\re pour servir aux e/tudes de quelque savant. Pauline se souvenait de l'exclamation e/chappe/e la veille a\ Valentin, et se dit a\ elle-me^me : Oui, il y a des abi^mes que l'amour ne peut pas traverser, mais il doit s'y ensevelir. Quelques jours apre\s cette sce\ne de de/solation, Raphae%l se trouva par une matine/e du mois de mars assis dans un fauteuil, entoure/ de quatre me/decins qui l'avaient fait placer au jour devant la fene^tre de sa chambre, et tour a\ tour lui ta^taient le pouls, le palpaient, l'interrogeaient avec une apparence d'inte/re^t. Le malade e/piait leurs pen- se/es en interpre/tant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation e/tait sa dernie\re espe/rance. Ces juges supre^mes allaient lui pro- noncer un arre^t de vie ou de mort. Aussi, pour arracher a\ la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoque/ les oracles de la me/decine moderne. Gra^ce a\ sa fortune et a\ son nom, les trois syste\mes entre lesquels flottent les connaissances humaines e/taient la\ devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philo- sophie me/dicale, en repre/sentant le combat que se livrent la Spiritualite/, l'Analyse et je ne sais quel Eclectisme railleur. Le quatrie\me me/decin e/tait Horace Bianchon, homme plein d'avenir et de science, le plus distingue/ peut-e^tre des nouveaux me/decins, sage et modeste de/pute/ de la studieuse jeunesse qui s'appre^te a\ recueillir l'he/ri- tage des tre/sors amasse/s depuis cinquante ans par l'Ecole de Paris, et qui ba^tira peut-e^tre le monument pour lequel les sie\cles pre/ce/dents ont apporte/ tant de mate/riaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donne/ ses soins depuis quelques jours, et l'aidait a\ re/pondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d'insistance, les diagnostics qui lui semblaient re/ve/ler une phtisie pul- monaire. -- Vous avez sans doute fait beaucoup d'exce\s, mene/ une vie dissipe/e, vous vous e^tes livre/ a\ de grands travaux d'intelligence ? dit a\ Raphae%l celui des trois ce/le\bres doc- teurs dont la te^te carre/e, la figure large, l'e/nergique orga- nisation, paraissaient annoncer un ge/nie supe/rieur a\ celui de ses deux antagonistes. -- J'ai voulu me tuer par la de/bauche apre\s avoir travaille/ pendant trois ans a\ un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-e^tre un jour, lui re/pondit Raphae%l. Le grand docteur hocha la te^te en signe de contente- ment, et comme s'il se fu^t dit en lui-me^me : -- J'en e/tais su^r ! Ce docteur e/tait l'illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le me/decin des esprits positifs et mate/rialistes, quiv oient en l'homme un e^tre fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organi- sation, et dont l'e/tat normal ou les anomalies de/le/te\res s'expliquent par des causes e/videntes. A cette re/ponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpre/, l'oeil ardent, semblaient appartenir a\ quelque satyre antique, et qui, le dos appuye/ sur le coin de l'embrasure, contem- plait attentivement Raphae%l sans mot dire. Homme d'exaltation et de croyance, le docteur Came/ristus, chef des vitalistes, le poe/tique de/fenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe e/leve/, secret, un phe/nome\ne inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, e/chappe aux me/dicaments de la pharmaceutique, aux x de l'al- ge\bre, aux de/monstrations de l'anatomie, et se rit de nos efforts; une espe\ce de flamme intangible, invisible, soumise a\ quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d'un corps condamne/ par nos arre^ts, comme elle de/serte aussi les organisations les plus viables. Un sourire sardonique errait sur les le\vres du troisie\me, le docteur Maugredie, esprit distingue/, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu'au scalpel, conce/dait a\ Brisset la mort d'un homme qui se portait a\ merveille, et reconnaissait avec Came/ristus qu'un homme pouvait vivre encore apre\s sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les the/ories, n'en adoptait aucune, pre/tendait que le meilleur syste\me me/dical e/tait de n'en point avoir, et de s'en tenir aux faits. Panurge de l'e/cole, roi de l'observa- tion, ce grand explorateur, ce grand railleur, l'homme des tentatives de/sespe/re/es, examinait la Peau de chagrin. -- Je voudrais bien e^tre te/moin de la coi%ncidence qui existe entre vos de/sirs et son re/tre/cissement, dit-il au marquis. -- A quoi bon ? s'e/cria Brisset. -- A quoi bon ? re/pe/ta Came/ristus. -- Ah! vous e^tes d'accord, re/pondit Maugredie. -- Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset. -- Elle est surnaturelle, dit Came/ristus. -- En effet, re/pliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant a\ Raphae%l sa Peau de chagrin, le racor- nissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel, qui, depuis l'origine du monde, fait le de/sespoir de la me/decine et des jolies femmes. A force d'examiner les trois docteurs, Valentin ne de/couvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux a\ chaque re/ponse, le toisaient avec indif- fe/rence et le questionnaient sans le plaindre. La noncha- lance perc#ait a\ travers leur politesse. Soit certitude, soit re/flexion, leurs paroles e/taient si rares, si indolentes, que par moments Raphae%l les crut distraits. De temps a\ autre, Brisset seul re/pondait : >> Bon! bien! >> a\ tous les symp- to^mes de/sespe/rants dont l'existence e/tait de/montre/e par Bianchon. Came/ristus demeurait plonge/ dans une pro- fonde re^verie, Maugredie ressemblait a\ un auteur comique e/tudiant deux originaux pour les transporter fide\lement sur la sce\ne. La figure d'Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Il e/tait me/decin depuis trop peu de temps pour e^tre insensible devant la douleur et impassible pre\s d'un lit fune\bre; il ne savait pas e/teindre dans ses yeux les larmes amies qui empe^chent un homme de voir clair et de saisir, comme un ge/ne/ral d'arme/e, le moment propice a\ la vic- toire, sans e/couter les cris des moribonds. Apre\s e^tre reste/ pendant une demi-heure environ a\ prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d'un habit a\ un jeune homme qui lui commande ses ve^tements de noces, ils dirent quelques lieux communs, parle\rent me^me des affaires publiques; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphae%l pour se communiquer leurs ide/es et re/diger la sentence. --- Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au de/bat ? A ce mot, Brisset et Maugredie se re/crie\rent vivement, et, malgre/ les instances de leur malade, ils se refuse\rent a\ de/libe/rer en sa pre/sence. Raphae%l se soumit a\ l'usage, en pensant qu'il pouvait se glisser dans un couloir d'ou\ il entendrait facilement les discussions me/dicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer. -- Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon avis. Je ne veux ni vous l'imposer, ni le voir controverse/ : d'abord il est net, pre/cis, et re/sulte d'une similitude comple\te entre un de mes malades et le sujet que nous avons e/te/ appele/s a\ examiner; puis, je suis attendu a\ mon hospice. L'importance du fait qui y re/clame ma pre/sence m'excusera de prendre le premier la parole. Le <1sujet>1 qui nous occupe est e/galement fatigue/ par des travaux intellectuels... Qu'a-t-il donc fait, Horace ? dit-il en s'adressant au jeune me/decin. -- Une the/orie de la volonte/. -- Ah! diable, mais c'est un vaste sujet. Il est fatigue/, dis-je, par des exce\s de pense/e, par des e/carts de re/gime, par l'emploi re/pe/te/ de stimulants trop e/nergiques. L'ac- tion violente du corps et du cerveau a donc vicie/ le jeu de tout l'organisme. Il est facile, messieurs, de recon- nai^tre, dans les sympto^mes de la face et du corps, une irritation prodigieuse a\ l'estomac, la ne/vrose du grand sympathique, la vive sensibilite/ de l'e/pigastre, et le resser- rement des hypocondres. Vous avez remarque/ la grosseur et la saillie du foie. Enfin monsieur Bianchon a constam- ment observe/ les digestions de son malade, et nous a dit qu'elles e/taient difficiles, laborieuses. A proprement par- ler, il n'existe plus d'estomac; l'homme a disparu. L'intel- lect est atrophie/ parce que l'homme ne dige\re plus. L'alte/ration progressive de l'e/pigastre, centre de la vie, a vicie/ tout le syste\me. De la\ partent des irradiations constantes et flagrantes, le de/sordre a gagne/ le cerveau par le plexus nerveux, d'ou\ l'irritation excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d'une ide/e fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se re/tre/cit re/ellement, peut-e^tre a-t-elle toujours e/te/ comme nous l'avons vue; mais, qu'il se contracte ou non, ce <1chagrin>1 est pour lui la mouche que certain grand vizir avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues a\ l'e/pigastre, calmez l'irritation de cet organe ou\ l'homme tout entier re/side, tenez le malade au re/gime, la monomanie cessera. Je n'en dirai pas davantage au docteur Bianchon; il doit saisir l'ensemble et les de/tails du traitement. Peut-e^tre y a-t-il complication de maladie, peut-e^tre les voies respi- ratoires sont-elles e/galement irrite/es; mais je crois le traitement de l'appareil intestinal beaucoup plus impor- tant, plus ne/cessaire, plus urgent que ne l'est celui des poumons. L'e/tude tenace de matie\res abstraites et quelques passions violentes ont produit de graves pertur- bations dans ce me/canisme vital; cependant il est temps encore d'en redresser les ressorts, rien n'y est trop forte- ment adulte/re/. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il a\ Bianchon. -- Notre savant colle\gue prend l'effet pour la cause, re/pondit Came/ristus. Oui, les alte/rations si bien observe/es par lui existent chez le malade, mais l'estomac n'a pas graduellement e/tabli des irradiations dans l'organisme et vers le cerveau, comme une fe^lure e/tend autour d'elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le vitrail; ce coup, qui l'a porte/ ? le savons-nous ? avons- nous suffisamment observe/ le malade ? connaissons-nous tous les accidents de sa vie ? Messieurs, le principe vital, <1l'arche/e>1 de Van-Helmont est atteint en lui, la vitalite/ me^me est attaque/e dans son essence, l'e/tincelle divine, l'intelligence transitoire qui sert comme de lien a\ la machine et qui produit la volonte/, la science de la vie, a cesse/ de re/gulariser les phe/nome\nes journaliers du me/ca- nisme et les fonctions de chaque organe ; de la\ proviennent les de/sordres si bien appre/cie/s par mon docte confre\re. Le mouvement n'est pas venu de l'e/pigastre au cerveau, mais du cerveau vers l'e/pigastre. Non, dit-il en se frap- pant avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non, tout n'est pas la\. Je ne me sens pas le courage de dire que si j'ai un bon e/pigastre, le reste est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement, soumettre a\ une me^me cause physique et a\ un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez les diffe/rents sujets plus ou moins se/rieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous des organes particuliers, diversement affecte/s, diversement nourris, propres a\ remplir des missions diffe/rentes, et a\ de/velopper des the\mes ne/cessaires a\ l'accomplissement d'un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui par une haute volonte/ vient ope/rer, entretenir en nous le phe/nome\ne de l'animation, se formule d'une manie\re distincte dans chaque homme, et fait de lui un e^tre en apparence fini, mais qui par un point coexiste a\ une cause infinie. Aussi, devons-nous e/tudier chaque sujet se/pare/ment, le pe/ne/trer, reconnai^tre en quoi consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d'une e/ponge mouille/e jusqu'a\ la durete/ d'une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voila\ l'homme. Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur me/tallique des muscles de quelques hommes destine/s a\ une longue vie, que d'erreurs ne commettra pas le syste\me unique, implacable, de la gue/rison par l'abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez toujours irrite/es ! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi de l'e^tre intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l'a^me et non dans les entrailles du corps! Un me/decin est un e^tre inspire/, doue/ d'un ge/nie particulier, a\ qui Dieu conce\de le pouvoir de lire dans la vitalite/, comme il donne aux prophe\tes des yeux pour contempler l'avenir, au poe\te la faculte/ d'e/voquer la nature, au musicien celle d'arranger les sons dans un ordre harmonieux dont le type est en haut, peut-e^tre!... -- Toujours sa me/decine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant. -- Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude l'exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade... -- Voila\ donc ou\ en est la science! s'e/cria tristement Raphae%l. Ma gue/rison flotte entre un rosaire et un chape- let de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prie\re du prince de Hohenlohe! Sur la ligne qui se/pare le fait de la parole, la matie\re de l'esprit, Maugredie est la\, doutant. Le <1oui>1 et <1non>1 humain me poursuit partout! Toujours le <1Carymary, Carymara>1 de Rabelais : je suis spirituellement malade, carymary! ou mate/riellement malade, carymara! Dois-je vivre ? ils l'ignorent. Au moins Planchette e/tait-il plus franc, en me disant : Je ne sais pas. En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie. -- Le malade est monomane, eh! bien, d'accord, s'e/cria-t-il, mais il a deux cent mille livres de rente, ces monomanes-la\ sont fort rares, et nous leur devons au moins un avis. Quant a\ savoir si son e/pigastre a re/agi sur le cerveau, ou le cerveau sur son e/pigastre, nous pour- rons peut-e^tre ve/rifier le fait, quand il sera mort. Re/su- mons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doc- trines. Mettons-lui des sangsues pour calmer l'irritation intestinale et la ne/vrose sur l'existence desquelles nous sommes d'accord, puis envoyons-le aux eaux : nous agirons a\ la fois d'apre\s les deux syste\mes. S'il est pul- monique, nous ne pouvons gue\re le sauver, ainsi... Raphae%l quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Biento^t les quatre me/decins sortirent du cabinet. Horace porta la parole et lui dit : -- Ces messieurs ont unanimement reconnu la ne/cessite/ d'une application imme/diate de sangsues a\ l'estomac, et l'urgence d'un traitement a\ la fois physique et moral. D'abord un re/gime die/te/tique, afin de calmer l'irritation de votre organisme. Ici Brisset fit un signe d'approbation. --- Puis, un re/gime hygie/nique pour re/gir votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement d'aller aux eaux d'Aix en Savoie, ou a\ celles du Mont-Dor en Auvergne, si vous les pre/fe/rez; l'air et les sites de la Savoie sont plus agre/ables que ceux du Cantal, mais vous suivrez votre gou^t. La\, le docteur Came/ristus laissa e/chapper un geste d'assentiment. --- Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de le/ge\res alte/rations dans l'appareil respiratoire, sont tombe/s d'accord sur l'utilite/ de mes prescriptions ante/- rieures. Ils pensent que votre gue/rison est facile et de/pendra de l'emploi sagement alternatif de ces divers moyens... Et... -- Et voila\ pourquoi votre fille est muette, dit Raphae%l en souriant et en attirant Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation. --- Ils sont logiques, lui re/pondit le jeune me/decin. Came/ristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L'homme n'a-t-il pas une a^me, un corps et une raison ? L'une de ces trois causes premie\res agit en nous d'une manie\re plus ou moins forte, et il y aura toujours de l'homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphae%l, nous ne gue/rissons pas, nous aidons a\ gue/rir. Entre la me/decine de Brisset et celle de Came/ristus, se trouve encore la me/decine expectante; mais pour pratiquer celle- ci avec succe\s, il faudrait connaitre son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la me/decine ne/gation comme dans toutes les sciences. Ta^che donc de vivre sagement, essaie d'un voyage en Savoie; le mieux est et sera tou- jours de se confier a\ la nature. Un mois apre\s, au retour de la promenade et par une belle soire/e d'e/te/, quelques-unes des personnes venues aux eaux d'Aix se trouve\rent re/unies dans les salons du Cercle. Assis pre\s d'une fene^tre et tournant le dos a\ l'assemble/e, Raphae%l resta longtemps seul, plonge/ dans une de ces re^veries machinales durant lesquelles nos pense/es naissent, s'encha^nent, s'e/vanouissent sans reve^tir de formes, et passent en nous comme de le/gers nuages a\ peine colore/s. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l'a^me est presque endormie. Se laissant aller a\ cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tie\de atmosphe\re du soir en savourant l'air pur et par- fume/ des montagnes, heureux de ne sentir aucune dou- leur et d'avoir enfin re/duit au silence sa menac#ante Peau de chagrin. Au moment ou\ les teintes rouges du cou- chant s'e/teignirent sur les cimes, la tempe/rature frai^chit, il quitta sa place en poussant la fene^tre. -- Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croise/e ? Nous e/touffons. Cette phrase de/chira le tympan de Raphae%l par des dis- sonances d'une aigreur singulie\re; elle fut comme le mot que la^che imprudemment un homme a\ l'amitie/ duquel nous voulions croire, et qui de/truit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abi^me d'e/goi%sme. Le mar- quis jeta sur la vieille femme le froid regard d'un diplo- mate impassible, il appela un valet, et lui dit se\chement quand il arriva : -- Ouvrez cette fene^tre! A ces mots, une surprise insolite e/clata sur tous les visages. L'assemble/e se mit a\ chuchoter, en regardant le malade d'un air plus ou moins expressif, comme s'il eu^t commis quelque grave impertinence. Raphae%l, qui n'avait pas entie\rement de/pouille/ sa primitive timidite/ de jeune homme, eut un mouvement de honte; mais il secoua sa torpeur, reprit son e/nergie et se demanda compte a\ lui-me^me de cette sce\ne e/trange. Soudain un rapide mou- vement anima son cerveau, le passe/ lui apparut dans une vision distincte ou\ les causes du sentiment qu'il inspirait saillirent en relief comme les veines d'un cadavre chez lequel, par quelque savante injection, les naturalistes colorent les moindres ramifications; il se reconnut lui- me^me dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pense/e a\ pense/e; il s'y vit, non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant a\ sa destine/e, pre/occupe/ de son mal, paraissant de/daigner la causerie la plus insignifiante, fuyant ces intimite/s e/phe/me\res qui s'e/tablissent promptement entre les voyageurs parce qu'ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; peu soucieux des autres, et semblable enfin a\ ces rochers insensibles aux caresses comme a\ la furie des vagues. Puis, par un rare privile\ge d'intuition, il lut dans toutes les a^mes : en de/couvrant sous la lueur d'un flam- beau le cra^ne jaune, le profil sardonique d'un vieillard, il se rappela de lui avoir gagne/ son argent sans lui avoir propose/ de prendre sa revanche; plus loin il aperc#ut une jolie femme dont les agaceries l'avaient trouve/ froid; chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gi^t toujours dans une invisible blessure faite a\ l'amour-propre. Il avait invo- lontairement froisse/ toutes les petites vanite/s qui gravi- taient autour de lui. Les convives de ses fe^tes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s'e/taient irrite/s de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur avait e/pargne/ ces espe\ces d'humiliations : de\s lors ils s'e/taient crus me/prise/s et l'accusaient d'aristocratie. En sondant ainsi les coeurs, il put en de/chiffrer les pense/es les plus secre\tes : il eut horreur de la socie/te/, de sa politesse, de son vernis. Riche et d'un esprit supe/rieur, il e/tait envie/, hai%; son silence trompait la curiosite/, sa modestie semblait de la hauteur a\ ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irre/missible, dont il e/tait coupable envers eux : il e/chappait a\ la juridiction de leur me/diocrite/. Rebelle a\ leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d'eux; pour se venger de cette royaute/ clandestine, tous s'e/taient instinctivement ligue/s pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre a\ quelque ostracisme, et lui apprendre qu'eux aussi pouvaient se passer de lui. Pris de pitie/ d'abord a\ cette vue du monde, il fre/mit biento^t en pensant a\ la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout a\ coup un rideau noir fut tire/ sur cette sinistre fantasmagorie de ve/rite/, mais il se trouva dans l'horrible isolement qui attend les puissances et les dominations. En ce moment, il eut un violent acce\s de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indiffe/rentes en apparence, mais qui du moins simulent une espe\ce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemble/es par hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes mur- mure/es a\ voix basse. La Socie/te/ ne daignait me^me plus se grimer pour lui, parce qu'il la devinait peut-e^tre. -- Sa maladie est contagieuse. -- Le pre/sident du Cercle devrait lui interdire l'entre/e du salon. -- En bonne police, il est vraiment de/fendu de tousser ainsi. -- Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux eaux. -- Il me chassera d'ici. Raphae%l se leva pour se de/rober a\ la male/diction ge/ne/rale, et se promena dans l'apparte- ment. Il voulut trouver une protection, et revint pre\s d'une jeune femme inoccupe/e a\ laquelle il me/dita d'adres- ser quelques flatteries ; mais, a\ son approche, elle lui tourna le dos, et feignit de regarder les danseurs. Raphae%l craignit d'avoir de/ja\ pendant cette soire/e use/ de son talis- man; il ne se sentit ni la volonte/, ni le courage d'entamer la conversation, quitta le salon et se re/fugia dans la salle de billard. La\, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus le/ger regard de bienveillance. Son esprit natu- rellement me/ditatif lui re/ve/la, par une intus-susception, la cause ge/ne/rale et rationnelle de l'aversion qu'il avait excite/e. Ce petit monde obe/issait, sans le savoir peut-e^tre, a\ la grande loi qui re/git la haute socie/te/, dont la morale implacable se de/veloppa tout entie\re aux yeux de Raphae%l. Un regard re/trograde lui en montra le type complet en Foedora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses mise\res de coeur, chez celle-la\. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de sante/ vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes, il les redoute a\ l'e/gal des contagions, il n'he/site jamais entre elles et les vices : le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la socie/te/ sait l'amoindrir, le ridiculiser par une e/pigramme; elle dessine des caricatures pour jeter a\ la te^te des rois de/chus les affronts qu'elle croit avoir rec#us d'eux; semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais gra^ce au gladiateur qui tombe; elle vit d'or et de moquerie; <1Mort aux faibles!>1 est le voeu de cette espe\ce d'ordre e/questre institue/ chez toutes les nations de la terre, car il s'e/le\ve partout des riches, et cette sen- tence est e/crite au fond des coeurs pe/tris par l'opulence ou nourris par l'aristocratie. Rassemblez-vous des enfants dans un colle\ge ? Cette image en raccourci de la socie/te/, mais image d'autant plus vraie qu'elle est plus nai%ve et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, cre/atures de souffrance et de douleur, incessamment place/es entre le me/pris et la pitie/ : l'Evangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur l'e/chelle des e^tres organise/s ? Si quelque volatile est endolori parmi ceux d'une basse-cour, les autres le poursuivent a\ coups de bec, le plument et l'assassinent. Fide\le a\ cette charte de l'e/goi%sme, le monde prodigue ses rigueurs aux mise\res assez hardies pour venir affronter ses fe^tes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre de corps ou d a^me, manque d'argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu'il reste dans son de/sert; s'il en franchit les limites, il trouve partout l'hiver : froideur de regards, froideur de manie\res, de paroles, de coeur; heureux, s'il ne re/colte pas l'insulte la\ ou\ pour lui devait e/clore une consolation. Mourants, restez sur vos lits de/serte/s. Vieillards, soyez seuls a\ vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et bru^lez dans vos greniers solitaires. Si le monde tole\re un malheur, n'est-ce pas pour le fac#onner a\ son usage, en tirer profit, le ba^ter, lui mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie ? Quinteuses demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages! endurez les vapeurs de votre pre/tendue bienfaitrice; portez ses chiens ; rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez- vous ! Et toi, roi des valets sans livre/e, parasite effronte/, laisse ton caracte\re a\ la maison; dige\re comme dige\re ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses e/pigrammes pour agre/ables ; si tu veux en me/dire, attends sa chute. Ainsi le monde honore-t-il le malheur : il le tue ou le chasse, l'avilit ou le cha^tre. Ces re/flexions sourdirent au coeur de Raphae%l avec la promptitude d'une inspiration poe/tique; il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre que la socie/te/ distille pour e/loigner les mise\res, et qui saisit l'a^me encore plus vivement que la bise de de/cembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s'appuya le dos a\ la muraille, et tomba dans une me/lancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur que cette e/pouvantable police procure au monde. Qu'e/tait-ce ? des amusements sans plaisir, de la gaiete/ sans joie, des fe^tes sans jouissance, du de/lire sans volupte/, enfin le bois ou les cendres d'un foyer, mais sans une e/tincelle de flamme. Quand il releva la te^te, il se vit seul, les joueurs avaient fui. -- Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur re/ve/ler mon pouvoir! se dit-il. A cette pense/e, il jeta le me/pris comme un manteau entre le monde et lui. Le lendemain, le me/decin des eaux vint le voir d'un air affectueux et s'inquie/ta de sa sante/. Raphae%l e/prouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adresse/es. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonte/, les boucles de sa per- ruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe de son habit carre/, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d'un <1quaker,>1 tout, jusqu'a\ la poudre circu- lairement seme/e par sa petite queue sur son dos le/ge\re- ment vou^te/, trahissait un caracte\re apostolique, exprimait la charite/> chre/tienne et le de/vouement d'un homme qui, par ze\le pour ses malades, s'e/tait astreint a\ jouer le whist et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent. -- Monsieur le marquis, dit-il apre\s avoir cause/ long- temps avec Raphae%l, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour affirmer que les me/decins de Paris, dont les grands talents me sont connus, se sont trompe/s sur la nature de votre maladie. A moins d'accident, monsieur le marquis, vous pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte a\ celui d'une autruche; mais si vous restez dans une tempe/rature e/leve/e, vous risquez d'e^tre tre\s proprement et promptement mis en terre sainte. Mon- sieur le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a de/montre/ que la respiration constitue chez l'homme une ve/ritable combustion dont le plus ou moins d'intensite/ de/pend de l'affluence ou de la rarete/ des prin- cipes phlogistiques amasse/s par l'organisme particulier a\ chaque individu. Chez vous, le phlogistique abonde; vous e^tes, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, suroxy- ge/ne/ par la complexion ardente des hommes destine/s aux grandes passions. En respirant l'air vif et pur qui acce/le\re la vie chez les hommes a\ fibre molle, vous aidez encore a\ une combustion de/ja\ trop rapide. Une des conditions de votre existence est donc l'atmosphe\re e/paisse des e/tables, des valle/es. Oui, l'air vital de l'homme de/vore/ par le ge/nie se trouve dans les gras pa^turages de l'Allemagne, a\ Baden-Baden, a\ Toeplitz. Si vous n'avez pas d'horreur de l'Angleterre, sa sphe\re brumeuse calmera votre incandescence; mais nos eaux situe/es a\ mille pieds au-dessus du niveau de la Me/diterrane/e vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant e/chapper un geste de modestie; je le donne contre nos inte/re^ts, puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur de vous perdre. Sans ces derniers mots, Raphae%l eu^t e/te/ se/duit par la fausse bonhomie du mielleux me/decin, mais il e/tait trop profond observateur pour ne pas deviner a\ l'accent, au geste et au regard qui accompagne\rent cette phrase dou- cement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans doute e/te/ charge/ par l'assemble/e de ses joyeux malades. Ces oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuye/es, ces Anglais nomades, ces petites-maitresses e/chappe/es a\ leurs maris et conduites aux eaux par leurs amants, entreprenaient donc d'en chasser un pauvre moribond de/bile, che/tif, en apparence incapable de re/sis- ter a\ une perse/cution journalie\re. Raphae%l accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue. -- Puisque vous seriez de/sole/ de mon de/part, re/pondit- il au docteur, je vais essayer de mettre a\ profit votre bon conseil tout en restant ici. De\s demain, j'y ferai construire une maison ou\ nous modifierons l'air suivant votre ordonnance. Interpre/tant le sourire ame\rement goguenard qui vint errer sur les le\vres de Raphae%l, le me/decin se contenta de le saluer, sans trouver un mot a\ lui dire. Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout e/bre/che/e ou\ brille, a\ sept ou huit cents pieds au- dessus de la Me/diterrane/e, une goutte d'eau bleue comme ne l'est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est la\ comme une turquoise e/gare/e. Cette jolie goutte d'eau a neuf lieues de contour, et dans certains endroits pre\s de cinq cents pieds de profondeur. Etre la\ dans une barque au milieu de cette nappe par un beau ciel, n'entendre que le bruit des rames, ne voir a\ l'horizon que des montagnes nuageuses, admirer les neiges e/tincelantes de la Maurienne franc#aise, passer tour a\ tour des blocs de granit ve^tus de velours par des fou- ge\res ou par des arbustes nains, a\ de riantes collines; d'un co^te/ le de/sert, de l'autre une riche nature; un pauvre assistant au di^ner d'un riche; ces harmonies et ces discor- dances composent un spectacle ou\ tout est grand, ou\ tout est petit. L'aspect des montagnes change les conditions de l'optique et de la perspective : un sapin de cent pieds vous semble un roseau, de larges valle/es vous apparaissent e/troites autant que des sentiers. Ce lac est le seul ou\ l'on puisse faire une confidence de coeur a\ coeur. On y pense et on y aime. En aucun endroit nous ne rencontreriez une plus belle entente entre l'eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il s'y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l'amour je ne sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion plus pro- fonde, plus pure. Un baiser s'y agrandit. Mais c'est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir ou\ tout vient se re/fle/chir. Raphae%l ne supportait son fardeau qu'au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans de/sirs. Apre\s la visite du docteur, il alla se promener et se fit de/barquer a\ la pointe de/serte d'une jolie colline sur laquelle est situe/ le village de Saint-Innocent. De cette espe\ce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey, au pied desquels coule le Rho^ne, et le fond du lac; mais de la\ Raphae%l aimait a\ contempler, sur la rive oppose/e, l'abbaye me/lancolique de Haute-Combe, se/pul- ture des rois de Sardaigne prosterne/s devant les montagnes comme des pe\lerins arrive/s au terme de leur voyage. Un frissonnement e/gal et cadence/ de rames troubla le silence de ce paysage et lui pre^ta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Etonne/ de ren- contrer des promeneurs dans cette partie du lac ordinai- rement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa re^verie, les personnes assises dans la barque, et reconnut a\ l'arrie\re la vieille dame qui l'avait si durement interpelle/ la veille. Quand le bateau passa devant Raphae%l, il ne fut salue/ que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu'il lui semblait voir pour la premie\re fois. De/ja\, depuis quelques instants, il avait oublie/ les promeneurs, promptement disparus derrie\re le promon- toire, lorsqu'il entendit pre\s de lui le fro^lement d'une robe et le bruit de pas le/gers. En se retournant, il aperc#ut la demoiselle de compagnie; a\ son air contraint, il devina qu'elle voulait lui parler, et s'avanc#a vers elle. Age/e d'environ trente-six ans, grande et mince, se\che et froide, elle e/tait, comme toutes les vieilles filles, assez embarrasse/e de son regard, qui ne s'accordait plus avec une de/marche inde/cise, ge^ne/e, sans e/lasticite/. Tout a\ la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignite/ de maintien le haut prix qu'elle attachait a\ ses tre/sors et a\ ses perfections. Elle avait d'ailleurs les gestes discrets et monastiques des femmes habitue/es a\ se che/rir elles- me^mes, sans doute pour ne pas faillir a\ leur destine/e d'amour. -- Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle a\ Raphae%l en faisant quelques pas en arrie\re, comme si de/ja\ sa vertu se trouvait compromise. -- Mais, mademoiselle, re/pondit Valentin en souriant, de gra^ce expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigne/ venir jusqu'ici... -- Ah! reprit-elle, sans le puissant motif qui m'ame\ne, je n'aurais pas risque/ d'encourir la disgra^ce de madame la comtesse, car si elle savait jamais que je vous ai pre/- venu... -- Et qui le lui dirait, mademoiselle ? s'e/cria Raphae%l. -- C'est vrai, re/pondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblotant d'une chouette mise au soleil. Mais pensez a\ vous, reprit-elle; plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer a\ vous battre en duel. La voix de la vieille dame retentit dans le lointain. -- Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance... Sa protectrice s'e/tait de/ja\ sauve/e en entendant la voix de sa mai^tresse qui, derechef, glapissait dans les rochers. -- Pauvre fille! les mise\res s'entendent et se secourent toujours, pensa Raphae%l en s'asseyant au pied de son arbre. La clef de toutes les sciences est sans contredit le point d'interrogation, nous devons la plupart des grandes de/couvertes au : Comment ? et la sagesse dans la vie consiste peut-e^tre a\ se demander a\ tout propos : Pour- quoi ? Mais aussi cette factice prescience de/truit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans pre/me/ditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pense/es vagabondes, la trouva pleine de fiel. -- Que je sois aime/ d'une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n'y a rien la\ d'extraordinaire : j'ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente! Mais que sa mai^tresse, qui dispute aux chattes la palme de l'hydro- phobie, l'ait mene/e en bateau, pre\s de moi, n'est-ce pas chose e/trange et merveilleuse ? Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent a\ midi s'il est jour, se seraient leve/es avant huit heures aujourd'hui pour faire du hasard en se met- tant a\ ma poursuite ? Biento^t cette vieille fille et son inge/nuite/ quadrage/- naire fut a\ ses yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un com- plot maladroit, une pointillerie de pre^tre ou de femme. Le duel e/tait-il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassie\res comme des mouches, ces a^mes e/troites avaient re/ussi a\ piquer sa vanite/, a\ re/veiller son orgueil, a\ exciter sa curiosite/. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un la^che, et amuse/ peut-e^tre par ce petit drame, il vint au Cercle le soir me^me. Il se tint debout, accoude/ sur le marbre de la chemine/e, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s'e/tudiant a\ ne donner aucune prise sur lui; mais il examinait les visages, et de/fiait en quelque sorte l'assem- ble/e par sa circonspection. Comme un dogue su^r de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inuti- lement. Vers la fin de la soire/e, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d'entre/e a\ celle du billard, ou\ il jetait de temps a\ autre un coup d'oeil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Apre\s quelques tours, il s'entendit nommer par eux. Quoiqu'ils par- lassent a\ voix basse, Raphae%l devina facilement qu'il e/tait devenu l'objet d'un de/bat, et finit par saisir quelques phrases dites a\ haute voix. -- Toi ? --- Oui, moi! -- Je t'en de/fie! -- Parions ? -- Oh! il ira. Au moment ou\ Valentin, curieux de connai^tre le sujet du pari, s'arre^ta pour e/couter attentivement la conversation, un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuye/s sur quelque pouvoir mate/riel, sortit du billard. -- Monsieur, dit-il d'un ton calme, en s'adressant a\ Raphae%l, je me suis charge/ de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne de/plaisent ici a\ tout le monde, et a\ moi en particulier; vous e^tes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien ge/ne/- ral, et je vous prie de ne plus vous pre/senter au Cercle. -- Monsieur, cette plaisanterie, de/ja\ faite sous l'Em- pire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd'hui de fort mauvais ton, re/pondit froidement Raphae%l. -- Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le re/pe\te : votre sante/ souffrirait beaucoup de votre se/jour ici; la chaleur, les lumie\res, l'air du salon, la compagnie nuisent a\ votre maladie. -- Ou\ avez-vous e/tudie/ la me/decine ? demanda Raphae%l. -- Monsieur, j'ai e/te/ rec#u bachelier au tir de Lepage a\ Paris, et docteur chez Ce/risier, le roi du fleuret. -- Il vous reste un dernier grade a\ prendre, re/pliqua Valentin, e/tudiez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme. En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quitte\rent leurs cartes pour e/couter une querelle qui re/jouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphae%l ta^cha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s'e/tant permis un sarcasme ou\ l'outrage s'enveloppait dans une forme e/minemment incisive et spirituelle, il lui re/pondit gravement : -- Monsieur, il n'est plus permis aujourd'hui de donner un soufflet a\ un homme, mais je ne sais de quel mot fle/trir une conduite aussi la^che que l'est la vo^tre. -- Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jete\rent entre les deux cham- pions. Raphae%l sortit du salon, passant pour l'offenseur, ayant accepte/ un rendez-vous pre\s du cha^teau de Bordeaux, dans une petite prairie en pente, non loin d'une route nouvel- lement perce/e par ou\ le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphae%l devait ne/cessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d'Aix. La socie/te/ triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l'adversaire de Raphae%l, suivi de deux te/moins et d'un chirurgien, arriva le premier sur le terrain. -- Nous serons tre\s bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s'e/cria-t-il gaiement en regardant la vou^te bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrie\re-pense/e de doute ni de deuil. Si je le touche a\ l'e/paule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein! docteur ? --- Au moins, re/pondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille; autrement vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus mai^tre de votre coup. Vous pour- riez tuer votre homme au lieu de le blesser. Le bruit d'une voiture se fit entendre. -- Le voici, dirent les te/moins qui biento^t aperc#urent dans la route une cale\che de voyage attele/e de quatre chevaux et mene/e par deux postillons. -- Quel singulier genre! s'e/cria l'adversaire de Valen- tin, il vient se faire tuer en poste. A un duel comme au jeu, les plus le/gers incidents influent sur l'imagination des acteurs fortement inte/resse/s au succe\s d'un coup; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d'inquie/tude l'arrive/e de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lour- dement le premier pour aider Raphae%l a\ sortir; il le soutint de ses bras de/biles, en de/ployant pour lui les soins minutieux qu'un amant prodigue a\ sa mai^tresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui se/paraient la grande route de l'endroit de/signe/ pour le combat, et ne reparurent que longtemps apre\s : ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette sce\ne singulie\re e/prou- ve\rent une e/motion profonde a\ l'aspect de Valentin appuye/ sur le bras de son serviteur : pa^le et de/fait, il marchait en goutteux, baissait la te%te et ne disait mot. Vous eussiez dit de deux vieillards e/galement de/truits, l'un par le temps, l'autre par la pense/e; le premier avait son a^ge e/crit sur ses cheveux blancs, le jeune n'avait plus d'a^ge. -- Monsieur, je n'ai pas dormi, dit Raphae%l a\ son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l'accom- pagna firent tressaillir le ve/ritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secre\te de sa conduite. Il y avait dans l'attitude, dans le son de voix et le geste de Raphae%l quelque chose d'e/trange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L'inquie/tude et l'atten- tion e/taient au comble. -- Il est encore temps, reprit-il, de me donner une le/ge\re satisfaction; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez en ce moment sur votre habilete/, sans reculer a\ l'ide/e d'un combat ou\ vous croyez avoir tout l'avantage. Eh! bien, monsieur, je suis ge/ne/reux, je vous pre/viens de ma supe/riorite/. Je posse\de une terrible puissance. Pour ane/antir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre coeur, pour vous tuer me^me, il me suffit de le de/sirer. Je ne veux pas e^tre oblige/ d'exercer mon pou- voir, il me cou^te trop cher d'en user. Vous ne serez pas le seul a\ mourir. Si donc vous vous refusez a\ me pre/sen- ter des excuses, votre balle ira dans l'eau de cette cascade malgre/ votre habitude de l'assassinat, et la mienne droit a\ votre coeur sans que je le vise. En ce moment des voix confuses interrompirent Raphae%l. En prononc#ant ces paroles, le marquis avait constamment dirige/ sur son adversaire l'insupportable clarte/ de son regard fixe, il s'e/tait redresse/ en montrant un visage impassible, semblable a\ celui d'un fou me/chant. -- Fais-le taire, avait dit le jeune homme a\ son te/moin, sa voix me tord les entrailles! -- Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crie\rent a\ Raphae%l le chirurgien et les te/moins. -- Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions a\ prendre ? -- Assez, assez! Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, domine/ par une puis- sance presque magique, e/tait comme un oiseau devant un serpent : contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse. -- Donne-moi de l'eau, j'ai soif, dit-il a\ son te/moin. -- As-tu peur ? -- Oui, re/pondit-il. L'oeil de cet homme est bru^lant et me fascine. -- Veux-tu lui faire des excuses ? -- Il n'est plus temps. Les deux adversaires furent place/s a\ quinze pas l'un de l'autre. Ils avaient chacun pre\s d'eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette ce/re/monie, ils devaient tirer deux coups a\ volonte/, mais apre\s le signal donne/ par les te/moins. --- Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme qui servait de second a\ l'adversaire de Raphae%l, tu prends la balle avant la poudre. -- Je suis mort, re/pondit-il en murmurant, vous m'avez mis en face du soleil. -- Il est derrie\re vous, lui dit Valentin d'une voix grave et solennelle en chargeant son pistolet lentement sans s'inquie/ter ni du signal donne/, ni du soin avec lequel l'ajustait son adversaire. Cette se/curite/ surnaturelle avait quelque chose de ter- rible qui saisit me^me les deux postillons amene/s la\ par une curiosite/ cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l'e/prouver, Raphae%l parlait a\ Jonathas et le regardait au moment ou\ il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l'eau. En tirant au hasard, Raphae%l atteignit son adversaire au coeur, et, sans faire attention a\ la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui cou\tait une vie humaine. Le talisman n'e/tait plus grand que comme une petite feuille de che^ne. --- Eh! bien, que regardez-vous donc la\, postillons ? en route, dit le marquis. Arrive/ le soir me^me en France, il prit aussito^t la route d'Auvergne, et se rendit aux eaux du Mont-Dor. Pen- dant ce voyage, il lui surgit au coeur une de ces pense/es soudaines qui tombent dans notre a^me comme un rayon de soleil a\ travers d'e/pais nuages sur quelque obscure valle/e. Tristes lueurs, sagesses implacables ! elles illu- minent les e/ve/nements accomplis, nous de/voilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant nous-me^mes. Il pensa tout a\ coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu'il pu^t e^tre, ne donnait pas la science de s'en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napole/on un levier a\ faire pen- cher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphae%l avait pu tout faire, il n'avait rien fait. Aux eaux du Mont-Dor il retrouva ce monde qui toujours s'e/loignait de lui avec l'empressement que les animaux mettent a\ fuir un des leurs, e/tendu mort apre\s l'avoir flaire/ de loin. Cette haine e/tait re/ciproque. Sa dernie\re aventure lui avait donne/ une aversion profonde pour la socie/te/. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile e/carte/ aux environs des eaux. Il sentait instincti- vement le besoin de se rapprocher de la nature, des e/mo- tions vraies et de cette vie ve/ge/tative a\ laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrive/e, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les valle/es supe/rieures, les sites ae/riens, les lacs ignore/s, les rustiques chaumie\res des Monts-Dor, dont les a^pres et sauvages attraits com- mencent a\ tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre la\ d'admirables paysages pleins de gra^ce et de frai^cheur qui contrastent vigoureusement avec l'aspect sinistre de ces montagnes de/sole/es. A peu pre\s a\ une demi-lieue du village, Raphae%l se trouva dans un endroit ou\, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir a\ cacher des tre/sors; en voyant cette retraite pittoresque et nai%ve, il re/solut d'y vivre. La vie devait y e^tre tranquille, spontane/e, frugiforme comme celle d'une plante. Figurez-vous un co^ne renverse/, mais un co^ne de granit largement e/vase/, espe\ce de cuvette dont les bords e/taient morcele/s par des anfractuosite/s bizarres : ici des tables droites sans ve/ge/tation, unies, bleua^tres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; la\ des rochers entame/s par des cassures, ride/s par des ravins, d'ou\ pendaient des quartiers de lave dont la chute e/tait lentement pre/pare/e par les eaux pluviales, et souvent couronne/s de quelques arbres rabougris que torturaient les vents; puis, c#a\ et la\, des redans obscurs et frais d'ou\ s'e/levait un bouquet de cha^taigniers hauts comme des ce\dres ou des grottes jauna^tres qui ouvraient une bouche noire et profonde, palisse/e de ronces, de fleurs, et garnie d'une langue de verdure. Au fond de cette coupe, peut- e^tre l'ancien crate\re d'un volcan, se trouvait un e/tang dont l'eau pure avait l'e/clat du diamant. Autour de ce bassin profond, borde/ de granit, de saules, de glai%euls, de fre^nes, et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, re/gnait une prairie verte comme un boulingrin anglais; son herbe fine et jolie e/tait arrose/e par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraisse/e par les de/pouilles ve/ge/tales que les orages entrai^naient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irre/gulie\rement taille/ en dents de loup comme le bas d'une roche, l'e/tang pouvait avoir trois arpents d'e/tendue; selon les rappro- chements des rochers et de l'eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, a\ peine restait- il assez de place pour le passage des vaches. A une certaine hauteur, la ve/ge/tation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes e/leve/es de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pele/s opposaient les sauvages et ste/riles images de la de/solation, des e/boulements a\ craindre, des formes si capricieuses que l'une de ces roches est nomme/e <1le Capucin,>1 tant elle ressemble a\ un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes ae/riennes s'illuminaient tour a\ tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l'atmosphe\re, et pre- naient les nuances de l'or, se teignaient de pourpre, deve- naient d'un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant comme les reflets irise/s de la gorge des pigeons. Souvent, entre deux lames de lave que vous eussiez dit se/pare/es par un coup de hache, un beau rayon de lumie\re pe/ne/trait, a\ l'aurore ou au coucher du soleil, jusqu'au fond de cette riante cor- beille ou\ il se jouait dans les eaux du bassin, semblable a\ la raie d'or qui perce la fente d'un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux crate\re, rempli d'eau par quelque re/volution ante/diluvienne, les flancs rocailleux s'e/chauffaient, l'ancien volcan s'allumait, et sa rapide chaleur re/veillait les germes, fe/condait la ve/ge/tation, colorait les fleurs, et mu^rissait les fruits de ce petit coin de terre ignore/. Lorsque Raphae%l y parvint, il aperc#ut quelques vaches paissant dans la prairie; apre\s avoir fait quelques pas vers l'e/tang, il vit, a\ l'endroit ou\ le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison ba^tie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espe\ce de chaumie\re, en harmonie avec le site, e/tait orne/ de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquite/. Une fume/e gre^le, dont les oiseaux ne s'effrayaient plus, s'e/chappait de la chemine/e en ruine. A la porte, un grand banc e/tait place/ entre deux che\vrefeuilles e/normes, rouges de fleurs et qui embaumaient. A peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin qui croissaient a\ l'aventure et sans ge^ne. Insouciants de cette parure champe^tre, les habitants n'en avaient nul soin, et laissaient a\ la nature sa gra^ce vierge et lutine. Des langes accroche/s a\ un groseillier se/chaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine a\ teiller le chanvre, et dessous, un chaudron jaune, re/cemment re/cure/, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre. De l'autre co^te/ de la maison, Raphae%l aperc#ut une clo^ture d'e/pines se\ches, destine/e sans doute a\ empe^cher les poules de de/vaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir la\. Cette habita- tion ressemblait a\ ces nids d'oiseaux inge/nieusement fixe/s au creux d'un rocher, pleins d'art et de ne/gligence tout ensemble. C'e/tait une nature nai%ve et bonne, une rusticite/ vraie, mais poe/tique, parce qu'elle florissait a\ mille lieues de nos poe/sies peigne/es, n'avait d'analogie avec aucune ide/e, ne proce/dait que d'elle-me^me, vrai triomphe du hasard. Au moment ou\ Raphae%l arriva, le soleil jetait ses rayons de droite a\ gauche, et faisait resplendir les couleurs de la ve/ge/tation, mettait en relief ou de/corait des pres- tiges de la lumie\re, des oppositions de l'ombre, les fonds jaunes et grisa^tres des rochers, les diffe/rents verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruye\re, mais surtout la nappe d'eau claire ou\ se re/fle/chis- saient fide\lement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau de/licieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu'a\ la touffe d'herbes blondes cache/e dans un doux clair-obscur; tout y e/tait harmonieux a\ voir : et la vache tachete/e au poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques e/tendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l'eau dans un enfoncement ou\ bourdonnaient des insectes ve^tus d'azur ou d'e/me- raude, et les racines d'arbres, espe\ces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en cailloux. Les tie\des senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce re/duit solitaire cause\rent a\ Raphae%l une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui re/gnait dans ce bocage, oublie/ peut-e^tre sur les ro^les du percepteur, fut interrompu tout a\ coup par les aboiements de deux chiens. Les vaches tourne\rent la te^te vers l'entre/e du vallon, montre\rent a\ Raphae%l leurs mufles humides, et se mirent a\ brouter apre\s l'avoir stu- pidement contemple/. Suspendus dans les rochers comme par magie, une che\vre et son chevreau cabriole\rent et vinrent se poser sur une table de granit pre\s de Raphae%l, en paraissant l'interroger. Les jappements des chiens atti- re\rent au-dehors un gros enfant qui resta be/ant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux e^tres e/taient en rapport avec le paysage, avec l'air, les fleurs et la maison. La sante/ de/bordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l'enfance y e/taient belles; enfin il y avait dans tous ces types d'existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui don- nait un de/menti a\ nos capucinades philosophiques, et gue/rissait le coeur de ses passions boursoufle/es. Le vieil- lard appartenait aux mode\les affectionne/s par les ma^les pinceaux de Schnetz; c'e/tait un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veine/es de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caracte\res de la force, me^me la\ ou\ la force avait disparu; ses mains calleuses, quoiqu'elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; son attitude d'homme vraiment libre faisait pressentir qu'en Italie il serait peut- e^tre devenu brigand par amour pour sa pre/cieuse liberte/. L'enfant, ve/ritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en de/sordre. Il e/tait leste et de/cide/, naturel dans ses mouvements comme un oiseau; mal ve^tu, il laissait voir une peau blanche et frai^che a\ travers les de/chirures de ses habits. Tous deux reste\rent debout et en silence, l'un pre\s de l'autre, mus par le me^me sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d'une identite/ parfaite dans leur vie e/galement oisive. Le vieil- lard avait e/pouse/ les jeux de l'enfant, et l'enfant l'humeur du vieillard par une espe\ce de pacte entre deux faiblesses, entre une force pre\s de finir et une force pre\s de se de/ployer. Biento^t une femme a^ge/e d'environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C'e/tait une Auvergnate, haute en couleur, l'air re/joui, franche, a\ dents blanches, figure de l'Auvergne, taille d'Auvergne, coiffure, robe de l'Auvergne, seins rebondis de l'Auvergne, et son parler; une ide/alisation comple\te du pays, moeurs laborieuses, ignorance, e/conomie, cordia- lite/, tout y e/tait. Elle salua Raphae%l, ils entre\rent en conversation; les chiens s'apaise\rent, le vieillard s'assit sur un banc au soleil, et l'enfant suivit sa me\re partout ou\ elle alla, silen- cieux, mais e/coutant, examinant l'e/tranger. -- Vous n'avez pas peur ici, ma bonne femme ? -- Et d'ou\ que nous aurions peur, monsieur ? Quand nous barrons l'entre/e, qui donc pourrait venir ici ? Oh! nous n'avons point peur! D'ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu'est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous ? Elle montrait des murs noircis par la fume/e, sur les- quels e/taient pour tout ornement ces images enlumine/es de bleu, de rouge et de vert, qui repre/sentent la <1Mort de>1 <1Cre/dit,>1 la <1Passion de Je/sus-Christ>1 et les <1Grenadiers de la>1 <1Garde impe/riale>1 ; puis, c#a\ et la\, dans la chambre, un vieux lit de noyer a\ colonnes, une table a\ pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un pot, une poe^le; et sur la chemine/e, des pla^tres jaunis et colore/s. En sortant de la maison, Raphae%l aperc#ut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe a\ la main, et qui penche/, curieux, regardait la mai- son. -- Monsieur, c'est l'homme, dit l'Auvergnate en lais- sant e/chapper ce sourire familier aux paysannes ; il laboure la\-haut. -- Et ce vieillard est votre pe\re ? -- Faites excuse, monsieur, c'est le grand-pe\re de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben! dernie\rement il a mene/, a\ pied, notre petit gars a\ Clermont! C#'a e/te/ un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s'amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois, le petit l'emme\ne dans les hauts, il y va tout de me^me. Aussito^t Valentin se re/solut a\ vivre entre ce vieillard et cet enfant, a\ respirer dans leur atmosphe\re, a\ manger de leur pain, a\ boire de leur eau, a\ dormir de leur som- meil, a\ se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des hui^tres de ce rocher, sauver son e/caille pour quelques jours de plus en engourdissant la mort, fut pour lui l'arche/type de la morale individuelle, la ve/ritable formule de l'existence humaine, le beau ide/al de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au coeur une profonde pense/e d'e/goi%sme ou\ s'engloutit l'univers. A ses yeux, il n'y eut plus d'univers, l'univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphae%l. Qui n'a pas, une fois dans sa vie, espionne/ les pas et de/marches d'une fourmi, glisse/ des pailles dans l'unique orifice par lequel respire une limace blonde, e/tudie/ les fantaisies d'une demoiselle fluette, admire/ les milles veines, colore/es comme une rose de cathe/drale gothique, qui se de/tachent sur le fond rougea^tre des feuilles d'un che^ne ? Qui n'a de/licieusement regarde/ pendant longtemps l'effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemple/ les gouttes de rose/e, les pe/tales des fleurs, les de/coupures varie/es de leurs calices ? Qui ne s'est plonge/ dans ces re^veries mate/rielles, indolentes et occupe/es, sans but et conduisant ne/anmoins a\ quelque pense/e ? Qui n'a pas enfin mene/ la vie de l'enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux ? Ainsi ve/cut Raphae%l pendant plusieurs jours, sans soins, sans de/sirs, e/prouvant un mieux sen- sible, un bien-e^tre extraordinaire, qui calma ses inquie/- tudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s'asseoir sur un pic d'ou\ ses yeux embrassaient quelque paysage d'immense e/tendue. La\, il restait des journe/es entie\res comme une plante au soleil, comme un lie\vre au gi^te. Ou bien, se familiarisant avec les phe/no- me\nes de la ve/ge/tation, avec les vicissitudes du ciel, il e/piait le progre\s de toutes les oeuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l'air. Il tenta de s'associer au mouvement intime de cette nature, et de s'identifier assez comple\te- ment a\ sa passive obe/issance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui re/git les existences ins- tinctives. Il ne voulait plus e^tre charge/ de lui-me^me. Semblable a\ ces criminels d'autrefois, qui, poursuivis par la justice, e/taient sauve/s s'ils atteignaient l'ombre d'un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il re/ussit a\ devenir partie inte/grante de cette large et puissante fructification : il avait e/pouse/ les intempe/ries de l'air, habite/ tous les creux de rochers, appris les moeurs et les habitudes de toutes les plantes, e/tudie/ le re/gime des eaux, leurs gisements, et fait connaissance avec les animaux; enfin, il s'e/tait si parfaitement uni a\ cette terre anime/e, qu'il en avait en quelque sorte saisi l'a^me et pe/ne/tre/ les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les re\gnes e/taient les de/veloppements d'une me^me subs- tance, les combinaisons d'un me^me mouvement, vaste respiration d'un e^tre immense qui agissait, pensait, mar- chait, grandissait, et avec lequel il voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement me^le/ sa vie a\ la vie de ce rocher, il s'y e/tait implante/. Gra^ce a\ ce myste/rieux illuminisme, convalescence factice, semblable a\ ces bien- faisants de/lires accorde/s par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin gou^ta les plaisirs d'une seconde enfance durant les premiers moments de son se/jour au milieu de ce riant paysage. Il y allait de/nichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant; il fut heureux, il se crut sauve/. Un matin, il e/tait reste/ par hasard au lit jusqu'a\ midi, plonge/ dans cette re^verie me^le/e de veille et de sommeil, qui pre^te aux re/a- lite/s les apparences de la fantaisie et donne aux chime\res le relief de l'existence, quand tout a\ coup, sans savoir d'abord s'il ne continuait pas un re^ve, il entendit, pour la premie\re fois, le bulletin de sa sante/ donne/ par son ho^tesse a\ Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L'Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi, et n'avait pas baisse/ le diapason de sa voix montagnarde. -- C#a ne va pas mieux, c#a ne va pas pis, disait-elle. Il a encore tousse/ pendant toute cette nuit a\ rendre l'a^me. Il tousse, il crache, ce cher monsieur, que c'est une pitie/. Je me demandons, moi et mon homme, ou\ il prend la force de tousser comme c#a. C#a fend le coeur. Quelle dam- ne/e maladie qu'il a! C'est qu'il n'est point bien du tout! J'avons toujours peur de le trouver creve/ dans son lit, un matin. Il est vraiment pa^le comme un Je/sus de cire! Dame, je le vois quand il se le\ve, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent de/ja\ pas bon tout de me^me! C#a lui est e/gal, il se consume a\ courir comme s'il avait de la sante/ a\ vendre. Il a bien du courage tout de me^me de ne pas se plaindre. Mais, vrai- ment, il serait mieux en terre qu'en pre/, car il souffre la passion de Dieu! Je ne le de/sirons pas, monsieur, ce n'est point notre inte/re^t. Mais il ne nous donnerait pas ce qu'il nous donne que je l'aimerions tout de me^me : ce n'est point l'inte/re^t qui nous pousse. Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n'y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-la\! Ou\ qui prennent c#a, donc ? Pauvre jeune homme, il est su^r qu'il ne peut gue%re ben finir. C'te fievre' voyez-vous' c#a vous le mine, c#a le creuse, c#a le ruine! Il ne s'en doute point. Il ne le sait point, monsieur. Il ne s'aperc#oit de rien. Faut pas pleurer pour c#a, monsieur Jonathas ! il faut se dire qu'il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine pour lui. J'avons vu de belles gue/risons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce cre/ature, si bonne, un agneau pascal. La voix de Raphae%l e/tait devenue trop faible pour qu'il pu^t se faire entendre, il fut donc oblige/ de subir cet epouvantable bavardage. Cependant l'impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil de la porte : -- Vieux sce/le/rat, cria-t-il a\ Jonathas, tu veux donc e^tre mon bourreau ? La paysanne crut voir un spectre et s'enfuit. -- Je te de/fends, dit Raphae%l en continuant, d'avoir la moindre inquie/tude sur ma sante/. -- Oui, monsieur le marquis, re/pondit le vieux servi- teur en essuyant ses larmes. -- Et tu feras me^me fort bien, dore/navant, de ne pas venir ici sans mon ordre. Jonathas voulut obe/ir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fide\le et compatissant ou\ Raphae%l lut son arre^t de mort. De/courage/, rendu tout a\ coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s'assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la te^te. Jonathas, effraye/, s'approcha de son maitre. --- Monsieur ? -- Va-t'en! va-t'en! lui cria le malade. Pendant la matine/e du lendemain, Raphae%l, ayant gravi les rochers, s'e/tait assis dans une crevasse pleine de mousse d'ou\ il pouvait voir le chemin e/troit par lequel on venait des eaux a\ son habitation. Au bas du pic, il aperc#ut Jonathas conversant derechef avec l'Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpre/ta les hochements de te^te, les gestes de/sespe/rants, la sinistre nai%vete/ de cette femme, et lui en jeta me^me les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pe/ne/tre/ d'horreur, il se re/fugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jus- qu'au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pense/es, si malheureusement re/veille/es dans son coeur par le cruel inte/re^t dont il e/tait devenu l'objet. Tout a\ coup l'Auver- gnate elle-me^me se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l'ombre du soir; par une bizarrerie de poe\te, il voulut trouver, dans son jupon raye/ de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les co^tes desse/che/es d'un spectre. --- Voila\ le serein qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez la\, vous vous avanceriez ni plus ni moins qu'un fruit patrouille/. Faut rentrer. C#a n'est pas sain de humer la rose/e, avec c#a que vous n'avez rien pris depuis ce matin. --- Par le tonnerre de Dieu, s'e/cria-t-il, vieille sorcie\re, je vous ordonne de me laisser vivre a\ ma guise, ou je de/campe d'ici. C'est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir. --- Votre fosse! monsieur! Creuser votre fosse! Ou\ qu'elle est donc, votre fosse ? Je voudrions vous voir bastant comme notre pe\re, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez to^t, dans la fosse. --- Assez, dit Raphae%l. -- Prenez mon bras, monsieur. -- Non. Le sentiment que l'homme supporte le plus difficile- ment est la pitie/, surtout quand il la me/rite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance; mais la pitie/ tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C'est le mal devenu patelin, c'est le me/pris dans la tendresse, ou la tendresse dans l'offense. Raphae%l trouva chez le cen- tenaire une pitie/ triomphante, chez l'enfant une pitie/ curieuse, chez la femme une pitie/ tracassie\re, chez le mari une pitie/ inte/resse/e; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montra^t, il e/tait toujours gros de mort. Un poe\te fait de tout un poe\me, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son a^me exalte/e rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranche/es. Cette pitie/ produisit au coeur de Raphae%l un horrible poe\me de deuil et de me/lancolie. Il n'avait pas songe/ sans doute a\ la franchise des sentiments naturels, quand il de/sira se rapprocher de la nature. Lorsqu'il se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opinia^tre dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillants et fluides du petit garc#on, place/ en vedette sous une touffe d'herbes, comme un sauvage, et qui l'examinait avec cette enfan- tine curiosite/ dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel inte/re^t me^le/ d'insensibilite/. Le terrible : <1Fre\re, ilfaut mourir,>1 des trappistes, semblait constamment e/crit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphae%l; il ne savait ce qu'il craignait le plus de leurs paroles nai%ves ou de leur silence; tout en eux le ge^nait. Un matin, il vit deux hommes ve^tus de noir qui ro^de\rent autour de lui, le flaire\rent, et l'e/tudie\rent a\ la de/robe/e; puis, feignant d'e^tre venus la\ pour se promener, ils lui adresse\rent des questions banales auxquelles il re/pondit brie\vement. Il reconnut en eux le me/decin et le cure/ des eaux, sans doute envoye/s par Jonathas, consul- te/s par ses ho^tes ou attire/s par l'odeur d'une mort pro- chaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des pre%tres, il compta les cierges, et ne vit plus qu'a\ travers un cre^pe les beaute/s de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontre/ la vie. Tout ce qui nague\re lui annonc#ait une longue existence lui pro- phe/tisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, apre\s avoir e/te/ abreuve/ des souhaits me/lancoliques et cordialement plaintifs que ses ho^tes lui adresse\rent. Apre\s avoir voyage/ durant toute la nuit, il s'e/veilla dans l'une des plus riantes valle/es du Bourbonnais, dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emporte/s comme les images vaporeuses d'un songe. La nature s'e/talait a\ ses yeux avec une cruelle coquetterie. Tanto^t l'Allier de/roulait sur une riche perspective son ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cache/s au fond d'une gorge de rochers jauna^tres montraient la pointe de leurs clochers; tanto^t les moulins d'un petit vallon se de/couvraient sou- dain apre\s des vignobles monotones, et toujours apparais- saient de riants cha^teaux, des villages suspendus, ou quelques routes borde/es de peupliers majestueux; enfin la Loire et ses longues nappes diamante/es reluisirent au milieu de ses sables dore/s. Se/ductions sans fin! La nature agite/e, vivace comme un enfant, contenant a\ peine l'amour et la se\ve du mois de juin, attirait fatalement les regards e/teints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit a\ dormir. Vers le soir, apre\s avoir passe/ Cosne, il fut re/veille/ par une joyeuse musique et se trouva devant une fe^te de village. La poste e/tait situe/e pre\s de la place. Pendant le temps que les postillons mirent a\ relayer sa voiture, il vit les danses de cette population joyeuse, les filles pare/es de fleurs, jolies, agac#antes, les jeunes gens anime/s, puis les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les petits enfants se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait me^me les habits et les tables dresse/es. La place et l'e/glise offraient une physionomie de bonheur; les toits, les fene^tres, les portes me^mes du village semblaient s'e^tre endimanche/s aussi. Semblable aux moribonds impatients du moindre bruit, Raphae%l ne put re/primer une sinistre interjection, ni le de/sir d'imposer silence a\ ces violons, d'ane/antir ce mou- vement, d'assourdir ces clameurs, de dissiper cette fe^te insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place, il vit la joie effarouche/e, les paysannes en fuite et les bancs de/serts. Sur l'e/chafaud de l'orchestre, un me/ne/trier aveugle continuait a\ jouer sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les che- veux e/pars, et cache/ dans l'ombre d'un tilleul, e/tait comme une image fantastique du souhait de Raphae%l. Il tombait a\ torrents une de ces fortes pluies que les nuages e/lectriques du mois de juin versent brusquement et qui finissent de me^me. C'e/tait chose si naturelle, que Raphae%l, apre\s avoir regarde/ dans le ciel quelques nuages blan- cha^tres emportes par un grain de vent, ne songea pas a\ regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui biento^t roula sur la route. Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa chemine/e. Il s'e/tait fait allumer un grand feu, il avait froid; Jonathas lui apporta des lettres, elles e/taient toutes de Pauline. Il ouvrit la premie\re sans empressement, et la de/plia comme si c'eu^t e/te/ le papier grisa^tre d'une sommation sans frais envoye/e par le per- cepteur. Il lut la premie\re phrase : >> Parti, mais c'est une fuite, mon Raphae%l. Comment! personne ne peut me dire ou\ tu es ? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait? >> Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d'un oeil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfume/, le racornissait, le retournait, le morcelait. Des fragments roulerent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de phrase, des mots, des pen- se/es a\ demi bru^le/es, et qu'il se plut a\ saisir dans la flamme par un divertissement machinal. >> ... Assise a\ ta porte... attendu... Caprice... j'obe/is... Des rivales... moi, non!... ta Pauline... aime... plus de Pauline donc ?... Si tu avais voulu me quitter, tu ne m'aurais pas abandonne/e... Amour e/ternel... Mourir... >> Ces mots lui donne\rent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre. >> ...J'ai murmure/, disait Pauline, mais je ne me suis pas plainte, Raphae%l ? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me de/rober le poids de quelques cha- grins. Un jour, tu me tueras peut-e^tre, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh! bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais pre\s de toi. Le chagrin que tu m'imposerais ne serait plus un chagrin : j'ai dans le coeur encore bien plus d'amour que je ne t'en ai montre/. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu... >> Raphae%l posa sur la chemine/e ce de/bris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout a\ coup dans le foyer. Ce papier e/tait une image trop vive de son amour et de sa fatale vie. -- Va chercher monsieur Bianchon, dit-il a\ Jonathas. Horace vint et trouva Raphae%l au lit. -- Mon ami, peux-tu me composer une boisson le/ge\- rement opiace/e qui m'entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l'emploi constant de ce breuvage me fasse mal? --- Rien n'est plus aise/, re/pondit le jeune docteur; mais il faudra cependant rester debout quelques heures de la journe/e, pour manger. -- Quelques heures, dit Raphae%l en l'interrompant, non, non, je ne veux e^tre leve/ que durant une heure au plus. -- Quel est donc ton dessein ? demanda Bianchon. -- Dormir, c'est encore vivre, re/pondit le malade. -- Ne laisse entrer personne, fu^t-ce me^me mademoi- selle Pauline de Vitschnau, dit Valentin a\ Jonathas pen- dant que le me/decin e/crivait son ordonnance. --- Eh! bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource ? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu'il avait reconduit jusqu'au perron. -- Il peut aller encore longtemps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont e/gales. Je n'y comprends rien, re/pondit le me/decin en laissant e/chap- per un geste de doute. Il faut le distraire. --- Le distraire! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tue/ l'autre jour un homme sans dire ouf! Rien ne le distrait. Raphae%l demeura pendant quelques jours plonge/ dans le ne/ant de son sommeil factice. Gra^ce a\ la puissance mate/rielle exerce/e par l'opium sur notre a^me immate/rielle, cet homme d'imagination si puissamment active s'abaissa jusqu'a\ la hauteur de ces animaux paresseux qui crou- pissent au sein des fore^ts, sous la forme d'une de/pouille ve/ge/tale, sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait me^me e/teint la lumie\re du ciel, le jour n'entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussito^t. Ses heures froides et ride/es ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s'e/tait enseveli dans un profond silence, dans une ne/gation de mouvement et d'intelligence. Un soir, il se re/veilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son di^ner servi. Il sonna Jonathas. -- Tu peux partir, lui dit-il. Je t'ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment! mise/rable, je sens la faim. Ou\ est mon di^ner ? re/ponds. Jonathas laissa e/chapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumie\re tremblotait dans l'obscu- rite/ profonde des immenses appartements de l'ho^tel; il conduisit son mai^tre redevenu machine a\ une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussito^t Raphae%l, inonde/ de lumie\re, fut e/bloui, surpris par un spectacle inoui%. C'e/tait ses lustres charge/s de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement dispose/es, une table e/tincelante d'argenterie, d'or, de nacre, de porcelaines; un repas royal, fumant, et dont les mets appe/tissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoque/s, me^le/s a\ des femmes pare/es et ravissantes, la gorge nue, les e/paules de/couvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beaute/s diverses, agac#antes sous de voluptueux travestissements : l'une avait dessine/ ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l'autre portait la basquina lascive des Anda- louses; celle-ci, demi-nue en Diane Chasseresse, celle-la\, modeste et amoureuse sous le costume de mademoi- selle de la Vallie\re, e/taient e/galement voue/es a\ l'ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l'amour, le plaisir. Au moment ou\ la morte figure de Raphae%l se montra dans l'ouverture de la porte, une accla- mation soudaine e/clata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fe^te improvise/e. Les voix, les parfums, la lumie\re, ces femmes d'une pe/ne/trante beaute/ frappe\rent tous ses sens, re/veille\rent son appe/tit. Une de/licieuse musique, cache/e dans un salon voisin, couvrit par un torrent d'harmonie ce tumulte enivrant, et comple/ta cette e/trange vision. Raphae%l se sentit la main presse/e par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d'Aquilina. Il comprit que ce tableau n'e/tait pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses re^ves de/colore/s, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et fle/trit son vieux serviteur en le frappant au visage. --- Monstre, tu as donc jure/ de me faire mourir ? s'e/cria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu'il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil et se coucha. -- Que diable! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m'avait cependant bien ordonne/ de le distraire. Il e/tait environ minuit. A cette heure, Raphae%l, par un de ses caprices physiologiques, l'e/tonnement et le de/sespoir des sciences me/dicales, resplendissait de beaute/ pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d'une jeune fille exprimait le ge/nie. La vie e/tait en fleurs sur ce visage tranquille et repose/. Vous eussiez dit d'un jeune enfant endormi sous la protection de sa me\re. Son sommeil e/tait un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle e/gal et pur; il souriait transporte/ sans doute par un re^ve dans une belle vie. Peut-e^tre e/tait-il centenaire, peut-e^tre ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de longs jours; peut-e^tre de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophe\te, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfai- sant lointain! -- Te voila\ donc! Ces mots, prononce/s d'une voix argentine, dissipe\rent les figures nuageuses de son sommeil. A la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l'absence et par la douleur. Raphae%l resta stupe/fait a\ l'aspect de cette figure blanche comme les pe/tales d'une fleur des eaux, et qui, accompagne/e de longs cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l'ombre. Des larmes avaient trace/ leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, pre^tes a\ tomber au moindre effort. Ve^tue de blanc, la te^te penche/e et foulant a\ peine le lit, elle e/tait la\ comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu'un souffle pouvait faire dispa- raitre. -- Ah! j'ai tout oublie/, s'e/cria-t-elle au moment ou\ Raphae%l ouvrit les yeux. Je n'ai de voix que pour te dire : Je suis a\ toi! Oui, mon coeur est tout amour. Ah! jamais, ange de ma vie, tu n'as e/te/ si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va! Tu as e/te/ chercher la sante/ sans moi, tu me craignais... Eh bien. -- Fuis, fuis, laisse-moi, re/pondit enfin Raphae%l d'une voix sourde. Mais va-t'en donc. Si tu restes la\, je meurs. Veux-tu me voir mourir ? -- Mourir! re/pe/ta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune! Mourir, mais je t'aime! Mourir! ajouta-t-elle d'une voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de folie. -- Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ? Raphae%l tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d'une pervenche, et le lui montrant : -- Pauline, belle image de ma vie, disons-nous adieu, dit-il. --- Adieu ? re/pe/ta-t-elle d'un air surpris. --- Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes de/sirs, et repre/sente ma vie. Vois ce qu'il m'en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir... La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Eclaire/e par la lueur vacillante qui se projetait e/galement sur Raphae%l et sur le talisman, elle examina tre\s attentivement et le visage de son amant et la dernie\re parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d'amour, il ne fut plus mai^tre de sa pense/e : les souvenirs des sce\nes caressantes et des joies de/lirantes de sa passion triomphe\rent dans son a^me depuis longtemps endormie, et s'y re/veille\rent comme un foyer mal e/teint. -- Pauline, viens ! Pauline ! Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilate\rent, ses sourcils violemment tire/s par une dou- leur inoui%e, s'e/carte\rent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphae%l un de ces de/sirs furieux, jadis sa gloire a\ elle; mais a\ mesure que grandissait ce de/sir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans re/fle/chir, elle s'enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte. --- Pauline! Pauline! cria le moribond en courant apre\s elle, je t'aime, je t'adore, je te veux! Je te maudis, si tu ne m'ouvres! Je veux mourir a\ toi! Par une force singulie\re, dernier e/clat de vie, il jeta la porte a\ terre, et vit sa mai^tresse a\ demi nue se roulant sur un canape/. Pauline avait tente/ vainement de se de/chirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait a\ s'e/trangler avec son cha^le. --- >> Si je meurs, il vivra! >> disait-elle en ta^chant vainement de serrer le noeud. Ses cheveux e/taient e/pars, ses e/paules nues, ses ve^tements en de/sordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflamme/, se tordant sous un horrible de/sespoir, elle pre/sentait a\ Raphae%l, ivre d'amour, mille beaute/s qui augmente\rent son de/lire; il se jeta sur elle avec la le/ge\rete/ d'un oiseau de proie, brisa le cha^le, et voulut la prendre dans ses bras. Le moribond chercha des paroles pour exprimer le de/sir qui de/vorait toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons e/trangle/s du ra^le dans sa poitrine, dont chaque respiration creuse/e plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant biento^t plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se pre/senta tout e/pouvante/ des cris qu'il entendait, et tenta d'arracher a\ la jeune fille le cadavre sur lequel elle s'e/tait accroupie dans un coin. -- Que demandez-vous ? dit-elle. Il est a\ moi, je l'ai tue/, ne l'avais-je pas pre/dit ? EPILOGUE Et que devint Pauline ? -- Ah! Pauline, bien. Etes-vous quelquefois reste/ par une douce soire/e d'hiver devant votre foyer domestique, voluptueusement livre/ a\ des souvenirs d'amour ou de jeunesse en contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de che^ne ? Ici la combustion dessine les cases rouges d'un damier, la\ elle miroite des velours; de petites flammes bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre inconnu qui se sert de cette flamme; par un artifice unique, il trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou empour- pre/es une figure supernaturelle et d'une de/licatesse inoui%e, phe/nome\ne fugitif que le hasard ne recommen- cera jamais : c'est une femme aux cheveux emporte/s par le vent, et dont le profil respire une passion de/licieuse : du feu dans le feu! elle sourit, elle expire, vous ne la reverrez plus. Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet, inattendu, venu trop to^t ou trop tard pour e^tre quelque beau diamant. -- Mais Pauline ? -- Vous n'y e^tes pas ? je recommence. Place! place! Elle arrive, la voici la reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un e/clair, comme lui jaillie bru^lante du ciel, l'e^tre incre/e/, tout esprit, tout amour. Elle a reve^tu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s'est un moment anime/e! Les lignes de ses formes sont d'une purete/ qui vous dit qu'elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange ? n'entendez-vous pas le fre/missement ae/rien de ses ailes ? Plus le/ge\re que l'oiseau, elle s'abat pre\s de vous et ses terribles yeux fascinent; sa douce, mais puis- sante haleine attire vos le\vres par une force magique; elle fuit et vous entrai^ne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule fois votre main chatouille/e, votre main fanatise/e sur ce corps de neige, froisser ses cheveux d'or, baiser ses yeux e/tincelants. Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous e^tes tout de/sir, tout souffrance. O bonheur sans nom! vous avez touche/ les le\vres de cette femme; mais tout a\ coup une atroce douleur vous re/veille. Ha ! ha! votre te^te a porte/ sur l'angle de votre lit, vous en avez embrasse/ l'acajou brun, les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre. --- Mais, monsieur, Pauline ! -- Encore! Ecoutez. Par une belle matine/e, en partant de Tours, un jeune homme embarque/ sur <1la Ville d'An->1 <1gers>1 tenait dans sa main la main d'une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admire\rent longtemps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificielle- ment e/close au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nue/es et de l'air. Tour a\ tour ondine ou sylphide, cette fluide cre/ature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherche/ qui court dans la me/moire sans se laisser saisir; elle se promenait entre les i^les, elle agitait sa te^te a\ travers les hauts peupliers; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l'au- re/ole de/crite par le soleil autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur les collines, et semblait de/fendre au bateau a\ vapeur de passer devant le cha^teau d'Usse/. Vous eussiez dit le fanto^me de la Dame des Belles Cousines qui voulait prote/ger son pays contre les invasions modernes. -- Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Foedora ? -- Oh! Foedora, vous la rencontrerez. Elle e/tait hier aux Bouffons, elle ira ce soir a\ l'Ope/ra, elle est partout, c'est, si vous voulez, la Socie/te/. Paris, 1830-31.